1024 architecture, in between

Propos recueillis par Ingi Brown, Tony Côme et Édith Hallauer.

Architectures augmentées, performances audiovisuelles… Que se trame-t-il derrière ces pratiques mixtes, entre spectacle technologique et jeu vidéo, évènement populaire et construction précaire ? Le filtre technologique révèle une autre conception de la discipline, toute de biais cousue... Rencontre avec des architectes mutants.

Qu’est ce que 1024, et quelle en est l’histoire ?

Pier Schneider : 1024 architecture est un label artistique que nous avons créé avec François Wunschel en 2007-2008. Nous sommes architectes de formation et travaillons sur des architectures augmentées, le rapport à la lumière et la technologie vidéo. 1024 est le nombre de pixels standard d’une résolution d’écran, et nous nous intéressons au dialogue entre constructions physiques et virtuelles faites de pixels : d’où « 1024 architecture ».
Mais 1024 c’est aussi 2 puissance 10… Ce label est l’histoire d’une collaboration entre François et moi depuis 1996. Nous nous sommes rencontrés à l’école d’architecture de Strasbourg, avons travaillé ensemble à partir de 1998, et monté le collectif Exyzt avec trois autres personnes, sous forme associative. Puis, suite à certains projets, François et moi avons décidé de créer notre propre label, qui nous permet d’être à cheval sur le monde de la musique, de l’architecture et l’image. L’avantage du terme label est qu’il est très ouvert, plus approprié à notre travail que celui d’agence d’architecture.

En observant d’un point de vue extérieur ce que vous produisez, on ressent tout de suite une dimension très spectaculaire, fascinante, comme peut l’être un enfant devant un feu d’artifice. Cet usage de la technologie est-il assumé ?


3D Bridge, Nuits Blanches, Paris, 2010.

François Wunschel : Le spectaculaire, c’est bien non ? Nous essayons toujours d’être pointus sans être élitiste. L’idée de toucher des catégories larges de public, et pas simplement des gens qui nous ressemblent, est tout-à-fait assumée. Le projet 3D Bridge pour les Nuits Blanches est caractéristique de notre univers, nous n’avons pas fait de concessions.
Nous cherchons à ce que notre travail architectural soit un moment de fête, de joie et de rencontres, autant humaines que technologiques.
C’est un mélange qu’on tente de pousser, à chaque projet. C’est donc bien sûr totalement assumé.

Que pensez-vous de la Tour Eiffel, et de ses illuminations ?

Pier Schneider : On s’y retrouve beaucoup. C’est un bâtiment qui devait être éphémère, mais qui, du fait de sa force et sa puissance architecturale, a traversé le temps jusqu’à faire partie du patrimoine mondial. La mise en lumière enrichit beaucoup ce monument en lui donnant un visage nocturne. Au-delà de ses scintillements qui ponctuent le temps comme une horloge, c’est une sorte de phare urbain, un point de repère à l’échelle de la capitale parisienne. On aime beaucoup ces architectures qui se réveillent la nuit pour raconter d’autres histoires, générer d’autres perceptions.

François Wunschel : Vous avez fait un parallèle entre nos projets et l’illumination de la Baie de Hong Kong : c’est une référence importante pour nous, sauf que la grosse différence est la débauche de moyens, qu’il y a là-bas. Mais c’est magique, cela montre bien que l’architecture est une fête, un support populaire. Il ne faut pas oublier que ces bâtiments sont des banques et des bureaux ! La majorité des gens ne peuvent pas rentrer à l’intérieur de ces tours, elles sont hermétiques bien qu’elles participent au paysage de la ville. Là, tout d’un coup, l’architecture devient un spectacle pour tout le monde, c’est un beau retour des choses.

LAb[au], le groupe bruxellois qui travaille sur des performances audiovisuelles à partir d’architectures existantes, avait fait un projet interactif avec une tour. Ces idées vous intéressent-elles ?

Pier Schneider : Oui beaucoup. À Lyon, pour la Fête des Lumières 2010, nous avons fait ce projet intitulé Perspective Lyrique. Les gens chantaient dans un micro devant le Théâtre des Célestins, et les volutes de leurs voix déformaient la façade du bâtiment. C’est une interaction entre le public et l’architecture, comprise dans un rapport physique. La Fête des Lumières est un évènement très populaire, de masse, qui accueille des millions de personnes pendant quatre jours.

Nous voulions que le spectateur devienne acteur du processus, et surtout que l’individu sorte de la masse et s’affirme en prenant possession de ce lieu.

Le projet est né du contexte, car le Théâtre des Célestins était un haut lieu des arts lyriques, et aussi parce qu’il y a aujourd’hui à cet endroit une œuvre de Daniel Buren. C’est un périscope, placé devant le théâtre, qui permet au passant d’observer le parking situé en-dessous de la place. Nous voulions transformer ce périscope pour l’œil en pied de micro pour la voix, qui est le média le plus évident pour communiquer. Nous voulions littéralement faire dialoguer le public avec le bâtiment : les gens ont donc pu prendre possession de l’œuvre, en faisant danser le bâtiment au son de leurs voix. Dans le projet interactif de LAb[au], c’est une extension technologique qui est à la base de l’interaction. Nous cherchions quelque chose de plus physique, plus direct, que nous avons trouvé avec la voix.


Perspective Lyrique, Théâtre des Célestins.

Comment choisissez-vous les technologies que vous utilisez ? Le projet naît d’abord d’un concept ou d’une technologie ?

Pier Schneider : Pour ce projet à Lyon, on a rapidement pensé à une interaction vocale par rapport à la dimension lyrique qu’avait le bâtiment. Une fois qu’on a l’idée, on la confronte très vite aux possibilités technologiques, pour lancer une phase de recherche.

François Wunschel : C’est clairement la performance Euphorie qui nous a amené à cela. On y a découvert le moyen d’analyser la voix et de la retranscrire en notes musicales sous forme informatique. Ensuite, on a pu décliner une technologie qui nous a permis de faire ce projet à Lyon. Les projets se construisent ainsi, de fil en aiguille.


Euphorie, performance théâtrale, 2010.

Pier Schneider : C’est vraiment un parcours que l’on mène, tout ce que l’on fait aujourd’hui résulte de ce que l’on a fait auparavant avec Exyzt, même au niveau des matériaux et des technologies que l’on utilise. Au début, nous utilisions la vidéo pour rendre compte de nos projets, raconter les processus d’évolution. Progressivement, cet outil est devenu partie intégrante de nos dispositifs. En 2005, à Barcelone, nous avons fait décoller la Torre Agbar sur une installation ! C’était notre premier projet dans lequel la projection vidéo devenait un matériau de construction de nos architectures, ce qu’on a continué à faire par la suite.


S.E.T (Extra Territorial Station), Barcelone, 2005.

A la Métavilla, lors de ResidentMeta, nous avons inversé le dispositif en projetant directement la vidéo sur notre structure, ce qui a encore ouvert de nouvelles portes. Suite à cela, Etienne de Crécy nous a contactés pour son projet de cube interactif, qui a à son tour déclenché de nouvelles idées, possibilités et technologies.


GRrrrrridWAVE, ResidentMETA, Métavilla, Venise, 2006.

Êtes-vous « à l’affût » de nouvelles technologies ?

François Wunschel : Cela nous intéresse, mais on ne peut pas dire qu’on est « à l’affût » ! Quand on travaille avec l’informatique, l’information arrive chaque jour très vite, sur les blogs etc., il y a forcément des choses à prendre à droite à gauche. Nous sommes plus à l’écoute qu’à l’affût.

Pier Schneider : Par contre, dès qu’un nouveau contrôleur de jeu vidéo sort, François essaye de le détourner.
Quand la Wii est sortie, on a tout de suite cherché à s’en servir à des fins artistiques.
Comme la Playstation, la Kinect, etc. Tout cela traîne ici, au bureau. Ce sont ces outils-là que l’on utilise pour littéralement jouer avec le bâtiment, nos structures et nos projections. On joue avec l’architecture.

Est-ce qu’à l’inverse, vous avez parfois dû mettre en œuvre une technique, pour réaliser une idée spécifique ?

Pier Schneider : Oui, justement, on vient de sortir le programme MadMapper, qui est un outil dont on avait besoin pour tout ce qui est mapping vidéo : comment mapper précisément un contenu vidéo sur une architecture existante ? C’est une question que l’on se posait depuis longtemps. Nous avions développé des outils pour cela, mais on a eu besoin d’un programme plus sophistiqué. Nous nous sommes donc associés avec GarageCube, la boîte suisse qui avait déjà fait MODUL8, un programme de VJ très utilisé aujourd’hui. Nous avons développé avec eux cet outil spécifique, qui a permis de simplifier la procédure, et ainsi libérer du temps destiné à des choses plus créatives. Nous le commercialisons pour que d’autres puissent en profiter, et pour rééquilibrer nos investissements. Le programme est sorti pour le Mapping Festival de Genève, en mai 2011.

Vous avez un retour de ce que d’autres utilisateurs font de ce logiciel ?

François Wunschel : Oui, bien sûr, il y a une chaîne dédiée sur Viméo. Il y a de tout, des bonnes idées et d’autres plus standard. En tout cas, MadMapper déclenche des choses, et c’est pour cela aussi que nous voulions le développer, pour voir comment d’autres pouvaient se l’approprier. Le programme vient d’être lancé, on imagine qu’il va évoluer. Mais on a hâte de voir la diversité des domaines d’applications, ce que cela peut donner dans des installations artistiques, des projets de design, en école d’architecture, ou encore dans le spectacle vivant. Nous pensons que cet outil peut être utilisé sur beaucoup de territoires différents.

Voyez-vous des différences dans le processus de création entre vos performances artistiques ponctuelles et vos projets plus traditionnellement architecturaux ?


Les Grandes Tables de l’Ile, Ile Seguin, Paris, 2011.

Pier Schneider : Il y a de grosses différences dans les formes, les échelles de projet et de production, la lourdeur de la mise en œuvre, entre l’architecture, le spectacle et la performance. Mais c’est précisément ce qui nous intéresse. La performance Euphorie est une forme assez légère à mettre en œuvre et à faire tourner, ce qui en fait un superbe territoire de recherche, de développement et de créativité. Nos projets d’architectures se nourrissent de notre pratique de la vidéo, de l’image ou de la lumière. Toutes ces choses-là dialoguent.

Les projets architecturaux ne sont donc pas l’aboutissement de votre recherche ?
Non. C’est une partie, une étape.

Est-ce que vous considérez la globalité de votre travail comme étant de l’architecture ?

François Wunschel : Non, mais tout ce que l’on fait est du projet. C’est ce qu’on a appris à faire à l’école d’architecture, construire un projet. Partir d’un concept, le faire évoluer, maintenir sa cohérence en le menant à bien. Tout ce que l’on fait, c’est ça.

Est-ce que vous avez déjà fait des choses qui s’installent durablement, sur du long terme ?

Pier Schneider : C’est le cas pour les deux derniers projets d’architecture qu’on est en train de terminer : le Champignon à Saint Denis, qu’on fait avec Patrick Bouchain, et le restaurant de l’Ile Seguin. Le champignon est installé pour dix ans, et pour le restaurant nous avons une convention d’occupation de trois ans, en attendant le projet de Jean Nouvel. Jusqu’ici, le projet le plus « long » qu’on ait fait est la Métavilla, qui est resté en place trois mois dans le pavillon de la France à Venise. Mais, paradoxalement, nous avons des objets scéniques en tournée depuis 2007, comme le cube d’Etienne de Crécy. On peut dire que ce projet a 4 ans, même s’il « n’existe » que pour une heure de show, qu’il se monte en trois heures et disparait pour réapparaître sur une autre scène. Il vit, voyage et évolue de festival en festival. Finalement, ces projets-là traversent le temps d’une autre manière. De plus, la plupart des gens les voient sur internet, où ils revivent grâce à la vidéo. Ils ont donc une « pérennité » même s’ils sont éphémères.


1UP Mushroom, Saint-Denis, 2011.

Nous nous situons dans une autre temporalité, par rapport à l’architecture traditionnelle. Ici en Europe, on a le culte du monument, on dépense énormément d’argent et d’énergie pour lui faire traverser le temps, en appelant cela la « conservation patrimoniale ».

Aujourd’hui avec les technologies et les médias auxquels on a accès, cette temporalité est complètement explosée. Beaucoup de nos projets sont beaucoup plus vus sur la toile que réellement.

Nous nous sommes vraiment affranchis de cette idée de faire un bâtiment « dans la durée », pour au contraire s’intéresser très vite à l’éphémère, car c’est une condition d’intervention où la liberté est beaucoup plus grande. Dans la mesure où le bâtiment n’est pas censé traverser les générations, on n’est pas soumis aux mêmes législations, et donc on peut se permettre des folies. C’est ce qu’on expérimente avec le champignon à Saint-Denis, qui n’est qu’à cinquante mètres de la basilique, un quartier ultra-protégé par des tribus d’ABF [Architecte des Bâtiments de France]. Comme on a le permis de construire « précaire », le maire et l’ABF qui l’autorisent ne prennent pas de grand risque, puisque c’est construit pour être démonté. Ce qui était aussi le cas de la tour Eiffel…

La précarité comme espace d’exploration ?

Pier Schneider : Oui, c’est ça ! C’est la même situation pour l’Ile Seguin, où nous avons un permis de construire précaire. Ces territoires-là sont, en fait, extrêmement riches. Au début avec Exyzt, nos constructions avaient le statut « d’installations artistiques habitées ». Quand on a fait le projet Extra Territorial Station à Barcelone en 2005, nous nous sommes rendu compte que le meilleur point de vue pour voir notre travail était à l’intérieur de nos structures. Donc en 2006, sur le projet Sub-Cs, un sous-marin champêtre pour le Festival des 3 Eléphants, nous avons fait rentrer le public dans notre installation. Le niveau de complexité était supérieur, parce qu’il fallait être aux normes d’accessibilité.
Petit-à-petit, on a quitté ce statut privilégié “d’installation artistique”, qui ne permettait pas au public de vivre pleinement l’expérience.


Sub-Cs, Lassay-les-Châteaux, 2006.

Ce sous-marin était une structure de 35 mètres de long sur 4 mètres de profondeur, comprenant un bar et un dance-floor. Nous avions une surface immense pour projeter de la vidéo. Nous avons mis au point une méthode de spatialisation sonore : grâce à toute une série d’enceintes disposées sur la longueur, on immergeait littéralement le public dans un espace visuel et sonore. C’est la première fois qu’on a fait correspondre un son avec un positionnement dans l’espace, ce qui a ensuite ouvert la voie à toute une partie de notre travail actuel. Le public n’était pas forcément en état de se rendre compte, mais nous, nous étions très contents ! C’était un challenge de faire correspondre 7 haut-parleurs avec 5 vidéoprojecteurs, d’associer un pixel à un son.

Vous avez donc imaginé des outils spécifiques ?

François Wunschel : Oui, à partir d’autres qui existaient déjà. On a mélangé et associé des outils de son et d’image grâce à un protocole de communication entre les deux. En déclinant, c’est cela qui a débouché sur MadMapper, qui est en fait un programme de spatialisation d’image.

Comment vous positionnez-vous par rapport à d’autres pratiques qui vous ressemblent, par exemple le travail d’AntiVJ ?

Pier Schneider : Je pense que la différence est que nous menons un travail architectural, puisqu’on construit des objets qu’on augmente. Nous avons un regard et une méthodologie d’architectes, alors qu’ils sont des graphistes-illustrateurs.

François Wunschel : On part du plan et d’une image de la façade, qu’on récupère sous forme CAD, comme des relevés d’architecture. C’est pour cela qu’on s’y retrouve aussi, c’est une manière de faire évoluer notre discipline, puisqu’on utilise AutoCAd pour faire nos projets. Je pense qu’AntiVJ passe plutôt par un programme de graphisme, Illustrator peut être. Après AutoCAD, on passe à 3DStudioMax, qui est un logiciel pour les jeux vidéo, et tout d’un coup les portes s’ouvrent. On trafique les fonctions pour en faire notre propre programme, puis on manipule en temps réel.

À l’école d’architecture, AutoCAD était vraiment le logiciel extrêmement pénible, dont on ne pouvait pas se passer, mais duquel rien d’intéressant ne sortait. On est assez fiers d’avoir réussi à le détourner.

Question finale ! Avez-vous un projet idéal, qui vous guide ?

Pier Schneider :
Non ! Nous ne fonctionnons pas comme ça, nous sommes dans un processus de recherche sans fin. Chaque expérience nous propose des opportunités inimaginables auparavant. Donc on tend à continuer de faire ce que l’on fait. Nous avons travaillé le couple vidéo-musique avec Euphorie, donc maintenant pourquoi pas la danse, qui implique davantage le corps ?

François Wunschel : Si, quand même, notre vrai projet idéal, ce serait de voir ça en vrai : un bâtiment dont la forme changerait avec une manette, où on pourrait extruder la fenêtre, déplacer les pièces, les habitants, puis tout se reconfigurerait… Un bâtiment un peu métamorph. Ce serait quand même super, mais je crois que ce n’est pas possible tout de suite. Ça tombe bien, car l’idéal, on ne peut jamais l’avoir !

Paris, le 7 juillet 2011.

Texte : creative commons - Illustrations : © 1024 architecture.

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