Les dernières « curiosités » des éditions B2 sont comme des pièces d’un échiquier géant dont le plateau de jeu s’agrandirait à chaque coup. Ces petits formats colorés dessinent un territoire nébuleux, celui de cultures alternatives ou d’enjeux politiques tombés dans l’oubli. La sélection acérée du trublion Nikola Jankovic nous fait voyager dans des époques et lieux qui semblent n’avoir existés que pour être racontés dans le futur. La guerre froide constitue un champ d’investigation de premier plan des éditions B2, déjà développé dans des livres comme Un monde clos L’ordinateur, la bombe et le discours politique de la guerre froide, ou encore E3 – Energy, Earth and everyone.
Dans Cernés par les images. L’architecture de l’après-Spoutnik, Beatriz Colomina [1] poursuit son travail d’exploration des mutations sociales et techniques. Cet ouvrage offre un point de vue singulier sur le développement d’une architecture soumise aux images animées de grand format, dont la présence urbaine ne semble désormais plus troubler grand monde. Comment et pourquoi en est-on arrivés à être « cernés par les images » ?
Bip bip
La mise en orbite du satellite soviétique Spoutnik en 1957 relançait les hostilités de la « course aux étoiles », compétition militaire destinée à affirmer la puissance des deux grands modèles de société d’après-guerre. Le bip bip du Spoutnik tournant autour du globe terrestre marqua durablement les esprits américains.
Cette petite sphère métallique était capable de survoler les États-Unis, les observant de son œil inquisiteur et inquiétant. Rabaissés technologiquement, les Américains devaient changer les règles du jeu pour reprendre la main. Au-delà de la technique, c’est sur le plan des symboles — et donc des images — qu’il importait de frapper fort.
« Nous sommes comme vous, mais nous possédons plus de biens matériels que vous. »
Le lave-linge entre en guerre
Deux ans après Spoutnik, Russes et Américains se mettent d’accord pour organiser réciproquement des expositions nationales sur le thème de la science, la technologie et la culture. En 1959, c’est donc à Moscou que Nixon et Krouchtchev inaugurent le pavillon américain. L’accent est mis sur l’électroménager, les télévisions, les voitures de luxe, le Pepsi Cola, etc. : le grand magasin entre en guerre. La profusion à l’infini des biens de consommation plonge le public soviétique dans la seule activité qui compte : celle de choisir son modèle de lave-linge.
« Pour nous, la diversité, le droit de choisir, c’est la chose la plus importante [...]. Nous avons beaucoup de fabricants différents et de nombreuses sortes de machines à laver différentes, aussi la femme au foyer peut-elle faire son choix. »
L’ouvrage de Beatriz Colimina retrace avec humour les subtilités historiques de l’exposition. Filmé dans la cuisine du pavillon américain, le débat télévisé entre Krouchtchev et Nixon (le « splitnik ») est l’occasion d’exposer deux visions différentes de la société, certains ne manquant pas d’opposer à l’imagerie du grand magasin l’élévation spirituelle de l’homme.
Des panneaux d’images
Au-delà de la valorisation du modèle capitaliste, comment les Américains allaient-ils s’y prendre pour redorer leur image de marque ? Précisément en investissant le champ des images. Le dôme géodésique de 76 mètres construit par Buckminster Fuller était conçu pour abriter des écrans de 6 x 9 mètres, dont l’association devait ravir l’attention du public. Le livre de Colomina décrit précisément les coulisses de cette opération. Les vidéos de Charles et Ray Eames allaient dévoiler ce que les Soviétiques ne pourraient jamais voir, fut-ce via la surveillance satellitaire d’un Spoutnik : la vie quotidienne d’une famille américaine.
« Le film commence avec des images du cosmos sur tous les écrans [...] puis la caméra se déplace au-dessus de villes la nuit [...]. Le jour se lève sur des vues aériennes des différents paysages de la nation : déserts, montagnes, collines, mers, fermes, lotissements, quartiers urbains. Quand l’œil de la caméra achève sa descente jusqu’au sol, nous voyons en gros plans des journaux et des bouteilles de lait sur des pas de portes - mais toujours pas d’êtres humains simplement des traces de leurs existences terrestres. »
Un cours sans discours
La force de la proposition des Eames fut d’installer l’image animée dans un discours non linéaire. En recourant à sept panneaux dont la longueur totale s’approchait de celle d’un demi terrain de football, le dispositif de Glimpses of the USA tenait à la fois de la vidéo amateur, de la télévision, des programmes spatiaux et des opérations militaires. La technologie de pointe débordait le champ de la guerre pour conquérir les esprits. Cette profusion multisensorielle (le scénario de base incluait des diffusions d’arômes via les conduites d’aération) était pensée pour que l’esprit humain ne puisse pas en réaliser une synthèse consciente. Beatriz Colomina rappelle, non sans ironie, que ces méthodes avaient déjà été employées par les Eames dans le cadre de The Sample Lesson, une série de six conférences faisant appel aux techniques les plus élaborées. Cet exemple nous fait prendre du recul sur l’engouement autour des MOOC (cours en ligne ouverts à tous).
« Sample Lesson était une explosion de tous les sens, un véritable cirque super saturé. Les étudiants étaient simultanément assaillis par trois carrousels de diapositives, deux magnétophones, un film sonore et des tableaux périphériques pour les distraire au maximum. »
Distraction et et dispersion
Walter Benjamin [2] ou Georg Simmel [3] pensaient déjà la grande ville comme une expérience de la « distraction », définie non pas dans un sens négatif, mais comme une impossibilité de la synthèse. Comme le dit Pierre-Damien Huyghe, « La distraction est une situation dans laquelle manque l’unité des représentations chère à la position classique du sujet [4] ». La distraction du « flâneur » benjaminien désignait ainsi la libre déambulation urbaine, sans but ni objectif. L’enjeu du texte de Colomina est précisément de tracer le passage de ce type de distraction à la dispersion de l’architecture des écrans. Selon elle, le mode de perception humain « de l’après spoutnik » est marqué par une forme d’attention regardant dans une seule direction, mais éclatée dans des écrans de plus en plus nombreux.
Assis « sur nos sièges que l’ergonomie a perfectionnés », nous fixons des flux dont la présence n’est plus interrogée depuis longtemps. Si une telle hypothèse est intéressante, le lecteur pourra néanmoins regretter qu’elle ne soit pas davantage argumentée au sein du livre.
« Pour la génération MTV et Internet qui regarde le film [des Eames] aujourd’hui, il ne serait pas assez rapide. Et pourtant, nous ne semblons pas être allés beaucoup plus loin. »
Architecture MTV
Depuis de nombreuses années, l’espace de l’information ne se contente plus d’un seul écran. À l’époque de MTV, la fragmentation des images va de soi. La dernière partie du livre de Colomina traite ainsi des conséquences de Glimpses of the USA sur l’architecture moderne. Entrer dans ce genre de bâtiment n’est pas traverser un espace rituel, c’est être « cerné par les images », happé dans un flux discontinu de sensations diverses. Beatriz Colomina donne l’exemple de l’Ovoid Theater du pavillon IBM de 1964, où il est impossible d’échapper aux projections. L’architecture comme « machine à habiter [5] » se mue en une « machine d’information ». Dans le mobilier des Eames, par exemple, l’espace domestique devient une grille modulaire qui peut être réagencée à l’infini au gré des envies et humeurs des utilisateurs. Alors que Beatriz Colmina voit dans le regard actif du spectateur la continuité de la pratique du montage, on pourra opposer que cette dispersion de l’attention ne laisse pas vraiment la possibilité de construire soi-même des significations qui dépassent ce qui est en jeu.
« Si vous cherchez la critique, vous l’aurez. Sinon, il y a des chances que tout le monde soit trop occupé pour s’en soucier. »
Désenchanter le monde
La régulation des flux d’informations et leur contrôle dans un spectacle magique vise à réenchanter le quotidien, comme si la technologie pouvait résorber les inégalités et l’isolement des individus des grandes villes. L’illusion de liberté résultant du show millimétré des Eames est, de l’aveu même des designers, une façon de noyer toute réception critique — et peut-être est-ce cet aspect qui explique la popularité toujours intacte de ce type d’installation.
La multiplication des écrans peut cependant être d’un autre registre que celui de la fascination, et ouvrir à des modes de pensée qui ne sont pas ceux de l’architecture d’avant. Si le trop court essai de Beatriz Colomina nous rappelle que « l’enceinte » des images existe, il ne tient qu’à nous d’y échapper. Tout d’abord, le spectateur n’est jamais totalement passif dans le déluge d’informations. Plus encore, il est possible d’inventer des structures qui fassent place à l’autre, en lui permettant d’accueillir ses détours. Face à ceux qui prônent un « design d’expériences » pour substituer à nos existences des sensations sous contrôle, œuvrons à désenchanter le monde.
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POUR ALLER PLUS LOIN :
• Library of Congress : images d’archives de Glimpses of the USA.
• Un texte de Sean Mills sur l’exposition de 1959.
• Un mémoire de master (en anglais) sur l’exposition à Moscou.
• Powers of Ten, documentaire des Eames pour IBM, 1977.
• Un article de Domus sur l’Ovoid Theater de 1964.