Parcourir la ville, la saisir en mouvement, et la restituer ensuite à travers une carte. Telle est la démarche de Mathias Poisson. Diplômé de l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle (ENSCI/Les Ateliers), parallèlement à son travail de scénographe et interprète pour le théâtre et la danse, Mathias Poisson déploie un intérêt particulier pour la promenade et l’expérience subjective des lieux à travers plusieurs supports tels la carte, la visite guidée ou la performance.
Mathias Poisson, Quartier de peines, Marseille, 2003.
Ses dessins, que l’on pourrait croire échappés d’une bande dessinée, n’ont rien de banal. Objets insolites, ils renversent l’idée habituelle que l’on se fait d’une carte et éveillent notre curiosité. Pour cet artiste, penser la ville s’articule en deux temps : d’abord, la marche s’offre comme un moyen pour la saisir dans sa complexité et ses aspects changeants. Puis, la carte permet de restituer « l’image de la ville » [1] - pour reprendre les mots de Kevin Lynch - que cette expérience urbaine a engendrée. Les cartes de Mathias Poisson nous donnent un véritable éclairage sur le lieu traversé. L’artiste-promeneur expose une facette du grand kaléidoscope par lequel aménageurs, urbanistes, géographes, architectes, paysagistes, chercheurs en sciences humaines et sociales et citoyens pensent la ville.
Mathias Poisson, Entre les dalles, cartographie du quartier Colombier à Rennes, 2009.
Le centre de la ville de Rennes est partagé par la Vilaine. Au Sud se situe le quartier du Colombier : rénové à partir de 1962, il devait faire figure de centre-ville moderne. Suivant les quadrillages d’un nouveau plan d’aménagement urbain, les travaux se poursuivirent jusqu’en 1986. C’est ce terrain que Mathias Poisson a arpenté pendant plusieurs jours. Ses déambulations lui ont permis de réaliser une carte retraçant l’ensemble de ses impressions, éditée en 2009 par le Centre Culturel du Colombier et destinée aux habitants [2]. La légende indique des éléments sensibles du paysage invisibles à vol d’oiseau :
Départ. Pénétrer dans le labyrinthe
Pour Mathias Poisson, ce quartier s’offre comme un écheveau où se succèdent galeries et boyaux souterrains, couloirs étroits entre immeubles, larges espaces à traverser et passages aériens... Ainsi que l’indique le sous-titre, il s’agit « d’une promenade à travers les architectures modernes et labyrinthiques du quartier ». Dans L’Empire des cartes, Christian Jacob écrit : « La carte est un nouvel espace de lisibilité dans la distance » [3]. Cela signifie que la carte n’est pas « un double mimétique de la réalité, mais un double analogique ». Chez Mathias Poisson, l’analogie qui recrée cet espace de lisibilité dans la carte est organisée autour de la métaphore du labyrinthe. Elle est avant tout une trace de l’expérience spatiale du promeneur qui nous suggère son point de vue sur ce quartier : la ville comme un immense dédale, rigoureusement conçu et courant sur plusieurs niveaux.
Ce quartier de 21 hectares construit sur une grande dalle [4] a été conçu par l’architecte-urbaniste de la reconstruction, Louis Arretche, dont le style s’inscrit dans le sillage de Le Corbusier. Les immeubles du quartier du Colombier reprennent son système « Domino ». Sur la grande dalle du Colombier siègent de nombreux immeubles formés d’une trentaine d’étages pour certains, tandis que le sous-sol abrite deux niveaux de parking et de nombreuses voies souterraines conçues pour éviter les nuisances. Cet urbanisme invite à une fonctionnalisation des circulations urbaines grâce à une division verticale : les piétons circulent sur la dalle et les automobiles dans les profondeurs. Mathias Poisson tente de figurer cette architecture sur la carte grâce à un itinéraire, symbolisé par des traces de pas, qui relie les différents étages du quartier afin que le lecteur puisse pénétrer visuellement dans les sous-sols. L’épiderme urbain que forme la dalle est comme découpé au scalpel, laissant apparaître voies souterraines et parkings.
L’auteur a pris le parti de faire apparaître singulièrement sur la carte les nombreux éléments d’architecture décrits précédemment : une tentative pour réintroduire du réel. L’aspect extérieur du quartier y est donc inscrit graphiquement. En faisant remonter à la surface les éléments du paysage, l’auteur délivre des informations sur l’ambiance des lieux, qui sensorialisent la carte. Mathias Poisson semble proposer une cartographie « de plain-pied dans le monde » pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Olivier Orain [5], conçue à partir de l’expérience de l’espace et s’opposant à la froideur et à la neutralité des représentations cartographiques classiques.
Se faufiler entre les interstices. À travers, au-dessus, en-dessous...
Mathias Poisson est « un observateur aventureux » [6] très attentif à sa propre déambulation, aux émotions, impressions premières et points de vue sur l’espace qu’elle engendre. Pour comprendre la ville en mouvement, le lecteur est aussi invité à changer de dimension, à dépasser l’espace de la page pour aller vers l’espace réel, à devenir un promeneur. Cette « carte prescriptive » propose au marcheur un itinéraire sensoriel à travers un quartier à l’architecture complexe et singulière.
Si cette carte est une invitation à l’arpentage de la ville, sa lecture-même invite aussi au mouvement.
Les mots et éléments qui y figurent ne sont pas dirigés dans la même direction. Lorsqu’on regarde le point de départ, le titre, Entre les dalles, est écrit à l’envers. Il faut donc tourner la carte dans tous les sens pour la lire entièrement. Mathias Poisson, dans la conception du processus cartographique, encourage l’idée d’un lecteur dynamique opposé au lecteur statique des cartes conventionnelles.
Carte en main, le lecteur ne peut que s’interroger sur cet objet hybride et déconcertant. Des bâtiments dessinés en perspective cavalière jouxtent des immeubles en vue à vol d’oiseau. Cette impression première d’étrangeté semble être provoquée par l’alternance des projections cartographiques permise par la présence énigmatique d’une brume épaisse de couleur bleu-gris. Les informations délivrées ici relèvent de deux ordres : d’une part les informations sensorielles indiquées par la légende et d’autre part, le fond de carte hybride aux projections protéiformes qui témoignent de la complexité organisationnelle du quartier, au-delà de son univers sensoriel. Les formes identifiables du territoire apparaissent sous des allures différentes telles des surgissements du paysage : ici un monument à la gloire de la résistance, là une devanture de centre commercial, ailleurs une image d’un parking souterrain...
Désarçonné par cette carte insolite, le lecteur peut donc être tenté de la comparer avec une vue satellitaire de ce quartier, d’effectuer un retour au réel. En observant les documents, il s’aperçoit que la partie cartographiée de ce quartier forme une unité urbaine délimitée par des grandes artères de la ville : le boulevard du Colombier au sud, le boulevard de la Tour d’Auvergne à l’ouest, au nord et à l’est, il est cerné par deux larges rues.
En réalité, les rues de cette unité urbaine sont très étroites, elles permettent essentiellement l’accès aux parkings au bas des immeubles. Cette absence de voies routières apparentes est compensée par un réseau sous la dalle. Les voies sur la dalle sont donc presque uniquement piétonnes. Alors que la quasi-absence de voies routières rend inopérant le recours au populaire programme en ligne Google Street View pour entrer virtuellement à l’intérieur de ce quartier, la carte de Mathias Poisson nous laisse, elle, pénétrer au cœur de cette unité urbaine. Google Street View nous permettant seulement de faire le tour du quartier, le travail de Mathias Poisson nous paraît d’autant plus essentiel : il cerne les caractéristiques et l’univers sensoriel de l’unité intra-urbaine à très grande échelle.
Paradoxalement, l’approche Google Street View qui se veut subjective l’est peut-être moins que celle de Mathias Poisson. Au fur et à mesure que « l’acteur-spectateur » avance sur la voie, la vue qu’il a du paysage change, alors que dans la carte de Mathias Poisson, les angles de vue sur le paysage sont prescrits à l’avance par l’itinéraire de l’auteur. Mais il ne faut pas s’y méprendre, c’est en fait l’approche Google Street View qui est la plus tributaire d’une vue contrainte de la ville. Les vues sont prises à angles et hauteurs fixes, à espacement régulier. Les itinéraires de « l’acteur-spectateur » sont donc programmés. Par ailleurs, ce programme est établi sur le modèle de la ville fondée sur la rationalité économique adaptée aux pratiques de l’homo-economicus qui préfère des voies larges et rectilignes pour faciliter ses déplacements : un urbanisme fonctionnel, moderne. Contrairement à cela, la déambulation de Mathias Poisson cherche une réinterprétation par les interstices qui laissent naturellement place à un déplacement non-programmé à l’avance, à une déambulation qui fait sienne le hasard.
La carte est avant tout un outil de reconstruction du réel.
Cette comparaison avec l’image satellitaire nous rappelle que la carte est avant tout un outil de reconstruction du réel. « La carte fait le deuil de certaines informations et invite à redécouvrir le monde » [7] écrit l’historien de la cartographie, Christian Jacob. Là où Google Street View peine à représenter ces unités intersticielles de la ville, beaucoup mieux que l’image satellitaire, la carte, parce qu’elle ne représente pas la totalité du réel mais qu’elle en sélectionne certains éléments, permet de dégager les structures de l’espace. Elle est beaucoup plus efficace qu’une simple photographie. Tout l’enjeu de la carte se cache dans sa portée synthétique et analytique.
Arrivée. Une carte subjective ?
Avec Entre les dalles, M. Poisson déploie un contrepoint saisissant au développement contemporain des cartes standardisées, animées d’un tel désir de neutralité qu’elles en sont devenues froides et foncièrement anémiées du réel. Ce modèle est célébré par les Systèmes d’Information Géographique (SIG). À l’inverse, Mathias Poisson manifeste pour une approche phénoménologique. On perçoit toute la portée du geste cartographique : faire resurgir la complexité du réel et traduire la manière dont le paysage se révèle aux sens.
La manière de faire les cartes s’est largement unifiée grâce à l’utilisation de logiciels qui permettent l’application de conventions bien définies.
Expliquons-nous. Il faut bien dire d’abord que la diffusion des cartes propres à notre époque s’accompagne d’une homogénéisation relative des pratiques cartographiques, grâce à l’emploi d’un langage international de la carte qui correspond aux normes occidentales. La manière de faire les cartes s’est largement unifiée grâce à l’utilisation de logiciels qui permettent l’application de ces conventions bien définies. Grâce à l’accès gratuit sur internet aux logiciels de cartographie comme Philcarto, la standardisation des cartes est rendue plus aisée encore. Ces logiciels très utilisés par les chercheurs en sciences humaines et sociales sont des outils efficaces pour représenter les structures spatiales des territoires. Ils utilisent une mesure de l’espace fondée sur les mathématiques. Dessinée sur un plan euclidien, tout point sur la carte est référencé par des coordonnées très précises, c’est ce qu’on appelle le géo-référencement. Ces programmes ont normalisé la fabrication des cartes. Ce schéma de production s’est légitimé comme démarche à suivre pour la fabrication « d’une bonne carte » :
Digitalisation d’un fond de carte - Exportation du fond de carte - Mise en relation de variables statistiques avec la localisation - Exportation de la carte vers un logiciel de traitement d’image - Travail « esthétique » de la carte.
Même si ce modèle est très utilisé, il n’en est pas moins vrai qu’il existe d’autres manières de faire des cartes. La cartographie numérique, parce qu’elle est née dans le contexte du développement des mathématiques en sciences humaines et sociales, a remporté une large adhésion et s’est légitimée à tel point que d’autres procédés sont d’emblée reléguées au statut de ce que nous appellerons les cartographies non-euclidiennes et « insuffisantes », c’est-à-dire dotées d’un faible potentiel de qualification des espaces. On entend par là, l’ensemble des cartographies non-scientifiques, les cartes produites par des artistes, les cartes mentales, les cartes autochtones etc.
Une carte prise dans le tissu du monde.
Or, Mathias Poisson présente une cartographie dotée assurément d’une portée analytique. Cette carte semble moins demeurer le résultat d’une action de perception unique, personnelle et incommunicable que celui d’une action cognitive [8]. Cette cartographie que l’on pourrait caractériser de cartographie phénoménologique est un outil de connaissance qui met en relation des lieux avec des informations que nous nommerons phénoménales, c’est-à-dire issues de la perception. Contrairement aux données invisibles et impalpables des cartes mathématiques (un taux de fécondité par exemple), elles sont saisies par les sens.
Cette carte ne considère pas l’espace vu de l’extérieur ou « du dessus », c’est plutôt une cartographie « prise dans le tissu du monde » pour reprendre l’expression de Maurice Merleau-Ponty [9]. Avec beaucoup d’humour et en pétrissant les conventions cartographiques, Mathias Poisson traduit graphiquement un point de vue sur la ville bâti sur le socle des perceptions et sensations. La mise en dessin de cette expérience - la carte - correspond au jaillissement de cette pensée spatialisante en image. La carte serait-elle une version communicable d’un territoire parcouru par une conscience ? Elle aura ici pour fonction de connecter deux subjectivités différentes, celle de l’auteur et celle des lecteurs. De plus, elle ne nécessite pas de posséder un savoir préalable, contrairement aux cartes IGN qui requièrent un minimum de connaissances pour lire les courbes de niveau par exemple. Cette carte s’adressant aux habitants du quartier, elle semble anticiper le dialogue entre deux subjectivités en laissant une grande part de découverte au lecteur (la carte propose des variantes de l’itinéraire). Il semble que cette carte laisse une place à l’individualité.
En définitive, Entre les dalles est un titre énigmatique qui suggère qu’entre les lignes du plan d’aménagement s’insèrent les pratiques des habitants, un peu à l’image des herbes qui poussent entre le quadrillage des dalles et qui rappellent l’écoulement du temps. La vie reprend ses droits sur les assignations de la planification urbaine. La ville habitée est la trame d’Entre les dalles. Cette déambulation non-prescrite suscite le vrai mouvement. Elle encourage « une autre spatialité » [10] écrivait Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien.
Entre les dalles cherche avant tout à faire partager au lecteur de carte l’expérience subjective de l’itinéraire à travers le paysage, et semble demeurer au seuil d’un déploiement de possibles du processus cartographique.
Pour aller plus loin
- BESSE J.M. (dir.), « Cartographies » et « Cheminements », in Les Carnets du Paysage n° 20, 2010.
- CERTEAU (de) M., GIARD L., MAYOL P., L’invention du quotidien : arts de faire, Gallimard, Paris, 1990.
- TIBERGHIEN G. A., Finis terrae, Bayard, Paris, 2007.
- SANSOT P., Poétique de la ville, Payot, Paris, 1996.