Petites fables numériques
Cluny ? Non pas la station du métro parisien, mais cette petite bourgade du Sud de la Bourgogne. Qui connaît ? Qui a déjà remarqué à travers la vitre d’un TGV ses clochers plantés à mi-chemin entre Paris et Marseille ? Qui a pris la peine de s’y arrêter un jour pour visiter ? Car « Clun’s » — comme disent les gadzarts [1]— est une ville qui se visite. N’ayons pas peur du terme : Cluny est une cité touristique, comme il y en a tant en France. Et l’on arrive de loin pour s’y promener.
Pourtant, il n’y a rien à voir ou pour être exact : plus rien. Plus que des ondes. Le spectre d’une abbaye, la plus vaste du monde occidental avant l’érection de Saint-Pierre de Rome. Feu le mastodonte de l’architecture chrétienne.
L’édifice aurait soufflé ses 1100 bougies en 2010 si toutefois il n’avait pas été détruit intégralement, ou presque (à 92%), à la fin du XVIIIe siècle. La Révolution, évidemment, mais avant celle-ci déjà : la perte du rayonnement, le manque de rentabilité et l’impossible entretien. Après 1789 : la gigantesque construction en pierre redevient carrière. On vient s’y servir comme dans un vulgaire remblai, piocher telle clef de voûte ornementée pour finir la construction de sa maison personnelle, dans la ville même ou dans un village voisin. À bien y réfléchir, aujourd’hui, l’abbaye est encore là, atomisée dans la région, transformée en un lot disparate de modestes masures. Un édifice à l’état gazeux.
Les archives des moines de Cluny ayant également été brûlées en totalité par les révolutionnaires, les représentations de l’édifice sont très peu nombreuses. Difficile de se l’imaginer vraiment. Et, dans une autre perspective, difficile de construire « l’attraction touristique » à partir d’un tel vide.
On a bien charcuté un peu la ville pour mettre à jour de rares vestiges censés nous donner une vague idée de l’imposante construction et par là même de l’ampleur de la destruction. On a creusé un vaste trou aux abords de la place centrale pour exhumer quelques fondations. On a également tenté, par le biais de pavages spécifiques, de redessiner le plan de l’édifice in situ. On s’est évidemment aussi essayé à divers travaux de maquettisme Mais cela ne pouvait suffire. Il fallait faire plus fort. Attirer plus fort.
Bien heureusement pour celle-ci, la municipalité accueille depuis longtemps sur ses terres une ENSAM, soit une armée de jeunes élèves ingénieurs dévoués, évoluant directement en lieu et place du cloître de Cluny III (troisième et dernière phase de construction de l’Abbaye). Ils lui devaient bien ça, à Cluny ! Quelqu’un, dans cet établissement, saurait bien faire bouger les choses et faire revivre l’imposant cadavre architectural.
Comme nous le rappelle un article publié dans la revue d’A en janvier 1992 [2], ce sont en effet deux élèves ingénieurs de l’ENSAM qui, passionnés d’architecture, réalisèrent d’eux-mêmes le premier projet de reconstitution numérique de l’Abbaye et cela directement sur Atari ! Comme on peut s’en douter : « le nombre important de données architecturales satura vite le système ». Ils furent alors immédiatement rapprochés d’un étudiant de l’ENSAM d’Aix engagé dans un partenariat avec IBM, précisément sur des questions d’infographie. Boosté par l’expertise graphique du géant américain, le projet évolua vite.
Des relevés précis furent établis grâce au logiciel IBM Card et à l’assistance précieuse de la conservatrice du musée de la ville puis les fichiers obtenus furent finalement transférés vers la base de données du logiciel Catia développé par Dassault Systèmes :
« Les relevés récupérés dans le puissant modeleur volumique, sur station de travail IBM RS 6 000, permirent l’élévation des murs, des colonnes et les "détails" de Catia, la définition des éléments répétitifs. »
Bluffé par les rendus présentés par ces trois étudiants en mai 1991, l’auteur se permit une petite prophétie : « Le projet […] saura, nous l’espérons, enclencher d’autres développements vers l’image de synthèse. En effet, avec TD Image, le modèle créé sous Catia pourrait acquérir sa dimension mystique, faisant renaître l’abbaye de Cluny ».
Cluny III.3
Ce journaliste vit juste puisque, aussitôt après cette sensationnelle soutenance de diplôme, la reconstitution architecturale par le numérique s’imposa comme le fond de commerce du tourisme à Cluny. Avec de telles images, l’attraction serait irrésistible. Et l’activité touristique allait prospérer.
Effectivement, elle prospéra. Mais cette fameuse « dimension mystique » des rendus qu’évoquait le journaliste allait toutefois poser d’importants problèmes à nos ingénieurs…
Comme le montrent ces images extraites du film 3D diffusé jusqu’en 2009 à l’entrée des vestiges de l’Abbaye, ce fut d’abord une « Maior Ecclesia » [3] immaculée, totalement blanche, que l’on donna à voir au public. Un modèle sans texture, inhabité et dépouillé. Une volumétrie pure et simplifiée. Oserait-on dire : un honnête travail d’ingénieur ?
Contrairement à ce qu’indique un des titres de Le Corbusier (Quand les cathédrales étaient blanches, Paris, 1937), Cluny, comme les autres grands édifices de la chrétienté, n’eut jamais la couleur de la neige. Grand spécialiste de l’histoire de la couleur, Michel Pastoureau ne manque d’ailleurs jamais de rappeler dans ses nombreux ouvrages que Pierre le Vénérable, neuvième Abbé de Cluny, était un « chromophile » convaincu. Notre abbaye était donc des plus colorées pour ne pas dire bigarrée, assurément décorée par de nombreuses fresques, baignée dans la lumière irisée de remarquables vitraux.
Mieux encore, le titanesque travail de relevé qu’exécuta l’archéologue américain Kenneth J. Conant dans les années 1920 montra que Cluny fut également un haut lieu de la sculpture romane et que les chapiteaux surmontant les colonnades de l’abbaye étaient de véritables joyaux. Certains sont arrivés intacts jusqu’à nous et sont la preuve indéniable de cette affirmation. Revoyons en détail cette première modélisation : à l’extrémité des colonnes, quelques blancs ergots répétitifs évoquant, au mieux, une brique de Lego.
Ainsi, on est en droit de se demander si ce n’est pas tromper complètement le visiteur que de montrer de telles images. Dans quelle abbaye cette modélisation nous promène-elle ? Les données disponibles étant si lacunaires, nous dira-t-on, il fallait bien trancher. C’est un moindre mal que cette vidéo épurée. On ne pouvait s’embarquer, nous assurait-on à l’époque, dans une reconstitution douteuse des textures et des lumières intérieures. C’eut été avancer à l’aveugle, prendre des décisions arbitraires et tromper encore plus le touriste intéressé.
Que penser alors de cette seconde reconstitution 3D qui fut lancée pendant l’été 2010, à l’occasion du grand anniversaire ?
Sur ces images, si les vitraux, le mobilier liturgique et les moines eux-mêmes ne sont pas (encore ?) représentés, couleur et texture des pierres ont finalement été intégrées, les tons dominants du marbre au sol sont mentionnés et une fresque est même visible sur la voûte de l’abside. Changement radical d’orientation, donc. Prise de position. Et nous voici dans une toute autre abbaye.
Des failles spatio-temporelles
Cette immersion 3D proposée dans une salle de projection à l’entrée du site s’accompagne de différentes bornes de réalité augmentée installées tout au long du parcours proposé au visiteur, ainsi que dans la ville. Mobiles, ces écrans permettent de combler au mieux les nombreux vides laissés par la destruction. Ils redessinent les membres de cette abbaye de toute part amputée et sont autant de failles spatio-temporelles dans lesquelles s’engouffrer. Un guide, avec qui nous avons pu discuter, nous fit néanmoins (à demi-voix) la confession suivante : du point de vue historique, la reconstitution visible à travers ces panneaux interactifs n’est pas d’une très grande rigueur. Des détails, bien évidemment, qui échapperont à la masse des touristes d’abord charmés par le dispositif.
À ce dispositif déjà très complet, s’est récemment ajoutée l’application Cluny Vision. Téléchargeable sur tout IPhone qui se respecte ou disponible sur un lot d’IPad mis en location par l’Office de Tourisme, cette nouvelle interface permet maintenant à la ville de Cluny de s’offrir toute entière à la superposition numérique. Et la « Maior Ecclesia » de réapparaitre ainsi à chaque coin de rue.
Si les stratégies imaginées pour faire revivre la grande Abbaye se multiplient et se diversifient sans cesse, le problème (scientifique) que pose la course (touristique) vers toujours plus de réalisme reste d’actualité. Du premier modèle à forte composante mathématique à ces dernières applications embarquées à forte composante ludique, les Abbayes que l’on nous présente s’affirment indéniablement comme d’excitantes fictions, comprenons : un beau lot de consolation. L’Abbaye de Cluny demeure, quant à elle, un éternel mystère.
La révolution numérique n’effacera pas aussi simplement les saccages de la Révolution Française.
Pour aller plus loin :