Du mémoire de fin d’études de Léo Favier à sa récente édition chez Spector Books, une histoire empreinte de subjectivité, de sentiments, d’anecdotes qui nous permet d’appréhender la vie du collectif de graphistes Grapus.
Imaginez une structure qui tient sur trois piliers.
Le premier pilier plante sa base au mitan des années 1960 : plusieurs Français vont en Pologne apprendre le travail de l’image avec Henryk Tomaszewski. Malgré la courte durée de ces voyages – une année tout au plus – la pédagogie de cet affichiste de renom sera un fondement solide. Elle fera naître chez ces jeunes le plaisir de l’image poussée jusqu’au bout, animée par un trait vif et des compositions subtiles.
Le second pilier est installé en mai 1968. Autour du 13. Lorsque l’école des arts décoratifs de Paris est occupée. Une dizaine de jours plus tard, s’y ouvre l’Atelier n° 3 : l’un de ces fameux ateliers populaires qui animèrent le joli mois de mai. Cette première aventure collective a amené trois jeunes hommes à se rencontrer : Pierre Bernard, François Miehe et Gérard Paris-Clavel. L’expérience collective, l’idée d’une signature commune et l’envie de participer au changement du monde alimentent largement leur manière d’envisager l’image, et par elle, l’adresse à l’autre.
Le troisième pilier lui, prend sa source à l’automne 1969. Si l’insurrection du printemps 1968 est bien terminée, elle a malgré tout, dans certains domaines, portée ses fruits : l’Institut de l’environnement est inauguré, inspiré par le Bauhaus de Hannes Meyer. Nos trois camarades s’y inscrivent et y profitent de l’enseignement pluridisciplinaire qui y est distillé : urbanisme, architecture, design, graphisme, sociologie, sémiologie, psychologie.
Au-dessus de ces trois piliers, un édifice, à la manière du Monument à la Troisième Internationale imaginé par le russe Tatline : c’est une drôle de spirale ascendante, bardée de faisceaux qui la structure.
Mais cet édifice-là est un peu différent : d’abord, certains faisceaux sortent de l’ensemble, proposant des trajectoires alternatives ; ensuite, l’ensemble est d’allure bien plus vive que son homologue bolchevik, bien moins rigoriste ; enfin, à la pointe de la tour, une sorte de feu d’artifice ou de nébuleuse donnant naissance à d’autres étoiles. Voilà schématiquement ce à quoi pourrait ressembler le parcours de Grapus, ce collectif de graphistes de la banlieue rouge de Paris qui pendant une vingtaine d’années a joué le rôle d’agitateur de l’imagerie politique.
Automne 2011, un drôle de paquet arrive dans la boîte aux lettres. À l’intérieur, un curieux ouvrage de belle facture : un sympathique emballage, une reliure cousue-collée apparente, des papiers de couleurs qui font vivre une longue série d’entretiens réalisés avec différentes personnes ayant fait un bout de chemin avec Grapus. Le tout fait main par Léo Favier, alors jeune étudiant de la Kunsthochschule Weißensee de Berlin, et donc élève d’Alexander Jordan, un des anciens membres de Grapus.
Les entretenus, qu’ils aient été fondateurs, ami·e·s, exécutant·e·s ou commanditaires, nous livrent une histoire empreinte de subjectivité, de sentiments, d’anecdotes qui nous permet d’appréhender la densité humaine de la vie du collectif.
Léo Favier, Comment tu ne connais pas Grapus ?, Spector Books, 2014, avant-propos.
« Les souvenirs s’usent, la mémoire est sélective. Des mésaventures grandissent, des personnages disparaissent. Les textes réunis ici sont des traces, des moments reliés à Grapus. Ils ne constituent pas La Vérité, ils ne sont pas L’Histoire de Grapus. Par contre, ils présentent une vérité propre à chacun, subjective et sensible. »
C’est donc à travers ces vécus personnels que prend forme cette chronique de Grapus. Les entretiens, ordonnés par date d’arrivée des protagonistes dans l’aventure, permettent de comprendre les différents tournants de la vie de cette « utopie communiste réussie », mais aussi le rapport à la hiérarchie, la méthode de travail, les ambiances quotidiennes et l’économie du collectif .
Ibid., p.148.
« J’avais des enfants qui venaient souvent à l’atelier le jour de congé scolaire. Quand on leur demandait quel était mon métier : Maman elle s’amuse, répondait mon fils ; Elle fait des dessins, disait ma fille. Pour eux comme pour nous, ce n’était pas un travail. C’est avec plaisir qu’ils se prêtaient aux séances photos, notamment quand nous travaillions la nouvelle formule du mensuel Enfant d’abord. »
Ceux qui suivent les recherches sur Grapus menées ces dernières années, savent combien il est difficile de poser le regard froid de l’historien sur une aventure encore pleine de remous.
Mathilde Enjalran, Grapus victime de l’histoire : cas particulier ou tendance généralisée, mémoire de recherche, Paris VIII Saint-Denis, 2014.
Alors que Mathilde Enjalran s’efforçait, dans un mémoire de recherche, de comprendre pourquoi ce collectif était si peu étudié, Léo Favier précédait de peu le travail de la jeune universitaire, avec sa tentative vivante et sensible. C’est qu’à ce moment-là, pour qui ne connaissait pas personnellement les anciens membres, il n’y avait que de rares catalogues, épuisés ou à des prix de collectionneurs, qui permettaient de prendre la mesure du travail du collectif.
Hélas l’ouvrage de l’étudiant Favier, imprimé en risographie, n’existait pas à plus de 130 exemplaires. Fallait-il que l’histoire de Grapus reste confidentielle ?
Trois ans plus tard, à l’automne 2014, arrivait donc cette nouvelle attendue : une seconde édition du livre venait de naître. Ce coup-ci il ne s’agit plus d’un travail de fin d’étude mais bien d’un livre étoffé, soutenu par l’éditeur Spector Books et une bourse du CNAP.
Léo Favier, op. cit, p.179.
« Être femme à Grapus. Je n’ai plus aucun souvenir de l’influence que cela pouvait avoir. Il me semble qu’il n’y avait qu’une femme qui avait une importance pour Grapus, c’était l’image. »
Cette seconde édition devient un véritable outil de recherche : fac-similés de textes rares issus d’introuvables catalogues des expositions de Grapus, copies d’anciens entretiens et textes de membres du collectif, publications de photos du groupe et des ateliers, plans, croquis, liste augmentée des 86 individus ayant participé à l’aventure et reproductions de quelques-unes des images emblématiques du collectif viennent alors enrichir le contenu de la première édition. À cela, il faut ajouter quelques entretiens supplémentaires qui assurent une meilleure compréhension de certains tournants de la vie de Grapus, alors que d’autres ont été réécrit ou corrigés. Un seul a disparu, faute d’accord de l’entretenu : témoignage indirect de la difficulté à faire vivre l’histoire de Grapus. Mais c’est aussi cela l’héritage que les membres du collectif nous offrent.
Ibid., p.140.
« Il fallait juste comprendre qu’il fallait dire oui, et après ça, se débrouiller. Ne jamais dire non, parce que la stratégie grapusienne, c’est de pousser aux limites pour arriver à une rupture, donc à un choc, donc à un débat sur le pourquoi de chaque décision. Bien sûr, j’ai rapidement compris qu’il fallait dire oui. »
Ce livre, avec cette seconde édition, a donc grandi, mûri. Il est devenu adulte. À tel point qu’on pourra presque regretter la rugosité et les couleurs chatoyantes du papier teinté dans la masse de la première édition, sa reliure apparente et ses quelques coquilles qui donnaient une touche un petit peu plus sensible à l’ensemble, comme les mentions de rires et de sourires dans les entretiens qui ont disparu.
Quoi qu’il en soit, Comment tu ne connais pas Grapus ? se lit et se relit avec toujours le même plaisir. À tel point qu’on demanderait presque à l’auteur de travailler à un nouvel ouvrage sur la galaxie des différents collectifs nés de l’expérience Grapus…
Léo Favier, Comment tu ne connais pas Grapus ?, Spector Books, 2014.