Avant les « frappes chirurgicales » et autres « guerres propres », les conflits mondiaux se sont bien souvent soldés par de nombreuses destructions civiles. Durant les deux guerres mondiales, les bombardements ont causé des dommages immobiliers qui ont marqué profondément le paysage français.
Si la Première Guerre mondiale avait surtout ravagé les étendues rurales, les zones urbaines furent plus spécifiquement touchées lors de la Seconde. Ainsi que l’explique l’historienne Danièle Voldman : « les destructions massives, en déchirant le tissu urbain, ont fait table rase d’une partie de ce qui existait auparavant, moyen radical pour les théoriciens et les techniciens du bâtir de se dégager des contraintes du patrimoine ancien » [1]. Toujours selon l’historienne, « le temps bousculé du militaire ajoute des données qui rendent plus aiguë la problématique des ruptures et des continuités dans l’histoire des villes ».
Dès lors, comment les conséquences des destructions dues à la Seconde Guerre mondiale ont-elles façonné le territoire français tel que nous le connaissons aujourd’hui ?
Tours, destructions, hôtel renaissance, 11 octobre 1947, © MEDDTL - fonds MRU
Afin d’explorer cette question, appuyons-nous sur la récente exposition du Jeu de Paume hors les murs : « Photographies à l’œuvre – La reconstruction des villes françaises (1945-1958) » présentée à Tours. Et plongeons dans les clichés noir et blanc de l’après-guerre afin de faire émerger les jalons de la construction d’un paysage urbain national.
La photographie comme témoignage
L’exposition présente un échantillon de photographies réalisées par les fonctionnaires du service photographique rattaché au MRU – ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme – et permet de mettre en lumière le fonctionnement de celui-ci. Le catalogue de l’exposition se structure autour de l’article de Danièle Voldman « Le MRU, un jeune ministère à l’œuvre » qui s’intéresse à la création et à l’organisation du MRU, et de celui de Didier Mouchel « Une œuvre commune », qui s’attache aux photographies proprement dites.
Le fonds photographique du MRU a ceci de fascinant qu’il est aujourd’hui assez peu connu alors même qu’il est considérable et qu’il documente précisément cette époque de bouleversement architectural et urbain.
« C’est un processus qui est enregistré, celui qui va de la ruine aux quartiers flambant neufs, de la table rase aux groupes d’immeubles. Plus qu’une photographie d’architecture, il faudrait parler d’une photographie de la construction. » [2]
Un ministère ambitieux
Créé en 1944, le MRU avait devant lui une tâche urgente. La volonté de l’État était de ne pas se limiter à relever les ruines, mais au contraire d’adopter une politique dynamique de la construction, en développant une réflexion sur l’avenir des villes à l’échelle nationale.
Les tâches du MRU s’articulaient autour de trois objectifs : la reconstruction à proprement parler, la construction massive de logements pour contrebalancer un essor démographique inédit et le remède à trouver au logement insalubre.
Autre fait intéressant dans la politique du MRU : aucun courant architectural ne sera écarté et des architectes de toutes les tendances seront acceptés. Cette diversité fut d’ailleurs l’objet de nombreuses critiques : « Souvent qualifié d’éclectique, parfois accusé de pauvreté ou taxé de timidité, ce style avait jusqu’à une date récente mauvaise presse parmi les historiens de l’art et les défenseurs du patrimoine, qui n’en ont fait un style que par défaut. » [3]
La photographie comme document et comme argument
Dès 1945, un service photographique spécifique est rattaché au MRU. À la fois documents administratifs et illustrations d’un discours politique, les photographies répondent à des commandes assez précises du ministère.
Le fonctionnaire du MRU n’est alors pas considéré comme un photographe mais comme un « opérateur » qui doit se contenter d’un enregistrement documentaire le plus objectif possible.
Et Danièle Voldman d’ajouter : « Les milliers de photographies réalisées par les opérateurs du MRU illustrent aujourd’hui encore l’ampleur du travail accompli après guerre. Elles marquent aussi l’importance de l’image pour des commanditaires qui devaient tout à la fois convaincre de la nécessité de construire et démontrer la qualité d’un urbanisme nouveau. »
Chantiers expérimentaux : une politique singulière de la reconstruction
Avant 1945, le milieu de la construction était très artisanal. Le MRU cherche alors à moderniser et industrialiser le secteur du bâtiment en favorisant des techniques permettant de produire plus rapidement et en plus grande quantité. La préfabrication s’impose comme solution adéquate. Raoul Dautry, ministre du MRU, a alors l’idée originale de créer des chantiers d’expériences, véritables laboratoires techniques et architecturaux. L’exposition accorde une place de choix aux deux chantiers expérimentaux les plus emblématiques du MRU : l’îlot n°4 à Orléans et la Cité d’expériences de Noisy-le-Sec.
La Cité d’expériences est étonnante dans son projet. Le MRU décide d’édifier une cité-jardin d’un nouveau genre : une cinquantaine de maisons préfabriquées différentes, destinées à présenter des innovations techniques afin de loger les classes populaires. Les procédés de construction se doivent d’être novateurs, économes et rapides. Destinée à établir un modèle standard de logement individuel à destination des ménages modestes, la cité devient une véritable vitrine des actions du MRU. Le quartier a été abondamment photographié par le MRU, autant pour mettre l’enthousiasme des ouvriers en avant que pour chanter les louanges d’un nouveau mode de vie. Cependant, la Cité d’expériences fera office d’exception dans les réalisations du MRU.
Ouvrier, maison française Lopez, CIMCAP, Noisy-le-Sec, septembre 1947, © MEDDTL - fonds MRU
À Orléans, l’architecte Pol Abraham se voit confier la tâche de construire des petits immeubles dans le cadre d’une expérience sur les méthodes de « préfabrication-montage ». Les photographies du MRU présentent le chantier et les ouvriers au travail, démontrant bien que l’intérêt porte particulièrement sur l’aspect technique de la construction. En effet, les petits immeubles aux formes simples et sans ornements n’ont rien de spectaculaire sur le plan architectural si ce n’est qu’ils recomposent un paysage urbain plus ouvert, aux allées élargies, qui deviendra un modèle du « style MRU » et que l’on retrouvera dans bien d’autres villes.
Immeuble angle rues Bannier et Colombier, îlot n°4, Orléans, juillet 1946, © MEDDTL - fonds MRU
Chantier îlot n°7, Orléans, novembre 1949, Photographie : Henri Salesse, © MEDDTL - fonds MRU
Chantiers d’État : vers les grands ensembles
Si les chantiers expérimentaux démontraient l’ambition du MRU de moderniser le secteur du bâtiment, ils ne suffisaient pas à répondre à l’importance de la demande. C’est avec Eugène Claudius-Petit, ministre du MRU à partir de 1948, que des programmes plus vastes sont mis en œuvre. De nombreux chantiers d’État sont alors initiés, notamment les ISAI – Immeubles Sans Affectation Individuelle. La Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille en est probablement la réalisation la plus connue. Mais il s’agit la plupart du temps de petits groupes d’immeubles bien plus discrets, d’une quinzaine de logements. Et partout en France sont photographiés ces chantiers financés par l’État, qui investissent peu à peu les villes.
Pilotis extrême sud de la cité, Le Corbusier, Marseille, 1949, Photographie : Verdu, © MEDDTL - fonds MRU
Traces photographiques
L’exposition prend le parti de considérer que ces photographies peuvent se lire dans la continuité d’une photographie documentaire aux qualités artistiques perceptibles. À l’opposé, Dominique Gauthey [4], l’un des premiers chercheurs à s’être intéressé à ce fonds photographique singulier, rejette le jugement esthétique que l’on peut porter à ces images.
« Traversé, parcouru, perçu, entrevu mais cependant jamais réellement vu, cet espace apparemment morne et monotone des albums du MRU, fait d’une permanente discontinuité, constitue en lui-même une sorte de non-lieu. [C]es photographies interrogent, surprennent et le cas échéant choquent, non par la beauté ou la laideur supposée de ce qu’elles désignent, mais parce qu’elles révèlent la genèse d’un paysage fondamentalement nouveau et cependant extraordinairement banal. »
Si ces images sont pour Dominique Gauthey hors du champ esthétique, elles sont le reflet de ces « territoires de l’anonyme » qu’a modelés le MRU.
Tours, HLM boulevard Tonnelé, architecte Leroy, 30 mars 1956, Photographie : Pierre Mourier, © MEDDTL - fonds MRU
La banalité photographiée : vers le « secteur industrialisé »
La banalité des photographies que Dominique Gauthey pointe est à mettre en parallèle avec la production architecturale elle-même. Devant une crise du logement qui perdure, l’État crée en 1951 le « secteur industrialisé » destiné à accélérer la réalisation de programmes plus importants. C’est ainsi que les grands ensembles sont construits en masse, parfois sans pensée urbaine. Ces derniers vont radicalement transformer les périphéries urbaines. À l’image de ces constructions, la production du service photographique du MRU se banalise, adoptant des vues larges où la présence humaine se réduit souvent à une petite tache sur le cliché.
Opération « 4000 logements en région parisienne », cité Berthelot, Nanterre, mai 1956, Photographie : Henri Salesse, © MEDDTL - fonds MRU
Le changement d’échelle de la construction des grands ensembles entraîne pour une grande part la disparition ou la miniaturisation des individus dans les images, au point que ces territoires ont pu être qualifiés d’anonymes. [5]
L’apparition de nos grands ensembles semble être liée à l’histoire de la reconstruction. Sortir de l’habitat défectueux, reloger le plus grand nombre, industrialiser le secteur du bâtiment, moderniser la construction, étaient des objectifs louables qui ont été honorés pour une bonne part. Si très peu des réalisations du MRU sont aujourd’hui aussi photogéniques qu’à leur construction, il n’en demeure pas moins que ces clichés témoignent d’une réelle originalité, certes plus politique qu’urbaine, avec pour la première fois une action menée à l’échelle de l’État.
Finalement, c’est dans la banalité de notre paysage urbain contemporain que l’on peut lire aujourd’hui les conséquences de la guerre sur nos villes.
À propos :
Photographies à l’œuvre. Enquêtes et chantiers de reconstruction, 1945-1958. Catalogue de l’exposition montée au château de Tours, du 26 novembre au 20 mai 2012, textes de Didier Mouchel et Danièle Voldman, coédition Le Point du Jour/éditions du Jeu de Paume, 2011.
Exposition « Photographies à l’œuvre – La reconstruction des villes françaises (1945-1958) ». Au château de Tours, Jeu de Paume hors les murs, du 26 novembre 2011 au 20 mai 2012
À propos de l’exposition
Les vidéos présentées à l’exposition
Photographies du vernissage
GAUTHEY, Dominique, « Les archives de la reconstruction (1945-1979) » in Études photographiques, n° 3, novembre 1997.
VOLDMAN, Danièle, La Reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique, Paris, L’Harmattan, 1997.