Dishu
Ground Calligraphy in China

Écrit par Charles Gautier, images : © François Chastanet

François Chastanet, amoureux des lettres, nous revient d’Asie.

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Le rapport que les civilisations entretiennent avec l’écriture en tant que forme graphique est profondément culturel. De façon quelque peu provocante, on pourrait dire qu’en France, et plus généralement en Occident, l’écriture fait l’objet d’un désintérêt historique et persistant. Seuls certains artistes et graphistes, quelques historiens, sémiologues et autres ethnologues s’en soucient. Pour expliquer cette indifférence, certains évoquent l’invention de l’alphabet. Ce système, inventé vers 1500 ans avant J.-C., aurait dissout l’écriture dans l’écrit et ainsi fait disparaître la forme au profit du son, condamnant ainsi « l’image de l’écrit » à l’oubli [1].

À la fin des années 1960, Jacques Derrida théorisa l’idée selon laquelle l’écriture était en Occident un médium considéré comme non-essentiel et très secondaire, et cela au moins depuis Socrate et ses propos bien connus sur le « défigurement de la connaissance et de la culture au contact de l’écriture [2] ».

L’écriture, pour Derrida, aurait en Occident l’extériorité qu’on prête aux ustensiles : outil imparfait et technique dangereuse, presque maléfique, médium qui viendrait contaminer la langue, la menacer, l’altérer même.

« L’écriture, la lettre, l’inscription, écrivait-il dans De la grammatologie, ont toujours été considérées par la tradition occidentale comme le corps et la matière extérieure à l’esprit, au souffle, au verbe, au logos [3]. » Si la thèse de Jacques Derrida est sur certains aspects discutable, elle nous fait prendre conscience du caractère profondément contingent des liens entre une culture donnée et ses formes graphiques.

De la même façon Dishu - Ground Calligraphy in China, l’ouvrage du designer, théoricien et professeur aux Beaux-arts de Toulouse François Chastanet, nous rappelle que la Chine accorde à l’écriture une place toute autre et montre à quel point ce pays sait, encore aujourd’hui, magnifier, en inventant des pratiques urbaines originales, l’identité iconique de son langage.

Après avoir travaillé notamment sur le phénomène Pixacao à São Paulo et l’écriture Cholo des gangs de Los Angeles, il est parti en 2011 à Pékin, Shanghai et Shenyang afin d’étudier, en amoureux des lettres, le phénomène du Dishu, calligraphie éphémère au sol utilisant simplement l’eau comme encre.

Il est manifeste, lorsque l’on a son ouvrage entre les mains - ou que l’on voit les vidéos qu’il a réalisée - qu’il existe en Chine une sensibilité culturelle à la forme. Des chercheurs comme Viviane Alleton ou Jean-François Billeter l’ont fort bien expliqué dans leurs ouvrages ; avec Dishu - Ground Calligraphy in China François Chastanet nous le montre magnifiquement par ses recherches et son travail photographique. Le souci collectif et partagé du signe, de la corporéité de l’écrit nous enseigne que l’écriture n’est pas en Chine perçue comme un simple décalque de la parole ni comme une simple forme solide du langage mais comme un symbole d’une réalité unique et singulière, d’une réalité esthétique et émouvante. La calligraphie des caractères est aussi un élément sémantique : graphisme, couleur et intensité du trait se conjuguent pour donner au visuel toute son intelligibilité [4].

Le Dishu connaît un engouement exponentiel depuis les années 1990. Sa pratique non-subversive (pourrait-elle l’être au vu des surveillances policières qui l’entourent ?) met en avant des textes qui sont pour la plupart des extraits littéraires, des poésies chinoises classiques ou des slogans communistes traditionnels. Le Dishu se distingue donc à plusieurs égards des graffitis ou des tags. Il ne s’agit pas d’un exercice séditieux mais d’un art éphémère qui vient donner tout son sens à la belle phrase de Paul Klee :

« Écrire et peindre sont identiques dans leur fond [5]. »

L’ouvrage bilingue (anglais et chinois) de François Chastanet est un véritable objet graphique : imprimé en noir et blanc sur un papier souple, sa mise en forme soignée met en valeur les photographies de l’auteur souvent sur des doubles pages. Ces photographies, saisies dans des espaces urbains divers à travers des jeux de lumières variés, témoignent d’ailleurs de la précision du calligraphe mais aussi, presque, de ses déplacements et des mouvements de son pinceau (du ductus). Une partie du livre est du reste consacrée aux outils : ces objets artisanaux fabriqués pour la calligraphie en contexte urbain sont analysés et l’auteur envisage qu’ils soient employés à l’avenir pour la calligraphie latine.

À travers cet ouvrage, François Chastanet met autant en lumière les lettres et les signes que les hommes et les femmes calligraphes qu’il a rencontrés lors de son séjour en Asie. Son essai porte sur les formes visuelles mais aussi sur les artistes du quotidien qui animent discrètement et modestement les rues et les parcs chinois.

[1C’est notamment la thèse d’Anne-Marie Christin. Voir « De l’image à l’écriture », Histoire de l’écriture : De l’idéogramme au multimédia, éd. Flammarion, Paris, 2001, pp. 9-14.

[2Voir le Phèdre, Platon, éd Flammarion, Paris, 1989.

[3De la grammatologie, éd. de Minuit, Paris, 1967, pp. 50-51. Notons que cette vision, définissant l’écriture comme une technique artificieuse et comme un dévoiement de l’oral, se retrouve, selon le philosophe français, chez tous les grands penseurs européens, d’Aristote à Ferdinand de Saussure en passant par Rousseau et Claude Levi-Strauss.

[4Voir notamment à ce propos Georges Jean, L’écriture, mémoire des hommes, éd. Gallimard, Paris, p. 46.

[5Paul Klee, Théorie de l’Art moderne, éd. Gonthier, Paris, 1973, p. 58.

texte : creative commons

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