Marc Fornes : Double Agent White
Prototype d’architecture

Propos recueillis à Saché, le 9 juillet 2012 par Sophie Fétro.

En résidence à l’Atelier Calder près de Tours, Marc Fornes proposait Double Agent White, un prototype d’architecture constitué d’une multitude de pièces en aluminium conçues et découpées numériquement. Il en résulte une forme blanche ajourée aux lignes courbes à l’intérieur de laquelle le public peut librement évoluer. Strabic a rencontré l’architecte...


© MARC FORNES & THEVERYMANY / Tous droits réservés – Photo Sophie Fétro, 2012

Pour commencer, pouvez-vous brièvement nous indiquer le point de départ de cette résidence ?

Cette pièce vient à la suite de deux autres prototypes que j’ai développé avec mon agence THEVERYMANY l’année dernière : l’un pour le Centre Pompidou, *Y/STRUC/SURF, et l’autre pour le FRAC Centre, nonLin/Lin Pavilion. Toutefois, Double Agent White ne les répète pas. La grande différence repose sur le fait que les deux premiers prototypes répondaient à des questionnements essentiellement structurels et géométriques. Celui proposé dans le cadre de l’atelier Calder s’appuie sur la volonté de réaliser un environnement au sein duquel le public puisse expérimenter l’espace, ce qui nous permet de renouer petit à petit avec le monde de l’architecture. On peut d’ailleurs dire que c’est notre première architecture habitée car deux personnes ont déjà dormi à l’intérieur !


© MARC FORNES & THEVERYMANY / Tous droits réservés – Photo Sophie Fétro, 2012

À l’occasion de cette résidence à l’Atelier Calder, vouliez-vous vérifier une hypothèse ?

Oui. Tout ça a commencé en se demandant comment obtenir une structure qui ne soit pas un cauchemar d’assemblage. Du fait du lieu, relativement excentré, l’hypothèse principale a donc consisté à vérifier que nous étions capables d’assembler rapidement la pièce avec très peu de moyens logistiques et de personnes. Il y avait également un pari à tenir qui consistait à assembler en une semaine une structure qui fait 7 mètres de long par 6 mètres de large et 3,50 mètres de haut !

Du point de vue de la programmation, quelles sont les principes ou les idées qui sont expérimentées ici ?

Tout d’abord, nous voulions créer un espace tout en se détachant un peu du type de réseau qu’on avait pu faire précédemment. On savait qu’on allait passer d’une problématique de réseau à une problématique de surface. Pour rendre une surface structurelle, il faut essayer de créer le plus de rayons de courbe dans deux directions possibles afin d’augmenter sa rigidité. Le problème était alors d’arriver à décrire, à partir d’éléments plats, une forme générale utilisant énormément de rayons de courbe.

C’est là que le code intervient.

On va alors chercher à décomposer la surface obtenue en éléments simples, on parle de « système de tessellation de surface », développables à plat et optimisés pour les regrouper sur des feuilles standard d’aluminium qui font 1,20 mètres par 2,40 mètres et moins d’1 millimètre d’épaisseur. Ceci constitue un premier travail de descriptive pour lequel nous sommes vraiment à la pointe de ce qui se fait. Ensuite, on a une deuxième partie de code qui consiste à lancer de petits agents, semblables à des fourmis, sur la surface. Chaque agent vient créer une trajectoire et dès que les trajectoires ne peuvent plus évoluer, on obtient une pièce d’aluminium. Ce sont les premiers types d’agents. Les deuxièmes types d’agents vont également parcourir la surface et créer un autre type de trajectoire. Ces trajectoires-là qui connaissent les autres, viennent créer les ouvertures.


© MARC FORNES & THEVERYMANY / Tous droits réservés – Photo Sophie Fétro, 2012

Lors de la conférence que vous avez donnée à Orléans le 26 juin 2012, vous évoquiez l’idée de « pousser le développement computationnel », c’est un peu ça l’idée ?

Oui, parce que j’appartiens encore à la génération de transition qui a été éduquée à l’architecture par le biais du dessin à la main et au rotring, mais qui s’est mise à l’ordinateur. Très tôt, effectivement, j’ai eu accès à des ordinateurs. À la maison, je dessinais déjà sur les premiers Mac pour jouer, mais mon éducation d’architecte s’est faite à la main. Donc, j’ai assisté très vite au développement de nombreux outils et technologies numériques, mais j’ai aussi assisté à l’émergence d’une sorte de soupe digitale, dans le sens où tout le monde, notre agence y compris, ne jugeait que par ce que l’on appelle l’« open source ». Et on s’est rendu compte qu’au lieu de pousser le développement de ce type de technique qui venait homogénéiser la production, il fallait aller un peu plus loin en essayant d’utiliser l’outil numérique d’une façon différente. Étrangement, c’est à travers la réalisation physique qu’on a réussi à trouver notre propre territoire d’exploration. À la différence d’autres architectes qui font essentiellement de la recherche formelle, nous essayons de pousser cette dernière jusqu’à la construction physique.

Pour vous, quel est le statut de cette pièce ? Est-ce une installation artistique, une architecture... ?

En réalité, c’est un prototype d’architecture. Bien que nous nous retrouvons le plus souvent à montrer notre travail dans des endroits liés au milieu de l’art, les démarches que nous développons s’inscrivent dans un travail de recherche en architecture. Le fait, par exemple, d’exposer les plans des pièces, nous permet d’éviter la confusion. Nous souhaitons en effet que les visiteurs ne regardent pas simplement les prototypes que nous faisons comme des installations artistiques. Ensuite, faire un prototype signifie aussi qu’on teste des choses, comme des temps montage, des systèmes d’assemblage particuliers, des motifs... Il y a des tests sur la pièce qui sont définitivement empiriques, ce qui implique des ratés. Ces petites erreurs, ce que nous appelons des « failures », vont en réalité servir de point de départ à la pièce suivante. Au cours des dernières années, certains ratés ont été très visibles, d’autres ont même donné lieu à des collapses de la pièce dans sa totalité, d’autres encore ne sont pas gênants dans le sens où il ne mettent pas en cause la stabilité et l’intégrité de la pièce. C’est le cas pour la pièce du FRAC Centre qui fonctionne très bien. En revanche, certaines imperfections révèlent d’autres problèmes comme un temps d’assemblage trop long, ou bien alors un volume de stockage trop important, ce qui est quelque chose de bien nouveau pour nous architectes car on stocke très rarement des architectures !


NonLin/Lin Pavilion réalisé pour le FRAC Centre.
© MARC FORNES & THEVERYMANY™ | FRAC Centre | photo Francois Lauginie, 2011


NonLin/Lin Pavilion réalisé pour le FRAC Centre.
© MARC FORNES & THEVERYMANY™ | FRAC Centre | photo Francois Lauginie, 2011

Est-ce que quelque chose de l’ordre du dessin persiste encore dans votre approche de l’architecture par le numérique ?

Lors de ma formation d’architecte, je dessinais très peu. Les cours de nus étaient particulièrement difficiles, je n’étais pas spécialement bon pour ça... Paradoxalement, depuis que je fais de la programmation, je dessine beaucoup plus ! Seulement, la nature des dessins a changé, mes carnets de croquis sont maintenant remplis de petits diagrammes, de petits problèmes de relation, de petites équations, de petits principes. De ce côté-là, il y a encore du dessin. La pièce implique surtout beaucoup d’écriture. Lors de la programmation, on passe notre temps à écrire ce qu’on appelle un protocole et des séries de transformations, ensuite on exécute le code.

On parle d’ailleurs plus de génération que vraiment de dessin.

Concernant la fabrication, où ont été réalisées les pièces ?

Malheureusement, tout a été entièrement découpé aux États-Unis puis envoyé en France dans une petite caisse. Cette contrainte de production est d’ailleurs présente dès nos premières réalisations. Au début, on se retrouvait à ôter nos habits de nos valises pour pouvoir embarquer directement nos pièces avec nous dans l’avion. C’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle nous sommes allés nous installer aux États-Unis car tout ce qui est production de type numérique est vraiment beaucoup plus accessible qu’en France. Pour vous donner une idée, le coût d’une découpe est 10 fois moins chère la-bas. Même en comptant les frais d’envoi, le coût de revient est sept fois plus élevé ici. Donc malheureusement on ne peut pas faire autrement pour l’instant... Cependant, on essaie de trouver des personnes intéressées pour faire de la découpe numérique en Europe parce que nous avons beaucoup de demandes ici aussi.

La conception assistée par ordinateur implique beaucoup de programmation, de calcul et d’anticipation, quelle est la part d’improvisation et d’ajustement possible ?

J’appelle cela l’« indétermination précise ». Toutes les structures que nous faisons sont précises, parce qu’elles sont déterminées sous formes de valeurs numériques. Si on exécute plusieurs fois le même code on obtient plusieurs fois la même structure, ce qui est important pour pouvoir corriger des moments. Mais il est quand même question d’« indétermination » parce que tous les codes qu’on écrit comportent tellement d’étapes qu’on est souvent obligé de les exécuter pour voir ce qui en résulte, pour les évaluer, les corriger, les exécuter à nouveau. En revanche, la part d’improvisation au cours de l’assemblage est totalement nulle : chaque pièce étant unique et n’ayant qu’une seule place. Le moment le plus intense de la production est la dernière semaine consacrée au montage dans la mesure où l’on prend l’entière responsabilité de la production. Si jamais il y a eu une erreur en amont, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. La pièce n’est absolument pas modifiable durant cette dernière phase ce qui met une pression importante sur la partie digitale.


© MARC FORNES & THEVERYMANY / Atelier Calder - Tous droits réservés – Photo Guillaume Blanc, 2012

Dans ce travail coexistent à la fois un travail numérique de programmation et de production et quelque chose de l’ordre d’un « faire artisanal »...

Ça provient simplement d’une contrainte. On parle aujourd’hui de « digital craft », qui est ce mixte entre les techniques numériques et les techniques artisanales. Pour nous, il est important d’optimiser nos problèmes. Si à la fin, le temps d’assemblage, du fait qu’il soit manuel, s’avère être trop long et trop complexe, on va essayer de le réduire et de le simplifier. À ce jour, du fait des budgets auxquels on a accès, le montage manuel est malheureusement la seule solution. Dans la mesure où ceci répond à une problématique de budget et de temps, on l’exprime du mieux possible à travers la proposition. Mais, je ne vous cache pas que si on pouvait robotiser l’ensemble de la production afin d’augmenter le niveau de qualité de la pièce, son échelle ou sa durabilité, on pousserait notre production dans cette direction. Mais à ce jour, nous n’avons pas les budgets qui nous permettraient de mener ce type de recherche.

Peut-être pourrait-on faire une différence entre un artisanat de type « classique » lié au « faire manuel » et un artisanat numérique qui se situerait du côté du processus, d’un bidouillage informatique et de la validation des scripts ?

De notre côté on parle de Do It Yourself (DIY). On se situe très clairement dans ce type de démarche de production. Le fait d’écrire nous-mêmes nos scripts nous force à comprendre ce que l’on fait et nous permet de customiser n’importe qu’elle partie du process de design de façon totalement libre et indépendante. Personnellement, j’écris encore 95% des codes et tous les protocoles que nous développons sont inédits. Bien que je ne sois pas programmeur de formation, je le suis devenu dans l’esprit du DIY. Aussi, plutôt que d’utiliser des outils qui, au début des années 2000, valaient une fortune, nous nous sommes dit qu’il valait mieux essayer d’obtenir le même résultat par nous-mêmes mais de façon plus simple. Et cette attitude s’est retrouvée aussi dans la production de certaines pièces. Si nous avions fait uniquement le choix du virtuel, nous serions restés dans une sorte de bulle sans contraintes hormis la puissance des processeurs dont nous disposions.

Là, nous essayons de sortir du virtuel pour essayer de réinformer le numérique et de le faire progresser.


© MARC FORNES & THEVERYMANY / Tous droits réservés – Photo Sophie Fétro, 2012


© MARC FORNES & THEVERYMANY / Tous droits réservés – Photo Sophie Fétro, 2012

Que pensez-vous de la dimension ornementale que peut revêtir l’architecture numérique ? Est-ce que dans votre travail le caractère presque « décoratif » est voulu ou est-ce finalement une conséquence de tout le process numérique ?

C’est bien sûr voulu. Par contre, on ne s’en contente pas. On essaye seulement de faire en sorte que toutes les contraintes de logistique, de production, de code, les paramètres structurels ou même formels ainsi que les questions d’assemblage se matérialisent sous forme d’ornementation. L’amélioration des rayons de courbure, la réduction du nombre d’éléments utiles, l’optimisation de l’envoi des pièces peuvent revêtir une dimension ornementale. Concernant les numéros d’assemblage, ces indications deviennent de moins en moins une ornementation que l’on veut exprimer. On commence à se détacher de ce principe ; d’abord parce qu’on a énormément utilisé ce procédé auparavant ; d’autre part, parce que c’est finalement la partie la moins intelligente du système dans la mesure où la pièce ne connaît qu’elle-même. C’est beaucoup plus intéressant lorsque chaque élément commence à connaître ses voisins, lorsque les ouvertures entrent en relation avec d’autres. À ce moment-là, on choisit le niveau d’ornementation ou le niveau d’information que l’on souhaite exprimer ou pas. Tous les petits rivets qui font partie intégrante de la pièce finale, constituent également, par leurs formes et leurs positions, une sorte d’ornementation, or ils ne sont que le résultat de contraintes d’un assemblage manuel. Bien qu’ils se soient imposés au moment où on a cherché un élément de connexion qui puisse être rapide, peu coûteux et facilement remplaçable, ils sont pour le moment le système le plus efficace que nous ayons trouvé. Maintenant, nous commençons à avoir des commandes pour des pièces permanentes, ce qui nous amène à réfléchir à d’autres modes d’assemblage...

À propos du caractère monochrome de la pièce ?

C’est quelque chose qui nous pose énormément question. Nous avons finalement opté pour le blanc pour deux raisons : la première est liée au site, car il était extrêmement difficile de proposer une pièce qui puisse s’inscrire dans un espace aussi magnifique que l’Atelier Calder. On s’est donc dit qu’on allait s’effacer un tout petit peu, même si on cherchait à obtenir une certaine monumentalité. La deuxième raison est liée à la pièce elle-même. Dans la mesure où de nombreux systèmes de peau ont été expérimentés, on a voulu lisser un peu le tout avec le blanc pour donner une cohérence générale à la pièce. Sur le petit prototype, on se rend compte que le caractère on-off et « pop » des deux couleurs, blanc à l’extérieur et jaune à l’intérieur, est trop explicite. Dans Double Agent White, le blanc permet d’effacer les limites. On revient d’ailleurs à notre formation première d’architecte car toutes les productions qu’on fait sont en réaction aux types d’environnements dans lesquels on évolue au quotidien et qui sont basés sur des angles droits, des limites finies et des espaces mesurables. Nous cherchons à créer des types d’espace, même petits, pour lesquels il est beaucoup plus difficile de donner des dimensions, d’identifier les limites, grâce aux surimpositions de motifs, aux ouvertures qui sont perçues comme aléatoires par le public, etc.


© MARC FORNES & THEVERYMANY / Atelier Calder - Tous droits réservés – Photo Guillaume Blanc, 2012

Avez-vous une idée de la suite que vous allez donner à la proposition que vous avez faite ici à Saché ?

Je pense que l’intérieur est vraiment la réussite de la pièce. C’est vraiment un endroit où on a envie de venir se poser. Dès que l’on passe l’entrée, un changement d’acoustique se produit. On a par exemple un son beaucoup plus atténué dans les petites sphères que dans la grande sphère. C’est une dimension que nous pourrons développer ultérieurement pour d’autres pièces. Une chose est sûre c’est que la pièce de l’Atelier Calder inaugure une nouvelle famille de prototypes caractérisée par une peau structurante qui superpose les deux systèmes d’agents dont je parlais précédemment, c’est pour cela qu’on a appelé cette pièce Double Agent White. On sait déjà que la pièce suivante permettra une meilleure communication entre ces deux systèmes, pour pouvoir peut-être augmenter les liens entre les surfaces et les ouvertures car on commence à comprendre beaucoup plus les chemins de force et les trajectoires. Nous savons donc que nous pousserons sûrement de ce côté-là.

Je remercie tout particulièrement Marc Fornes pour s’être prêté au jeu de cet entretien ainsi que l’Atelier Calder et l’ensemble de son équipe qui nous ont fait le plaisir de nous accueillir dans ce lieu remarquable.

Texte creative commons, images © Atelier Calder 2012 (sauf mention contraire) - Crédits photographiques : Guillaume Blanc. Tous droits réservés.

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