INSPIRE, RESPIRE, ASPIRE
The Dust Channel de Roee Rosen

Article écrit par Zoé Violette. Images : © Roee Rosen sauf mention contraire.

Le charme de l’opérette dynamite les tabous de la société israélienne. L’humour noir de l’artiste polyvalent Roee Rosen, invité au Centre Pompidou cet été, résonne avec brio et insolence. Avec son dernier film The Dust Channel (2016), Roee Rosen met un terme à la série de ses œuvres autour du personnage Maxim Komar-Myshkin (lui-même pseudonyme de l’artiste fictif russe-juif Efim Poplavsky ). Il fait de l’aspirateur Dyson l’objet d’une œuvre cinglante et grotesque sur fond de perversion domestique.

Roee Rosen, The Dust Channel (2016), 2K video, 23 minutes, courtesy of the artist. Trailer. © Roee Rosen.

The Dust Channel est le dernier acte d’une opérette vidéo écrite par le poète fictif Maxim Komar-Myshkin, immigré à Tel Aviv au début des années 2000, écrivain et réalisateur dans l’ex-URSS qui aurait fondé le collectif d’artistes Buried Alive Group. Roee Rosen fait de ce personnage un activiste plongé dans les méandres de l’histoire et de la politique russe, obnubilé par la figure de Vladimir Poutine.

Ce court-métrage musical met en scène l’environnement domestique d’un couple bourgeois israélien hanté par la saleté et la poussière, où la présence de toute entité étrangère est perçue comme intrusive. La xénophobie se traduit ici par un attachement profond à leurs appareils ménagers et plus particulièrement à leur aspirateur – objet central du livret de l’opérette écrit en russe.

Un ménage à trois s’organise ainsi autour du jeune couple et d’un Dyson DC07.

Le livret déroule l’histoire de ce produit industriel, entremêlée à celle de son concepteur, le designer britannique Sir James Dyson (1947). La deuxième partie de cette œuvre insiste plus spécifiquement sur la métaphore militaire et politique symbolisée par l’artefact de l’aspirateur.

Image extraite de Roee Rosen, The Dust Channel (2016), 2K video, 23 minutes, courtesy of the artist. © Roee Rosen.

La puissance symbolique de l’aspirateur

L’aspirateur, symbole du modernisme hygiéniste des années 1930, est l’allégorie d’un idéal occidental lisse et dépoussiéré de son passé. Objet fantasmagorique d’une puissance discrète, il lutte contre les germes infectieux qui, semble-t-il, se cachent dans la poussière. Vecteur d’une nouvelle efficacité technique, ce combat s’organise autour d’une reconfiguration spatiale et sociale.

Ligue de l’organisation ménagère, Mon chez moi, n°20, avril 1925, p.43.

Rappelons l’ambition pacificatrice du Salon des Arts Ménagers, où ces appareils avaient pour visée d’assainir les relations hommes/femmes afin de permettre « la bonne marche de la nation ».

BARISET-MARC, Lucie, « Le Salon des arts ménagers : la ménagère française sous les tirs croisés de l’hygiène et de la rationalisation », in GUIDOT Raymond et JOUSSET Marie-Laure (dir.), Les Bons Génies de la Vie Domestique, Centre Pompidou, 2000, p.46-47.

« Berceau d’un nouvel ordre gestuel, la phobie du “sale” – ou l’obsession du “propre” – prépare le terrain à une nouvelle génération de gestes fondés sur une organisation rationnelle, précise et rigoureuse, qui, au tournant des années vingt, [...] sous le nom de “science domestique”, envahit la plupart des habitudes ménagères. »

Image extraite de Roee Rosen, The Dust Channel (2016), 2K video, 23 minutes, courtesy of the artist. © Roee Rosen.

Le Dyson apparaît donc comme l’aspirateur idéal, le modèle le plus abouti possible, l’excellence du fusil de pointe domestique. Sa virginité et sa forme sophistiquée en font une technologie d’élite, l’arme de combat la plus parfaite qui soit. C’est autour de cette machine que Roee Rosen concentre toute son insolence et son humour, au service d’une cause éminemment politique. L’objet ménager permet de mettre en miroir l’obsession hygiéniste du jeune couple blanc, riche et juif avec la saleté effrayant les visiteurs du foyer. Il en découle un fort effet psychologique et social entre les maîtres de maison et ceux qui y pénètrent (policiers, femmes de ménage ou encore réfugiés). Les femmes de ménage sont perverties sexuellement aussi bien par l’aspirateur que par le concubin. Leurs repas sur-organisés par la disposition minutieuse des éléments de table suivant un plan carré sont perturbés par une chute de miettes ; prétexte inespéré pour se délecter du nettoyage de la salissure en dégainant l’aspirateur. Les rôles de domination entre employés et employeurs sont bousculés, leurs fonctions sociales interverties.

Images extraites de Roee Rosen, The Dust Channel (2016), 2K video, 23 minutes, courtesy of the artist. © Roee Rosen.

L’incongruité des montages de Roee Rosen (des images d’un camp de réfugiés, une masturbation avec un aspirateur ou encore un test de solidité des Dyson juxtaposés aux fragments de discours antipathiques de Benyamin Netanyahou et de James Dyson) met en évidence des tensions sensibles en évoquant tour à tour : la sexualité bridée par l’ordre religieux, la peur de l’autre, la privation de liberté dans l’espace privé, le camp de réfugiés politiques Holot, éclaircissant une certaine forme de violence sectariste israélienne. Ici l’aspirateur prend la forme d’un exutoire, support de toutes les pulsions les plus avilissantes. Entre véritable divertissement parodique et dénonciation politique, l’opérette de Rosen bouleverse les genres.

ROSS, Kristin, Rouler plus vite, Laver plus blanc : modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 60, Paris, Éditions Abbeville, 1997, p.217.

« Indépendamment des différences locales, toutes les études confirment qu’il y eut convergence entre le discours hygiéniste et sanitaire d’une part, et l’expulsion des étrangers, d’autre part. »

Image extraite de Roee Rosen, The Dust Channel (2016), 2K video, 23 minutes, courtesy of the artist. © Roee Rosen.

Bouffonnerie tragique

Au contraire de l’opéra, à la connotation élitiste, l’opérette est une pièce musicale comique souvent parodique et populaire. Celle-ci est à ses débuts très mal vue par l’aristocratie en raison de ses puissantes orientations satiriques. Grâce à des auteurs dramatiques, l’opérette gagne en renommée au cours du XVIIIe siècle. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’elle acquiert ses lettres de noblesse avec les œuvres du compositeur Jacques Offenbach, qui fut entre autres le directeur des Bouffes-Parisiens, haut-lieu de l’opérette de l’époque. C’est cette apparente légèreté du genre que Roee Rosen privilégie dans ce film.

L’opérette chantant la vie du Dyson DC07, mise en regard avec son usage potentiellement affectif et sexuel, offre une critique acerbe de la société dans son ensemble.

La forme chantée et jouée autorise l’ironie oscillant entre vulgarité érotique, insolence politique et subtilité d’un propos à double sens, où l’objet est entraîné comme un militaire avant le combat final. Le but étant de pousser l’étranger en dehors de chez soi, la maison devant paraître propre et débarrassée.

Dans un mouvement de va-et-vient entre un ensemble d’images léchées, soigneusement choisies, une composition orchestrale et un lyrisme savant, Roee Rosen réussit un tour de force comique. De la farce à la dénonciation xénophobe, la double lecture fait rire tout en heurtant. On pourrait facilement résumer cette opérette à une critique banale de la société de consommation, mais sa puissance significative nous offre aussi un point de vue de l’intérieur de la société israélienne. Son titre The Dust Channel, traduit en français par « la chaîne de poussière », fait directement référence au sable du désert israélien, lui-même traduisible par holot en hébreu. Holot, c’est également le nom de ce centre de réfugiés politiques, détenus à long terme par l’état israélien ne reconnaissant pas leur existence.

Image extraite de Roee Rosen, The Dust Channel (2016), 2K video, 23 minutes, courtesy of the artist. © Roee Rosen.

L’opéra contemporain perturbe les codes grâce aux alliances insolites entre appareils ménagers, religions, politique et sexualité. À travers la vision d’artistes comme Roee Rosen ou encore Jim Shaw avec son Prog-rock opera (voir également les installations ci-dessous), l’opéra livre une critique punk de notre société actuelle. À l’heure où le rock se meurt, l’opéra survit.


POUR ALLER PLUS LOIN :

Le site personnel de Roee Rosen

Roee Rosen, Histoire dans la pénombre, exposition au Centre Pompidou du 27 juin au 29 oct. 2018

La rétrospective des films de Roee Rosen au Centre Pompidou

Publications de Roee Rosen aux Presses du Réel


Jim Shaw, Into the Vacuum : Drones, 2007. 8 mixed media instruments from Into the Vacuum performance & DVD projection (loop). Courtesy of the artist and Galerie Praz-Delavallade Paris I Los Angeles.

Le Prog-rock opera, opéra rock créé par Jim Shaw, entamé dans les années 1970 et planifié seulement en 2008, n’est pas encore abouti par manque de financement. Inspiré par les albums conceptuels de Yes, Jim Shaw organise son opéra autour de sa religion fictive Oism. Ces instruments principaux sont des aspirateurs, des poubelles ou encore des jouets pour enfants.

Michigan Stories : Mike Kelley and Jim Shaw exhibition installation view at the MSU Broad, 2017. Photo : Eat Pomegranate Photography. Courtesy of the artist and Galerie Praz-Delavallade Paris I Los Angeles

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