Comment les félins se répartissent le territoire d’un petit port nippon ? Où se situent précisément les plants de tomates de l’île de Manabé ? Et surtout, pourquoi est-il préférable que les amateurs de cartes ne soient pas au pouvoir ? Florent Chavouet, dessinateur de Tokyo Sanpo et de Manabé Shima, passionné de géographie, revient pour Strabic sur sa pratique singulière de la cartographie.
Tokyo Sanpo (2009) et Manabé Shima (2010), couvertures © Éd. Philippe Picquier
Strabic : Comment ta passion pour les cartes est-elle née ? Est-ce lié à tes multiples voyages au Japon ?
J’ai toujours été passionné par les cartes, je les collectionne, j’en dessine… C’est une forme d’autisme, qui est peut-être née au collège-lycée où j’étais toujours le meilleur en histoire-géo. Ensuite, au lycée, le Japon était au programme, avec la Russie et les États-Unis. J’avais du mal à comprendre ce pays : à l’époque, c’était encore le seul pays riche de culture non occidentale, c’était vraiment une anomalie géopolitique. Je voulais aussi savoir comment il était passé du Moyen-âge à l’ère industrielle en trente ans. Le Japon est progressivement devenu une passion, non pas par les mangas ou le cinéma, mais vraiment par la géo. Alors, j’ai commencé à m’intéresser à ce pays et à rencontrer des Japonais. J’ai été invité une première fois à Kōbe et à Osaka par des amis, quinze jours, en touriste. Je partais sans présupposés, sans clichés sur ce pays qu’on dit à la fois super traditionnel et high-tech. Ça a été un festival visuel en permanence ! Ce premier voyage m’a contaminé.
Plan-sommaire Tokyo Sanpo, © Florent Chavouet
Est-ce que le fait de dessiner l’espace t’aidait à demander ton chemin dans un pays dont tu ne comprends pas la langue ?
D’un point de vue pratique, ça ne m’a jamais vraiment aidé. Par contre, en France, j’aime bien dessiner devant des Japonais. « Où t’habites ? Ah oui, tu habites ici, c’est à côté de là ». Puis je leur dessine vite fait une carte du Japon parce que je mémorise facilement la forme des pays. Après, je rentre dans les détails pour les impressionner, histoire de faire le malin. Ça me plaît. J’adore la forme du Japon et, d’une façon générale, je trouve la forme des pays assez esthétique. Parfois, j’imagine que je suis au pouvoir et que je refais ceux qui ne sont pas parfaits. Bon, ça se traduirait évidemment par des millions de morts.
Tokyo Sanpo, ton premier ouvrage, se structure autour de quelques quartiers de Tokyo, dont tu as dessiné les plans. Quel rapport à la ville veux-tu entretenir par là : est-ce que c’est un souci d’exhaustivité, un besoin de comprendre, un tremplin pour l’imagination, un ancrage de tes souvenirs dans des lieux… ?
Un peu de tout cela. Effectivement, il y a le fait d’ancrer spatialement les dessins dans une carte. Mais en fait, ces cartes, c’est la seule chose que je n’ai pas faite sur place, mais à rebours, en France. Suivant les conseils de mon éditeur, Philippe Picquier, on n’a pas suivi la chronologie de mon séjour. Le début est au début et la fin à la fin, mais la réorganisation spatiale a primé sur la réorganisation temporelle. Je voulais raconter des anecdotes, sans forcément représenter les choses les plus connues. Bon, on est un peu obligé de montrer telle ou telle image. Mais je les ai mises au même niveau que d’autres particularités de la rue qui sont plus personnelles. Parce qu’après tout, le bouquin, c’est pas Tokyo en général mais c’est mon Tokyo à moi. C’est vraiment très subjectif, et du coup pas du tout exhaustif.
Plan du quartier Omote Sando, Tokyo Sanpo, © Florent Chavouet
Est-ce que les cartes que tu présentes dans tes livres sont à l’échelle à laquelle tu les as dessinées ?
Tokyo Sanpo est au format de mes dessins, à cinq millimètres près. Les cartes sont les seuls documents imprimés au double du format. Elles ont été agrandies parce que je les avais dessinées en pattes de mouche. La carte de Manabé Shima, mon deuxième livre, est à trois centimètres près comme l’original. Pour celui-là, il y avait un vrai souci d’exhaustivité. Si j’ai fait le projet de partir sur une petite île, c’était pour dessiner le moindre brin d’herbe !
Justement, connais-tu cette fable de Borgès où un empereur exige de ses cartographes qu’ils réalisent une carte à l’échelle 1 afin qu’elle soit totalement exhaustive ?
J’ai eu ce même problème d’échelle sur la carte de Manabé. Je voulais qu’on reconnaisse les maisons. C’est ça qui m’avait motivé à aller en rase campagne japonaise : les maisons y sont charmantes, tout est cassé, rafistolé, il y a plein de petits détails visuels intéressants. Il fallait pouvoir rentrer dans les détails sans oublier que tout devait tenir, d’un point de vue éditorial, sur une seule feuille. Je voulais d’abord répartir la carte sur plusieurs pages. Mais on perdait l’aspect général de la carte, qu’on voit d’un seul coup d’œil. On n’a finalement décidé de faire un grand poster plié à l’intérieur du livre.
Carte-poster de Manabé Shima, Manabé Shima, © Florent Chavouet
Le but de ton voyage à Manabé, c’était d’en faire la carte ?
Non, d’abord un livre. Mais je ne le voyais pas sans carte. Quand je suis arrivé sur l’île, je ne la connaissais pas. Je l’avais choisie parce qu’elle était totalement ordinaire : la campagne anecdotique, populaire, avec des pêcheurs qui boivent. Mais la région m’intéressait parce que la mer y est très découpée. D’ailleurs, on la surnomme la Méditerranée japonaise : plein de petites îles, un labyrinthe de cailloux entre terre et mer. Ça me fascinait. Mais après coup, je me suis rendu compte, en me baladant, que ce n’était pas si petit que ça… On la traverse vite, on comprend vite sa physionomie, on a le sentiment d’être dans une coquille de noix mais, en même temps, quand on en vient à l’idée de faire une carte... ça devient autre chose ! Mais, c’est vrai, à l’époque, j’avais dit aux insulaires que j’allais leur faire une carte. Ils n’en avaient pas de valable pour le pékin qui arrive sur l’île. Alors que c’est un milieu, une situation qui est géniale pour une carte : il y a un village un peu en pente, des petites rues compliquées, mais aussi un aspect complètement naturel, avec les collines, les sentiers.
L’arrivée à Manabé Shima, Manabé Shima, © Florent Chavouet
Donc, sur place, tu pensais souvent à la manière dont tu allais représenter l’espace ?
En fait, la carte je l’ai faite en France. Ça m’a quand même pris deux mois, mais tout ce qui est documentation, croquis préparatoires, remarques techniques, notes sur les couleurs, sur les formes : tout ça, je l’ai fait sur place. Ça représente peut-être deux semaines de mon séjour. J’étais dans les rues avec un carnet où je notais tout : des remarques visuelles que je faisais sur le moment, sur la texture des maisons, sur les teintes de gris… Je prenais beaucoup de photos, toutes les maisons sous différents angles. Mais, souvent, ça ne suffit pas. La photo, c’est plat. Je suis aussi monté sur les collines pour voir le toit des maisons, recouper les formes. En plus, là-bas, les maisons sont très compliquées, ce ne sont pas de simples parallélépipèdes comme chez nous, ce serait trop simple.
À hauteur d’homme, on ne comprend jamais tout.
Secrets de fabrication de la carte-poster de Manabé, © Florent Chavouet
C’est la plus grande carte que j’ai faite et je ne pense pas en faire d’autres comme celle-ci. Pendant deux mois, je n’ai fait que ça du matin au soir. Là-bas, j’avais récupéré plein de cartes. La plus précise que j’avais était un format A4. Je l’ai scannée chez moi en très haute définition pour en faire un grand format, identique à ma feuille blanche et je l’ai affichée en face de moi. J’ai dû retourner chez mes parents pour avoir plus de place ! J’ai démonté une porte pour avoir une table assez grande. Je voulais vraiment être honnête, juste. Par exemple, dans les potagers, lorsque j’ai dessiné des tomates, c’est qu’il y avait vraiment des tomates. C’est bête parce que cette année ça a changé. Mais au moment où j’ai pris mes photos, il y avait des tomates, donc il fallait que je les représente.
C’est amusant ce souci d’objectivité avec les tomates, et la subjectivité des anecdotes personnelles.
Oui, mais ceci dit, sur la carte de Manabé, j’ai fait beaucoup moins de commentaires que sur les cartes de Tokyo parce que justement, je ne voulais pas trop la polluer. Tokyo, c’est tellement grand, il y a tellement de façons de voir cette ville que ça ne me gênait pas de donner ma version à moi. Au contraire, Manabé, c’est l’île à propos de laquelle j’avais trouvé le moins de documentation. Je voulais donc que ça reste une carte et pas la carte de Florent Chavouet. Et puis, je voulais laisser un exemplaire sur l’île, sur lequel les habitants auraient pu marquer ce qu’ils voulaient. « Faites de la pub pour votre resto, c’est fait pour ça, il faut que ça serve ! »
On sent que ça a été un peu difficile de réaliser cette carte. Est-ce que cela a épuisé ton envie d’en réaliser ?
Mine de rien, oui, ça m’a un peu calmé. C’était dur physiquement ! Mais ça n’a rien changé à mon envie de voir des cartes, d’en trouver... J’en referai un jour, mais autrement. Je voulais voir ce que ça faisait de représenter un village vu de haut, en changeant les perspectives.
Étapes de fabrication de la carte, © Florent Chavouet
Il y a effectivement des points de vue différents dans ta carte.
En fait je voulais représenter pour chaque maison la façade la plus évidente quand on se balade dans la rue. Ça ne correspond donc pas toujours avec la perspective qu’on choisit au début. C’est ça l’intérêt d’une carte dessinée par rapport à une carte satellite qui peut être plus précise mais qui ne choisira qu’une perspective, qu’un angle de vue.
Dans Manabé Shima, une carte est un peu différente des autres, c’est la « carte géopolitique de la griffe ». Il y a un côté assez ironique tout à coup...
L’effet comique est apparent, oui, ça me faisait marrer d’analyser des situations de guerre (entre chats) sur un caillou où il ne se passe rien. Ici, mon autisme reprend le dessus. J’analyse les choses avec beaucoup de sérieux : « Ah oui, effectivement, ce chat n’a rien à faire là ! » C’est complètement débile ! Surtout que tout change. Aujourd’hui, il y a peut-être un tiers des chats de l’époque qui n’y sont plus.
Carte géopolitique de la griffe, Manabé Shima, © Florent Chavouet
Dans Tokyo Sanpo, les cartes fonctionnaient comme un fil rouge. Dans Manabé Shima, la carte semble jouer un autre rôle. D’ailleurs, dans ce livre, on trouve aussi des découpages de cartes réelles simplement annotées...
En effet, il traînait toujours des cartes de la région et, quand je m’ennuyais, j’essayais d’apprendre le nom des îles. Aujourd’hui, je les connais toutes. Mais je n’y suis jamais allé. L’objectif de départ, c’était vraiment la parenthèse insulaire, ne pas avoir de parcours, ne pas voyager. J’apprenais les îles puis dans ma tête je m’imaginais : « Il pourrait y avoir une guerre entre cette île et celle-là. Quelle défense mettre en place ? » Ce penchant pour la géopolitique ressurgit toujours !
La carte va-t-elle devenir le fil conducteur de tous tes récits ?
Dans mon prochain projet qui sera une fiction, j’aimerai bien pouvoir caser des cartes de manière logique dans le récit. Que ce soit des détails ou de vraies cartes. Mais le plus dur est que ce soit bien intégré dans le récit et qu’on puisse y revenir. Donc, oui, la carte est mon fil rouge. Peut-être même plus que le Japon. Le Japon, je ne m’en lasse pas, mais il est possible que j’ai bientôt envie de dessiner autre chose. Ce ne serait pas grave.
Fiche technique de Manabé Shima, Manabé Shima, © Florent Chavouet