"Géographie subjective"
Conception collaborative de cartes collectives

Écrit par Margaux Vigne.

D’aucuns diront que l’expression “carte subjective” relève du pléonasme. Oui ! Mais les cartes actuelles de nos villes prétendent néanmoins atteindre une forme d’objectivité et c’est en réaction à ce statut de vérité officielle et scientifique que Catherine Jourdan crée avec des habitants des cartes subjectives.

Philosophe de formation, Catherine Jourdan est aujourd’hui artiste et psychologue. Son travail questionne l’espace urbain et en particulier l’espace public. Géographie subjective réunit, sous un même nom et un même questionnement, divers projets de cartes subjectives réalisées avec des habitants.

"Une carte subjective est une carte réalisée par un habitant ou un groupe d’habitants avec l’aide d’une équipe de géographes du dimanche ou autres artistes. Elle est ensuite imprimée et rendue publique dans les espaces de communication de la ville." [1]






Pourquoi ?

Être cartographe public de la subjectivité collective






"Cartographe public" : un engagement

"L’écrivain public écrit pour et avec autrui tout type de texte à caractère privé, administratif ou professionnel. […] En faisant preuve d’écoute et d’empathie, il est un acteur social qui permet aux individus de répondre à leurs obligations dans une société où l’écrit est omniprésent." [2]

Si l’écriture et la lecture ont cessé d’être l’apanage d’une élite, la cartographie l’est encore relativement. Savoir déchiffrer une carte n’est déjà pas évident, en tracer les contours encore moins. La pratique cartographique peut donc être vue comme un privilège, réservé à ceux qui décident et dessinent l’espace, son actualité et son devenir.

Bien qu’elle travaille souvent dans des milieux urbains dits "défavorisés", Catherine Jourdan n’est pas un Robin des Bois des cartes : la contestation du pouvoir et de la planification urbaine n’est pas son objectif. Il s’agit seulement de venir s’installer dans cet espace d’expression réservé, sans violence, mais sans pour autant demander d’autorisation. Faire faire des cartes à ceux qui n’en font pas, pour ensuite les rendre publiques.

La subjectivité collective plutôt que l’individualité anecdotique

Ce travail permet d’explorer les catégories psychiques de représentations et de construire une subjectivité de groupe qui débouche sur une possibilité, parmi d’autres, de représentation collective. L’enjeu est donc rapidement d’aller au-delà des anecdotes et des petites histoires personnelles. Car, au fond, on ne parle pas de l’espace de chacun mais de l’espace de tous. L’enjeu réel, c’est l’espace public et son rôle dans la société contemporaine d’espace partagé, vécu et imaginé en commun, qui appartient avant tout à ceux qui le vivent et qui devraient donc pouvoir aussi le penser et le dessiner.







Comment ?

Une méthode de conception collaborative






Faire ensemble plutôt que faire pour

Imaginons un cartographe public comme un écrivain public. On se le représente traçant ce que les gens lui dicteraient. Mais Catherine Jourdan revendique la co-conception : il s’agira donc de faire ensemble plutôt que faire pour et de mettre en place des méthodes de conception collaborative : intégrer les multiples points de vue sans obtenir un millefeuille indigeste. Graphistes, designers, artistes, écrivains ou geeks en tout genre seront les petites mains des paroles des habitants, tandis que Catherine Jourdan orchestrera leurs compétences.

Une méthode, la résidence

Le premier jour, tous et toutes, petits et grands, novices et experts, commencent par se pencher, plus attentivement que d’habitude, sur une carte existante du territoire. Juste pour voir ; voir ce qu’il manque, voir ce qu’on en pense. Pas trop longtemps ; elle sera ensuite rangée et plus jamais regardée, l’idée étant de se détacher très vite du carcan de cette transcription unique de la réalité que sont les cartes IGN.

Avec la même volonté de ne pas chercher l’exactitude (et même de la fuir), est interdite au départ toute exploration du territoire. En effet, l’objectif n’est pas de forcer les habitants à “mieux” regarder leur cadre de vie (sous-entendu avec le regard scientifique d’un expert de l’espace), mais justement de leur faire exprimer et traduire leur propre point de vue, aussi imaginaire et inexact soit-il, celui-ci étant considéré comme une richesse inexploitée.

Par conséquent, les temps de parole sont fondamentaux : Catherine Jourdan fait parler les gens et les enregistre. Avec cette matière première, elle élabore un premier squelette de carte : des zones, des lignes, des frontières ; la forme encore floue d’une vision. À partir de là, l’ensemble du processus créatif est fait d’aller-retour : chaque esquisse est corrigée, annotée, raturée, à la main ou directement sur ordinateur, par les habitants, puis reprise par les professionnels.

À mi-parcours un retour vers le réel s’impose. L’épreuve du terrain donc (mais sans carte !), non pas pour corriger mais plutôt pour affiner ou enrichir de détails plus sensibles.

Au codage et au légendage, classiques de la démarche cartographique, s’ajoute le procédé de la figuration. La représentation figurée, et plus largement l’hybridation des codes, laisse plus de marge à l’imagination même si elle correspond moins aux canons des codes cartographiques.

Travaillant très souvent avec de jeunes publics, Catherine Jourdan profite de l’occasion pour les faire réfléchir sur ces questions d’abstraction et de représentation. Si sur une place il y a un cirque, mais que celui-ci n’y est pas tout le temps, il ne va pas être dessiné tel quel. Les enfants réfléchiront à la manière de signaler cette présence éphémère. Au final, ils en viendront à représenter sur la carte les trous permettant d’ancrer les chapiteaux au sol, comme des indices à déchiffrer.








Une carte comme les autres ?

Une "parodie sérieuse"






Une carte qui se déguise en carte

Reprenant un certain nombre de codes conventionnels, la carte subjective usurpe en apparence le statut officiel d’une carte classique. Cela passe par le respect, dans le dessin même, d’un certain nombre de principes graphiques indispensables pour acquérir une légitimité minimum (orientation nord/sud, légende, lisibilité), mais aussi par des codes plus artificiels dans le conditionnement et la communication. L’objet produit sera plié comme il se doit, reprendra les habituelles couvertures des cartes IGN et sera vendu comme tel.

Pour qui et pour faire quoi ?

Ces projets se font toujours dans le cadre de commandes, mais celles-ci peuvent émaner d’instances très différentes : une mairie, une collectivité territoriale, une structure éducative, un musée, une association, etc.

À qui ces cartes sont-elles destinées ? D’après Catherine Jourdan, principalement aux habitants du territoire concerné. Elles ont vocation à être affichées sur place, dans cet espace public qui en est le sujet principal. Cependant, les usages réels qui en sont faits sont mal connus. Cela mériterait d’être étudié.

Représenter l’espace = transformer l’espace ?

Concernant les utilisations possibles de ces documents, on pense forcément à leur éventuel rapport avec une dynamique de transformation de l’espace. Catherine Jourdan s’en défend, en tout cas au niveau de la conception. Elle se refuse à prendre en compte un quelconque objectif de transformation des espaces lorsqu’elle recueille les subjectivités habitantes.

Mais c’est parfois inévitable, car ces cartes participent a minima à changer le regard des décideurs sur leurs villes. Si une mairie passe commande d’un tel projet, c’est aussi pour mieux connaître le contexte urbain et, donc, pour mieux le transformer.







Et ensuite ?

Il est (toujours) possible de changer de point de vue






Ce sont des enfants qui sont jusqu’à maintenant majoritairement concernés par ces projets ; mais c’est plus par opportunité que par réel choix : c’est un public disponible et pour lequel sont possibles de nombreuses initiatives pédagogiques (avec des facilités de financement et d’organisation). Les enfants ont une manière spécifique d’aborder le dessin et la représentation de l’espace qui, de plus, varie beaucoup selon les tranches d’âges concernées. À l’avenir, travailler plus souvent avec des adultes permettrait d’aborder d’autres questions, de bousculer d’autres habitudes.

À ce jour, ont entre autres été réalisées : une carte de Rennes, deux cartes de Nantes par les enfants de deux quartiers différents (La Manufacture et Bellevue/Bourderie) et une carte de Nantes imaginée par des artistes berlinois en regard d’une carte de Berlin imaginée par des artistes nantais. Actuellement, en mars 2012, Catherine Jourdan est en résidence au Luxembourg pour un projet bilingue avec un musée. A également eu lieu un partenariat avec la ville de Saint-Avé : une carte a déjà été réalisée avec les enfants de la commune et le projet va peut-être continuer avec d’autres types de publics.



Catherine Jourdan imagine bien sûr d’autres possibles… Faire des portraits-cartes, ou encore travailler avec des populations nomades pour approcher des rapports au territoire vraiment différents.

Par cette multiplication des angles d’attaques, l’idée est de “faire valoir la mouvance et l’imaginaire de la ville, contre les fixations officielles d’identité des territoires”.

Mais jusqu’où aller ? Chaque individu, chaque groupe, est porteur d’une nouvelle subjectivité, d’un énième point de vue sur l’espace public. Cela peut sembler sans fin, car c’est justement l’emboîtement des échelles de subjectivité et de regards, leurs différences et leurs écarts, qui compose la représentation d’une ville.





POUR ALLER PLUS LOIN :

>Le site de Géographie subjective

>Une interview de Catherine Jourdan

[1Extrait du site internet de Géographie subjective : geographiesubjective.org

[2Wikipédia

texte : creative commons - images : © Géographie subjective

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