L’autonomie du son dans la création artistique est une question non résolue qui accompagne les réflexions des nouveaux médiums et médias. Longtemps impensé au cinéma et au théâtre, sauf exception, le son aurait été mis en avant pour lier des images, pour fictionner le réel, mais jamais pour le rendre plus présent. Imaginons la cartographie des sons de notre monde dans le numérique.
La dernière porte claquée, dernier son après cette journée passée à triturer des ondes longitudinales, Rosco remet en place le rabat de sa parka huilée, le regard sur la porte de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique). Vrombissement régulier des voitures (la pétarade du lointain et le cliquetis du métal après le passage à mi-hauteur). Ça c’est la base, le leitmotiv du trip, il y a la pluie qui commence, petites gouttes insondables à peine achevées. Un clochard qui bougonne dans un coin, le déclic du briquet de la blonde qui passe.
Le klaxon de la Delorean bleue arrivant comme un solo dans la mélodie ramène Rosco à l’e-mail qui lui mâche la tête depuis trois bonnes heures. Ce matin, un ami D.J. de Los Angeles lui envoie un message sur un concours spécial que souhaiterait mener Google, un appel à projets qui consisterait à créer une sorte de Google Street View, mais avec du son en plus de l’image.
Le son arrive avant la forme, l’ouïe est antérieure à la vue. La naissance individuelle est parfois même désignée comme un son. La connaissance n’apparaît pas seulement comme une vision, mais comme une perception auditive. [1]
C’est bien beau tout ça, pense Rosco, mais la dernière fois que je me suis lancé dans un de ces guets-apens, mon coéquipier s’est retrouvé pendu dans un placard à balais de la Silicon Valley (une sombre histoire de piraterie d’imprimante 3D). Une ville à passer au scanner, deux ou trois rendez-vous musclés avec les requins de l’OpenStreetMap, des géants de l’Internet qui nous attendent au tournant, où est la réelle difficulté ?
Une image fixe peut être vue pendant des heures, son exposition n’ayant ni début ni fin, elle est délimitée par son cadre, seule et intransigeante. A contrario, le son ramène à la question du temps, par où commencer à faire entendre le monde ? On ne peut pas, pour retranscrire de façon fidèle un espace sonore, ne faire qu’une prise de son (comme une prise de vue, fixe ou animée). Alors mélangeons les sons certes, mais pour construire quelle réalité ? Et où faire commencer la bande-son ?
Le son enregistré est désamorcé, il n’est plus qu’un simulacre qui n’a plus rien à voir avec le réel. [2]
Notre mémoire capte les sons des ambiances sonores séparément les uns des autres, et nous acceptons ces éléments parce qu’ils nous ramènent à notre vécu ; histoire personnelle, notre vécu de citadin ou d’être rural, la météorologie de notre continent, le taux de nuisance sonore du quartier qu’on habite…
Une bande-son entendue seule dans un espace noir et clos, ramènera vers notre esprit le réel en autant d’images mentales qu’il en faudra. Mais ce réel sera d’abord le nôtre, si on nous dit : « Voilà le son de Mexico », c’est notre imaginaire qui se projettera sur Mexico. Une image de Mexico attestera de la réalité de cette ville de façon beaucoup plus conséquente qu’un son, ce dernier restera quelque peu prisonnier des imaginaires. Le son est histoire de reconstruction, de mise en scène pourrait-on dire.
Après avoir descendu la rue du Renard, Rosco fonce droit vers la Seine, pour se jeter plus facilement dans ses pensées : « Où trouver ma dream team du son pour déposer ce projet et surtout pour y voir plus clair ? Un géographe oui, un urbaniste… et un autre opérateur du son. Mais je ne comprends pas trop là, que veulent-ils associer à ce son ? De l’image ? »
Si l’œil prend du temps pour admirer les constructions que l’homme a produites, l’oreille, au contraire, fuit celles qui lui apparaissent, car ces sons n’ont pas été construits pour elle. [3]
Associer une image fixe à une bande-son reviendrait à créer une sorte de diaporama sonore (un Google Street View avec du son en continu qui varie avec notre navigation). Problème : constamment nous cherchons le référent de ce son dans l’image et s’il ne s’y trouve pas, s’il est biaisé, nous serons déçus et riposterons : « Mensonge ! Ce n’est pas le réel, d’où viennent ces sons ? Mais quel truchement suis-je prêt à accepter ? » C’est parce que le son ne connaît pas d’état arrêté, véritable trame en dérive comme la Seine devant Rosco, il faut le penser avec le déplacement de l’auditeur, imaginer le trajet du promeneur et fixer divers points de vue sonores. À partir de ce moment émergera un son proche du réel, mais qui restera toujours cette trace de mémoire, mémoire du preneur de son.
Ce n’est pas seulement une carte du milieu sonore qui s’impose, c’est une cartographie des mémoires collectives de notre environnement sonore. Quel arpenteur fou se confrontera à l’œuvre ? Et après la réalisation de ce travail, admettons que des Inuits cartographient le son du Bengale (ok c’est absurde), cette bande-son saura-t-elle être indépendante de l’imaginaire inuit face aux bifurcations des choix de mixage, de timbre ou de sélection dans le champ sonore ?
Vérité approximative, vérité tremblée, vérité dans les aberrations microphoniques, la vérité établie en fonction des limites de qualité du capteur et de l’enregistrement […] mais déjà fixée sur la bande, vérité qui échappe. [4]
Et si nous mettions de l’image animée en face de ce son, comme un montage cinématographique asynchrone. Un Google Street View de Big Brother ? Et bien pas forcément… Un direct sonore du monde est d’une part quasi impossible, et de plus il n’est pas souhaitable. Il faudrait arriver à produire des bandes-sons synthétiques d’espace, qui entendues deux ans après leur enregistrement s’approcheraient encore du réel ; tenir compte des conditions météorologiques, des travaux d’une rue, de tous les aléas sonores, bref, prendre en considération la marche sonore du monde.
La notion de point d’écoute aussi peut avoir deux sens, qui sont liés mais pas obligatoirement :
- un sens spatial : d’où entends-je, de quel point de l’espace figure sur l’écran ou dans le son ?
- un sens subjectif : quel personnage, à un moment donné de l’action, est censé particulièrement entendre ce que j’entends moi-même ? [5]
Rosco parle tout haut pour entendre distinctement sa voix depuis son oreille interne : « Peut-être qu’avec ma team, nous pourrions établir une prospective sonore d’un espace sur quelques années et, à partir de cela, construire une bande-son avec des variations automatiques, des pistes sonores qui se glisseraient périodiquement en fonction de caractéristiques à définir. Par contre, je refuse cette démarche scientifique qui consisterait à rendre localisables toutes les sources des sons, cette netteté à la fois infecte et sans détail… Comment faire pour que ce son ne ressemble pas au bourdonnement que l’on entend sur les hauteurs des grandes villes ? »
Comprendre que la subjectivité ne se réduit pas seulement au monde visible impose vis-à-vis du territoire sonore un découpage. Mais en fonction de quels critères le territoire pourrait-il être découpé en espaces sonores ? On peut suivre une classification institutionnelle et politique déjà existante : continent et espace de civilisation, espace supranational puis pays, région, département, commune, ville, quartier, rue…
Comment faire pour que la bande-son d’un espace soit représentative démocratiquement ? Certains quartiers devraient-ils être plus cartographiés que d’autres ? On sait ce qu’a pu causer le nombre d’imperfections du découpage aléatoire des pays, le travail serait plus simple en suivant ce type de frontières. Autrement chaque parcelle du monde, chaque lieu-dit devra être étudié avec minutie pour en comprendre les déterminants sonores.
À l’échelle même d’une rue, disons que tous les vingt numéros, l’ambiance sonore se transforme, à quelle cadence faut-il poser un point d’écoute ? Les problématiques sont infinies.
Les lieux dans lesquels sont produits les sons ne sont pas neutres ; s’ils sont des résonateurs qui marquent la matière, ils sont aussi des lieux sociaux, et leur degré de silence ou la nature de leur bruit de fond exprime une particularité sociale, du calme à la surcharge, à la violence. [6]
Rosco arrive maintenant près du Pont-Neuf, en position d’auditeur éveillé, il ne cesse de tourner ses sons dans tous les sens : « Peut-être devrais-je engager un grand nombre de preneurs de son aguerris et les envoyer aux quatre coins de la planète, comme les frères Lumière l’avaient fait pour récolter des vues de pays exotiques… Les choses ont changé je pense, les agences de presse engagent de moins en moins de reporters pour partir à l’autre bout de la planète, mais elles tissent un réseau de correspondants bien formés et informés. C’est plutôt ça qu’il faudrait mettre en place pour capter le lointain, l’insondable de ce monde…
… Je me souviens, il y a quelques mois, pendant la révolution tunisienne, j’avais voulu voir la ville de Sidi Bouazid, la ville du martyr Mohamed Bouazizi, le jeune qui s’est immolé par le feu devant le gouvernorat. Je n’avais vu sur Google Street View que des images idéalisées et pittoresques d’une Sidi Bouazid gorgée de soleil. Une image touristique venue des habitants eux-mêmes ou de quelques visiteurs… Il me manquait le doux son du tissu déchiré et trempé d’essence, amalgame meurtrit de cocktails Molotov, son dégringolant de je ne sais quelle violence urbaine. »
Une réalité sonore qui fuit, qui se joue de notre imaginaire, une cartographie du monde à repenser, tous ces « impossibles » qui débordent, trop lourds à porter, ce son qui n’a pas de trace mais que le voyageur loge dans son crâne.
S’il n’y a plus de territoire inconnu à l’homme, ne reste-t-il pas (à Rosco, comme à nous-mêmes) cet infini sonore à explorer ?
POUR ALLER PLUS LOIN :
> Clameurs, une application Iphone pour lancer des bouteilles (sonores) à la mer. NoiseTube, un projet scientifique visant à mesurer la pollution sonore à l’aide de données récupérées de smartphones. La Montreal Sound Map et la UK Sound Map, deux beaux exemples de cartes sonores.
> Tokyo Décibels, roman d’Hitonari Tsuji dans lequel un jeune Japonais tente d’établir une cartographie des sons de Tokyo, traduit par Corinne Atlan, éditions Naïve, « Naïve Fictions », 2005.
> Construire l’espace urbain avec les sons de Ricciarda Belgiojoso, éditions L’Harmattan, « Questions contemporaines », Octobre 2010.
> L’Observatoire photographique populaire du paysage de Tours, un site Internet mis en place par l’artiste Alain Bublex. On peut y voir une cartographie de Tours avec des images prises à différents moments de l’année.
> Un voyage virtuel sur Google Street View à bord d’une Peugeot RCZ.
> Une exposition à Madrid sur le photographe Eugène Atget, considéré ironiquement pour ses photos de Paris comme l’ancêtre documentariste de Google Street View.