Inside Taksim
Micro architecture et relevés graphiques d’une lutte

Propos recueillis par le Collectif Etc à Darmstadt en juillet 2014. Images : herkesicinmimarlik et occupygeziarchitecture.

Juillet 2014. Le Collectif Etc intervient au sein d’un workshop international d’architecture, rassemblant des étudiants du monde entier. Durant un mois ils vivent, autoconstruisent et échangent sur le présent et le futur de l’architecture, en lieu et place de grands rassemblements ayant fait date dans l’histoire de la discipline. Parmi la flopée d’étudiants en bleu de travail, Eçe Yetim, une jeune Turque ayant vécu les "évènements" du parc Gezi en 2013, au sein d’une association d’architectes.

Etc : Eçe, tu étais présente au sein des toutes premières manifestations contre le projet de la caserne Taksim. Au début, vous étiez juste un petit groupe de militants et d’étudiants en architecture. Comment tout cela a-t-il commencé ?

Eçe Yetim : Le 16 septembre 2011, l’ancien Premier ministre Erdoğan a annoncé son projet de piétonisation de la place Taksim. L’idée était d’enfouir tous les réseaux de transport et de raser le parc Gezi en coupant environ 600 arbres pour construire un complexe commercial : magasins, hôtels et résidences. Le bâtiment était une réplique de la caserne Taksim, détruite en 1940 dans le cadre d’un projet urbain dirigé par le célèbre urbaniste français Henri Prost. Sauf que le parc Gezi - et la place Taksim - a toujours été le lieu par essence des fêtes et manifestations publiques depuis les prémices de la République. Et ce projet annonçait aussi la destruction de la plus importante source d’oxygène du tissu urbain dense de Beyoğlu.

En réaction, des associations de quartier, militants, étudiants, universitaires, architectes, ONG et partis politiques ont participé à la création des mouvements Taksim Platform et Taksim Solidarity. Des amis de l’association étudiante Architecture for All ont commencé à organiser les pique-niques du parc Gezi. On y rencontrait d’autres étudiants de différentes universités, et les échanges étaient très riches, ce qui prouvait une fois de plus que c’était un lieu de sociabilité très important.

Passées les premières actions, il a fallu un certain temps avant que d’autres groupes se joignent à vous. Comment avez-vous fait pour attirer d’autres publics ? Quels outils avez-vous mis en œuvre pour vous faire voir et entendre ?

Nous avons commencé à proposer des sit-in, et surtout à construire. Nous nous réunissions avec quelques amis à l’école pour préparer des actions d’activation du parc, en communiquant avec des affiches et des dépliants. Durant nos “missions de garde”, on distribuait des flyers sur la place. Des meetings réguliers étaient organisés, des marches et manifestations. Nous avons recueilli 50.000 signatures contre le projet. Ensuite, il y a eu le "Taksim Gezi Park Festival" au printemps, et fin mai, les bulldozers sont entrés dans le parc. L’occupation a commencé de manière plus brutale. De plus en plus de gens se ralliaient au mouvement, mais aucun média ne parlait de Taksim !

Après une nuit mouvementée, la chaine CNN Turk a diffusé un documentaire sur les pingouins… Le décalage était si fort que cet animal est devenu le symbole de la lutte.

Naturellement, les réseaux sociaux ont pris le pas : on enregistrait tout ce qui se passait dans le parc et on publiait en direct via nos smartphones.

Pendant les moments de lutte, l’organisation était très structurée : la première ligne renvoyait les capsules de gaz lacrymogène à la police, ceux à l’arrière nettoyaient les yeux de la première ligne, et les derniers faisaient des graffitis. Les personnes âgées tapaient sur des casseroles et jouaient du sifflet pour faire du bruit. Sur les réseaux sociaux, les gens localisaient les patrouilles de police et diffusaient leurs déplacements. Avec l’aide précieuse des clubs de supporters de football, le parc a été repris à la police. On construisait des barricades dans tous les sens possibles avec des bus brûlés, des voitures de police renversées, des pavés et des barrières en acier...

Concernant les “aménagements”, une cuisine commune, une bibliothèque et la première tente de soin ont été fabriquées sur place. Plus tard, sont arrivés la clinique vétérinaire, le potager, le mémorial des martyrs de Gezi, le mur des besoins, et une estrade pour prendre la parole. Les autres tentes de secours se sont réparties autour des entrées du parc et le nombre de cuisines communes a augmenté, surtout vers le sud de la place où se tenaient les partis politiques et ONG. Les autres constructions se sont installées de façon plus organique, là où il restait du vide. La signalétique était d’abord tenue par les différents drapeaux d’organisations, puis les premières cartes du parc ont été créées, en turc, et immédiatement traduites en anglais. Les slogans des banderoles et graffitis étaient principalement issus du droit à la ville, cher à Lefebvre.

“Taksim est à nous, Istanbul est la nôtre”, “Taksim partout, résistance partout”…

Nous voulions exprimer notre droit à décider de l’avenir de notre ville. La culture du football a aussi influencé quelques slogans.

Et sous les caméras du monde entier, les discours se sont-ils mis à évoluer ? Qu’est-ce qui a changé ? Les graffitis en anglais racontaient-ils autre chose ?

Taksim Solidarity relayait nos revendications. Toutes les décisions étaient traduites en anglais simultanément, afin de diffuser l’information très rapidement. De nombreux journalistes internationaux sont venus sur la place pour communiquer en direct. Des forums de discussions collectives ont été créés dans plusieurs régions et des médias alternatifs turcs sont devenus extrêmement puissants. Une nouvelle chaîne de télévision a été créée. Les façades et les chaussées étaient couvertes de graffitis, ce qui est devenu un moyen très efficace de communiquer entre nous et avec le gouvernement. Les messages étaient majoritairement écrits en turc, mais les plus connus sont en anglais :

“ACAB” (all cops are bastards), “Revolution will not be televised, it will be tweeted”, entre autres.

Les images construisaient ​​les symboles des manifestations : la femme en rouge, le fameux pingouin, l’homme nu, l’homme Talcid, etc. Finalement, le premier ministre a accepté de rencontrer le comité de Taksim Solidarity et plus tard, il a été décidé que Gezi resterait un parc.

Après le retour au calme, qu’est-ce qui a le plus changé d’après toi ?

À Istanbul, il y a eu cette année encore beaucoup de luttes urbaines entre la municipalité et certains quartiers, contre la gentrification, des expulsions et autres destructions de forêts. Mais comme beaucoup de gens ont connu la solidarité et la résistance, les oppositions sont plus facilement entendues et les groupes ont davantage de facilités à s’organiser.

La municipalité a commencé à prendre soin du parc Gezi très méticuleusement : ils plantent des arbres, de l’herbe et de nouvelles fleurs. Ils ont réparé la fontaine et développent un aménagement très particulier, avec des jardins verticaux et des fleurs en forme de tulipes géantes orientales. Presque toutes les surfaces ont été recouvertes par une peinture grise : voilà ce qu’il reste comme trace des manifestations.

À Gezi, onze personnes innocentes sont mortes, plus de vingt ont perdu la vue, des milliers ont été blessées, certaines restent handicapées et plusieurs milliers ont été exposées à la violence physique et morale, simplement pour avoir cru à la liberté. Encore aujourd’hui, vingt-six membres de Taksim Solidarity sont menacés de peines allant jusqu’à quinze ans de prison pour “organisation criminelle”. Leur procès a été reporté à 2015. Mais nous ne devons pas oublier ce dont nous sommes capables, nous résisterons pour notre ville et nos idéaux.



Edit (octobre 2014) : Récemment, dans Validebağ Grooves, site naturel préservé de la municipalité d’Istanbul, la ville tente d’abattre des arbres pour construire une mosquée (il y en a vingt-six dans le quartier) et un nouveau "Hyde Park" sans aucune autorisation légale. Cela fait dix jours qu’on se bat en se relayant pour des tours de garde. Les personnes vivant dans le quartier et les sympathisants venant d’autres endroits comme moi résistent pour démonter le barrage de police qui est au milieu du quartier résidentiel, et pour que la construction soit annulée dès que possible.

Texte : creative commons - Images : [herkesicinmimarlik->www.herkesicinmimarlik.org] et [occupygeziarchitecture->www.occupygeziarchitecture.tumblr.com].

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