J’irai mourir au Ghana
Les cercueils fantaisie de l’atelier Kane Kwei

Article écrit par Laure Koroma-Le Bras. Photographies de l’auteur. Illustrations : © Jérémy Perrodeau.

L’atelier Kane Kwei a été créé au milieu du siècle dernier, à Teshie, au Ghana, sous l’impulsion d’un nouvel art funéraire qui allait vite dépasser les frontières du pays. On y produit des cercueils s’apparentant à des poissons, des bouteilles, des appareils photo surdimensionnés. Ces formes, souvent liées à la profession ou au statut du défunt, ont été déterminées avec les commanditaires dès leur première visite à l’atelier, à l’issue d’une discussion décomplexée. La jeune designer Laure Koroma-Le Bras a eu l’opportunité d’intégrer cet atelier et d’y être formée en tant qu’apprentie. Elle rend compte ici de ce très dépaysant compagnonnage.

Devenir apprentie

* Eric Adjetey Anang est le petit-fils de Seth Kane Kwei, fondateur de l’atelier.

Lorsque je suis arrivée à l’atelier, Eric m’a dit qu’il fallait que j’achète mes propres outils pour pouvoir commencer à travailler. Nous sommes donc allés au Makola Market à la capitale, et nous nous sommes perdus entre les milles échoppes qui vendaient clous, marteaux et autres outils d’ouvriers. J’ai acheté un rabot en bois qui venait de Chine et sur la tranche duquel j’allais devoir graver mon nom.

Sur le chemin du retour, Eric m’a parlé de la cérémonie d’initiation qui allait avoir lieu en mon honneur. Il m’a informé des différentes bouteilles d’alcools et de soda qu’il fallait que j’achète, de l’argent que je devais remettre à la famille et de la chèvre que je devais ramener. N’ayant aucune affinité avec les animaux, ce fut la première fois que j’en achetai un vivant – quelques heures plus tard seulement il allait devenir notre plat du jour.

On se réunit sous une tente bancale érigée pour l’occasion. Mes outils puis les boissons et enfin la chèvre furent présentés au patriarche. Eric m’introduisit ensuite à tous les membres de la famille. Très chaleureusement, ils me firent comprendre que j’étais la bienvenue. On ouvrit une bouteille de gin et plusieurs incantations aux ancêtres furent psalmodiées par l’oncle d’Eric. Quelques instants plus tard, après une discussion mouvementée, on décida du nom ghanéen que je porterai.

Je suis ainsi devenue Kanenié, membre de la famille et de l’atelier.

Un peu plus loin, Reginald et un autre de mes désormais frères enserraient la chèvre à l’aide de cordes. On me fit dévêtir mes jambes. Je me dirigeai anxieuse et électrisée vers un Reginald détendu équipé d’un couteau de chasseur. La gorge fut tranchée rapidement, le sang giclait, un rouge vif colorait le sol. On me présenta la plaie béante et, en quelques secondes, mes jambes furent recouvertes. La tradition voulait que l’initié porte le sang de l’animal afin de marquer son entrée dans la famille.

Le reste de la journée fut dédié à la fête. Nous ne nous mîmes au travail qu’après une bonne nuit de sommeil.

Dans l’atelier

L’atelier est couvert d’une modeste toiture, on y trouve quatre établis bancals, des planches de bois, un étau qui fonctionne, un autre qui ne fonctionne plus, trois poids et une boîte à outils. Celle-ci contient quelques scies, trois vastringues, les rabots de chacun des apprentis, des clous, quelques tournevis, une plane, des marteaux, des ciseaux à bois, des équerres. La plupart de ces outils ne sont plus très performants. Dans une armoire sont rangés les peintures, une bouteille de pétrole utilisée pour diluer la peinture et les tissus avec lesquels on tapisse l’intérieur des cercueils.

Cinq à sept personnes évoluent quotidiennement dans l’atelier. Cedi, le patriarche, est un artisan doué. Il fabrique des cercueils à longueur de journées. Eric assume le rôle de manager. Il achète le bois, les peintures, il accueille les clients et discute souvent avec ses contacts internationaux afin de s’informer de la renommée de l’atelier et des commandes à exporter. Reginald, Moses et Raymond, tous dans leur vingtaine, s’appliquent quant à eux à la construction des cercueils. Ils perfectionnent leur maîtrise du bois en travaillant sur les quatre ou cinq cercueils qui sortent de l’atelier chaque mois. Enfin, Thompson, Stephen, Teteh et moi-même, jeunes apprentis, commençons tous par effectuer de petites tâches comme le ponçage des cercueils, le rangement des outils et le nettoyage de l’atelier.

À la fin de la journée, quand vient le temps de l’expiation, on met le feu aux détritus. Dans les flammes, s’évapore toute fatigue, tout regret, toute frustration.

Généralement, l’apprenti arrive adolescent à l’atelier. Il passe environ trois ans en apprentissage avant de pouvoir être considéré comme fabriquant de cercueils. À ce moment-là, il lui faudra rassembler deux cents dollars, grâce à de petits travaux secondaires, qu’il offrira à l’atelier afin d’obtenir un diplôme symbolique d’artisan. Il pourra alors quitter l’atelier et ouvrir son propre magasin, contribuant ainsi à faire prospérer la pratique des cercueils fantaisie.

Everything is a box

Avant mon départ, j’avais entrepris quelques recherches sur l’art du cercueil au Ghana. J’avais constaté que l’on pouvait clairement différencier, du point de vue du traitement stylistique, les cercueils évoquant une forme naturelle, un animal ou une plante, des cercueils s’apparentant à une forme artificielle, à un objet ou une architecture. D’une part, l’artisan peine à retranscrire la vitalité de l’oiseau ou du poisson. Les motifs, répétés un peu trop régulièrement le long des corps représentés, figent les plumes, les écailles. D’autre part, les formes artificielles, elles, sont grossièrement réduites ou agrandies. Une importante liberté est prise par rapport à certains détails.

Le matériau privilégié pour la construction des cercueils fantaisie entre en jeu dans ces simplifications. Pourquoi choisir le bois ? Pourquoi choisir cette matière à la fois rigide et vivante, au comportement assez imprévisible, aux mille variations, pour modeler un objet industriel ou une forme organique ? Ce choix m’avait d’abord paru un peu étrange.

Mais la relation que j’allais entretenir avec ce matériau durant mes quatre mois d’apprentissage fut très stimulante et ce notamment lorsque je m’efforçais de lui donner l’aspect du plastique ou de la coque rugueuse du homard.

On essayait non seulement de mettre le bois au service de la forme choisie par la famille mais on se démenait également pour mettre la forme choisie au service d’un objet fonctionnel, le cercueil. Quelle que soit l’apparence de l’élément choisi, qu’il soit cylindrique, fin, épais ou irrégulier, notre travail consistait à faire une boîte. C’est d’ailleurs là, au cours de la construction, qu’est révélé le talent de l’artiste et du designer. On manipule ces formes, en essayant de trouver un équilibre entre la boîte, la figure à représenter et l’esthétique propre à tout objet fabriqué en bois.

Trois types d’approche caractérisent la démarche d’Eric. Si la forme choisie est un objet connu de tous, comme un rasoir ou une bouteille, alors le travail tend vers la réplique. Il faut repérer les points clés de l’esthétique de l’objet. Qu’est-ce qui permet de le reconnaître ? Une silhouette, une vis, une surépaisseur à un tel endroit, etc. On agrandit ou on rapetisse, on déforme, on change les proportions de l’objet afin qu’il embrasse sa nouvelle fonction. Avec les formes naturelles, il s’agit le plus souvent d’une interprétation. Parce qu’on ne peut pas parfaitement imiter les courbes, les matières organiques, il faut styliser. C’est là qu’un atelier peut faire sa renommée. Enfin, plus rarement, des commandes indécises, imprécises, sont formulées.

Un mois après mon arrivée par exemple, une famille est venue à l’atelier. Le défunt était vendeur de tissu. Ne trouvant pas un objet précis dans l’environnement de travail de la personne décédée, la famille avait du mal à exprimer clairement sa demande. Eric, après avoir longuement échangé avec la famille, a finalement émis l’idée – assez abstraite – d’un tas de tissus pliés. La diversité des commandes conduit les travailleurs de l’atelier à passer du statut de designer à celui d’artisan ou encore d’artiste.

Do it yourself

Après avoir travaillé quelques semaines sur un homard, Eric m’emmena à Tema, la ville industrielle voisine. Arrivés au port, nous avons acheté un poisson kassava dans la perspective de concevoir un nouveau cercueil. Eric m’avait donné la tâche de le réaliser moi-même. La plupart des apprentis commencent avec un poisson. La forme est bien connue des maîtres de l’atelier et sollicite l’ensemble des techniques que l’on retrouve dans la construction des autres cercueils.

Le poisson fraîchement pêché s’imposa comme une maquette à petite échelle. Il pouvait être décomposé en trois grandes parties : la partie centrale comparable à une ellipse extrudée horizontalement et les deux extrémités s’apparentant à deux pyramides de base elliptique, placées à l’horizontale. Sous la direction d’Eric, j’ai construit un cadre, comme une coupe à l’horizontale. Ce cadre permettait de positionner ces trois parties. Une fois celui-ci terminé, j’ai commencé à mettre en forme, pièce par pièce, les voûtes supérieure et inférieure qui formeraient la partie centrale. Rien n’étant calculé par avance, il me fallait ajuster chaque courbe à l’œil nu. Après avoir joint les nageoires du poisson à l’aide de clous dont on avait coupé la tête, de sorte que la fixation soit aisée à défaire, Eric est venu m’aider à ouvrir le cercueil.

Je me suis assise sur la tête du poisson afin de le stabiliser pendant qu’Eric tirait sur la partie qui ferait office de couvercle. Lorsqu’il a tiré, j’ai senti toutes les pièces de bois bouger. L’espace d’un instant, cette sculpture de bois avait retrouvé l’agilité et la vivacité d’un poisson.

L’objet venait clairement de changer de statut. Quelques secondes auparavant, ce n’était encore qu’une sculpture. L’action – très simple – que l’on venait de réaliser lui avait conféré le statut d’objet utilitaire. Cette ouverture lui offrait une fonction évidente.

Quelques heures avant que le client vienne récupérer le cercueil commandé, on s’applique à en tapisser l’intérieur. On y agrafe tout d’abord une couche de mousse, afin d’assurer un certain confort et éviter que le tissu se déchire au contact de la partie intérieure rugueuse du cercueil. La doublure intérieure est faite de fausse soie — un polyester brillant.

À la fin du mois d’octobre, Eric m’avait dit qu’il me confierait quelques planches de bois afin que je puisse réaliser le cercueil de mon choix. J’étais tombée amoureuse d’une bouteille de talc dans un supermarché d’Accra. Avec ses bourrelets totalement assumés, son packaging arborant une plage idyllique peuplée de cocotiers et l’inscription « Paradis », cette bouteille me fascinait.

En tant que designer, il me semblait pertinent de donner à ce cercueil, mon cercueil, la forme d’un objet qui me captivait. Je devais, comme je l’avais appris à l’atelier, attaquer la construction sans dessin préalable. J’ai longtemps discuté avec Eric de la taille que ce cercueil devait avoir et de la logique de construction à adopter. L’acte de l’artisan ne se réduisait pas à la simple mise à l’échelle d’un objet. Cette forme devait être au service du cercueil. C’est ainsi que j’ai déformé les proportions du flacon, rendu les bourrelets plus géométriques qu’ils ne l’étaient et transformé un des cocotiers en poignée. Après une semaine et demi de travail, la construction toucha à sa fin. Le bois fut poncé, peint et enduit.

Quelques heures avant le décollage de mon avion, je finissais la peinture de la porte et capturais quelques souvenirs de ce cercueil « Paradis » qui allait être exposé à l’avant de l’atelier.

J’irai mourir à Prampram

À l’atelier, j’avais commencé par travailler sur un cercueil fantaisie en forme de coutelas. Il était dédié à feu le chef d’un village éloigné. C’était son fils, un policier prénommé Evans, qui était venu passer commande. J’allais le recroiser quelques semaines plus tard à l’enterrement. Nous avions roulé de nuit pendant de longues heures avec Eric. Nous avions traversé des paysages tout à fait surprenants, très vallonnés et souvent inhabités. La forêt tropicale recouvre la majeure partie du sud du pays.

Nous étions arrivés au village dans la matinée. Un sound system incongru diffusait de la musique. Dans une petite salle, le défunt était paré comme un roi. De grands miroirs reflétaient son corps à l’infini. Trois femmes, les veuves probablement, veillaient. Dehors, des hommes et des femmes de tout âge dansaient. Pour les Ghanéens, pas de tabous. L’enterrement est un spectacle, une célébration, un espace de liberté qui guérit du manque. C’est à la fois le dernier cadeau du défunt offert à sa communauté et un cadeau des proches en l’honneur du mort.

Je me souviens très bien du premier enterrement dont j’ai été témoin au Ghana. Un samedi matin, très tôt, nous nous étions rendus à Prampram. Quelques semaines auparavant, on nous avait acheté un cercueil en forme de cabosse de cacao. Pour accéder au cimetière, il fallait s’éloigner de la civilisation et se perdre dans les hautes herbes. On rendait le corps à la nature sauvage. Elle seule pouvait abriter les incertitudes de l’au-delà. Les murailles érigées par la flore abondante offraient l’intimité nécessaire au recueillement. Les tombes, comme camouflées, ne s’offraient pas au premier venu.

Les proches du défunt ont fini par entourer la tombe, quelques hommes ont déposé le cercueil au fond du gouffre creusé dans la terre humide. La cabosse de cacao étincelait par son jaune brillant, suggérant quelques chants traditionnels aux hommes du village. Plus loin, à travers la végétation, on devinait un autre cortège funéraire accompagné d’une fanfare. Eric, ayant assisté à de nombreux enterrements, s’était éloigné pour téléphoner. Je me rapprochais du cercueil, fascinée. On déposa quelques poignées de terre sur le cercueil.

Sur le chemin du retour, j’en fus définitivement convaincue : un jour, j’irai mourir à Prampram.

tweet partager sur Facebook