L’Être et l’Écran
un selfie philosophique

Article d’Olivier Le Deuff initialement paru le 6 juin 2014 dans Le Guide des égarés.

En 2011, nous avions lu le Court traité du design de Stéphane Vial. Aujourd’hui, nous publions sur nos pages le récent billet d’Olivier Le Deuff du Guide des égarés, à propos de L’Être et l’Écran, dernier ouvrage du philosophe nîmois.

La dédicace d’emblée fait quand même craindre le pire en mentionnant « toutes les petites poucettes ». Nous voilà donc dans l’idéologie des natifs du numérique… Mais commençons plus en avant la lecture de L’Être et l’Écran.

Dans sa préface, Pierre Lévy replace le sujet en évoquant les mots d’ordre dominants actuellement, notamment le fait de parler sans cesse d’innovation. Mais sont aussi évoqués les big data et les digital humanities.

Si Pierre Lévy excuse les journalistes qui exposent souvent des théories simplistes, il déplore le trop grand nombre de théories dispersées ou ponctuelles en sciences humaines et sociales et donc l’absence de visions plus importantes au niveau épistémologique, y compris dans les digital humanities, alors qu’il serait intéressant d’entamer un « travail de fond pour résoudre les immenses problèmes de fragmentation disciplinaire, des testabilités des hypothèses et d’hyperlocalité théorique qui empêchent les sciences humaines d’émerger de leur Moyen Âge épistémologique. » Pierre Lévy met en garde le lecteur contre une vision essentiellement technicienne, qui conduirait à privilégier les outils (le digital) à la mission des sciences humaines et sociales (les humanités).

Il reste néanmoins selon lui qu’il faut apprendre à discerner avant de créer, et probablement mieux saisir le fonctionnement des techniques et des algorithmes pour pouvoir ensuite aller de l’avant. La préface de Pierre Lévy est plutôt bien menée et promet donc, car on suppose que l’ouvrage tente de répondre à l’ambition évoquée plus haut…

Une philosophie matérialiste

L’introduction évoque d’emblée la question de la révolution numérique et tente d’examiner de quelle révolution il s’agit. Selon Vial, elle est en premier lieu mesurable au développement de l’informatique et du web, qui concerne désormais des milliards d’individus. D’autre part, il s’agirait autant d’un évènement technique que philosophique. Selon lui, les machines techniques ont toujours été des machines philosophiques, c’est-à-dire des génératrices du réel. D’où le fait que Vial désigne ces outils comme des machines ontophaniques. S’il accorde une place importante à la technique, il semble vouloir remettre en cause le concept en critiquant ses philosophes, trop ancrés sur des « objets techniques » tandis qu’il faudrait comprendre la technique dans un ensemble plus large. Il faudrait lui préférer une « culture matérielle ». On ne comprend guère ce passage d’ailleurs, si ce n’est qu’il s’agit sans doute d’exercer une critique à la lignée de Simondon qui mène jusqu’à Stiegler. On notera que la mise à l’écart est rapide et sans réels arguments. Par la suite, on comprendra que cette critique porte davantage sur les philosophes technophobes. Vial annonce dans l’introduction qu’il va s’attarder sur le virtuel, selon lui concept d’essence philosophique, qu’il faut revisiter.

Le premier chapitre aborde le système technique en s’appuyant essentiellement sur les travaux de Bertrand Gille puis sur ceux de Jacques Ellul qui a mis en garde contre un système technicien. Vial reconnaît alors que la plupart des philosophes et notamment ceux de la technique ne sont pas parvenus, à l’exception de Simondon, à dépasser le stade de l’angoisse de la technique. Il se pose donc ici contre l’idée d’un système technique fantasmé et agissant comme s’il avait une existence propre. Vial cherche donc à sortir de ce rejet culturel de la technique, en mettant en avant le design, terme créé par Cole en 1849 et qui connait son avènement avec les premières esthétiques industrielles. L’auteur déplore que les philosophes aient trop longtemps ignoré le design.

Chez Vial, le design devient alors « une nouvelle culture qui mêle à la fois l’art, la technique, l’industrie, l’ingénierie, la science, la philosophie et les sciences sociales, et qui est portée par l’espoir de l’innovation mise au service de l’homme ». C’est ce même design qui a déplacé le beau de l’art à l’industrie, quittant la laideur des hauts fourneaux pour aller vers l’esthétique des produits type Apple.

On sent que Vial apprécie beaucoup Steve Jobs. On notera à cet effet la construction étrange de cette phrase : « Le génie de Galilée et celui de Marcel Duchamp méritent autant de figurer au panthéon de l’intelligence que celui de Richard Stallman ou de Steve Jobs »…

Le mélange des genres est sans doute volontaire, mais il est ici symptomatique d’un renversement chronologique terrible, sans compter qu’évoquer ici un quelconque génie nous place finalement dans un imaginaire de la technique fort gênant. L’auteur souhaite par conséquent que les philosophes étudient la créativité présente dans les industries hollywoodiennes et informatiques. Steve Jobs (le véritable maître à penser de Vial ?) est cité à multiples reprises et devient le héraut d’une poétique industrielle. Toutefois, Vial prend soin de parler de Stallman pour compenser cet attrait évident pour les produits Apple. Il revendique l’intérêt du concept de technologie et vante le fait qu’elle vienne davantage jusqu’à nous plutôt que l’inverse, en exerçant une libération plutôt qu’une dépossession. On aurait aimé un discours plus critique et plus mesuré, mais ce n’est pas l’objectif de l’ouvrage.

Le second chapitre prend la suite du précédent et tente de décrire le système technique numérique. Le chapitre montre la prise en compte de plus en plus grande de données et d’éléments d’essence numérique dans nos activités. Cette révolution technique est selon lui une numérisation qui succède à une mécanisation. On se demande quand même par moments si Vial ne nous refait pas le coup de la société de l’information dans ce chapitre.

Le chapitre trois s’attarde sur un changement de perspective, ou plutôt de perception. Comme les peintres de la Renaissance avaient amené de nouvelles manières de voir, il en sera désormais de même pour le numérique. En premier lieu, il y a besoin de forger de nouvelles perceptions face à des objets nouvellement existants. Jusque-là, cela parait assez évident. Pour Vial, il s’agit de construire par conséquent cette perception. Viennent ensuite des passages pas toujours aisés à comprendre, si ce n’est que Vial précise que la perception est autant influencée par notre organisation interne que par une organisation externe, une sorte de culture technique.

Vial construit parfois sa démonstration de façon à ce que le lecteur soit forcément d’accord, comme cette phrase :

p. 137

« le temps des appareils n’est pas seulement celui de la modernité. Le temps des appareils, c’est celui de l’humanité. Nous vivons depuis toujours dans une réalité augmentée. »

L’auteur prend exemple sur le téléphone pour montrer que cette invention a changé les manières d’agir et de percevoir le monde et qu’il a fini par devenir quasi « naturel ». Il en va donc de même pour le numérique, notamment pour les jeunes générations qui ont besoin de ces nouveaux outils pour appréhender le monde dans lequel ils vivent. On peut déplorer que Vial ne fasse pas plus longtemps la critique de l’expression des natifs du numérique, mais c’est sans doute stratégique tant le discours est parfois positiviste…

Le chapitre quatre examine la question du virtuel. Il s’agit ici d’une version inspirée de l’article paru dans MEI (l’article est sur academia.edu). On notera que l’auteur évoque les interfaces graphiques [évoquant leur invention chez Xerox Park] en oubliant l’importance de Douglas Engelbart. Le chapitre retient bien sûr les travaux de Quéau sur la question et considère le virtuel comme un concept dépassé et daté, comme celui de cyberespace, tant le numérique est devenu partie présente d’un monde qu’il a reformaté. En ce sens, on ne peut qu’être difficilement en désaccord une nouvelle fois, tant l’opposition réel/virtuel renvoie à des visions anciennes et aux débuts des débats qui ont intéressé la revue Terminal pendant longtemps.

Le chapitre cinq porte sur l’ontophanie numérique. S’il s’agit de la démonstration la plus personnelle, il ne nous a guère convaincu, d’autant que le mélange entre des références philosophiques et des aspects techniques n’est pas toujours parlant. Sans compter qu’on apprend qu’Alan Turing a inventé le concept d’algorithme ! (voir au moins celui qui lui a donné le nom au concept) en étant celui qui a le premier créé un programme informatique.

C’est vrai qu’on peut considérer Turing comme le premier programmeur, mais on pourrait tout aussi bien remonter à Ada Lovelace voire à Pascal finalement.

L’ouvrage comporte des erreurs informatiques importantes, notamment autour du compilateur.

Un selfie philosophique

On retrouve finalement des passages qui, en voulant louer les informaticiens, tombent dans les écueils d’un discours qui célèbre plus qu’il n’analyse. Si Chateaubriand décrit le génie de Pascal sans rien y comprendre, ici Vial décrit celui de Steve Jobs. En définitive, l’ouvrage manque souvent de dimension critique, et sa Jobsphilie sous-jacente finit par fatiguer. On avait rappelé que ces outils étaient précisément des instruments de flatterie dans le sens de Simondon.

L’ouvrage surfe trop souvent sur des éléments courants et on est paradoxalement proche d’une doxa à laquelle se mêlent des réflexions théoriques. Du coup, cela peut séduire quelques lecteurs pressés, mais on reste toujours sur une impression de superficialité, sans doute liée au fait que l’ouvrage est une réduction d’un travail de thèse plus conséquent. Tout a l’air d’être construit à partir d’observations personnelles. Ce qui n’est pas un mal en soi, une véritable pratique plutôt agréable se fait ressentir, mais elle n’est pas suffisamment compensée par l’observation des autres, sans doute parce que le but du design ici est bien une sorte d’usage programmé et enfermant.

Quelque part, on a l’impression que l’ouvrage se situe finalement entre les écrans de l’auteur (sans doute des produits Apple) et l’auteur lui-même.

Finalement, on a parfois l’impression de lire un selfie philosophique. Ce qui peut parfois séduire, d’autres fois fortement agacer. Plus intéressante est la partie sur le design qui comporte des références et des réflexions opportunes. On sent aussi une expertise professionnelle de la part de l’auteur. Toutefois, on déplorera encore l’absence de critique et la célébration des objets comme l’Ipad d’Apple ou la Wii de Nintendo présentés comme des instruments de libération. On attendrait plus d’un philosophe… mais l’auteur est davantage dans la mouvance que dans la critique. En fait, c’est le design qui cherche à s’emparer de la philosophie et non l’inverse.

L’ouvrage est totalement libéral-compatible de ce point de vue, et paradoxalement sa lecture ne changera pas nos perceptions, car il n’est pas certain que l’auteur donne réellement quelque chose à voir. Bref, une lecture finalement assez décevante pour les critiques évoquées auparavant, mais surtout parce qu’elle ne provoque aucun déclic ni piste de réflexion nouvelle chez nous.


Stéphane Vial, L’Être et l’écran. Comment le numérique change la perception, PUF, 2013.



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