The Believer est d’abord la revue mensuelle publiée aux États-Unis depuis 2003 par McSweeney’s, maison d’édition américaine indépendante fondée en 1998 par Dave Eggers à San Francisco. C’est une revue éclectique qui fonde ses valeurs sur une conception nouvelle de la chronique littéraire, laissant la part belle aux longues interviews, aux critiques littéraires déployées sur plusieurs pages, aux grandes enquêtes aussi bien qu’aux récits de fictions. The Believer, c’est aussi une maquette et un traitement graphique sobre et élégant, avec une couverture signée par l’excellent Charles Burns pour chaque nouveau numéro.
Le Believer en est la version française, traduite et conçue par le comité d’édition d’Inculte. C’est un bel objet, un peu ovni, et qui pourrait bien correspondre à ce que certains appellent un "mook" (contraction de magazine et de book), moitié livre et moitié revue. Le numéro 1, pour le printemps 2012, est sorti en mars. Revue trimestrielle, Le Believer version française a pour ambition de compiler certains articles issus des derniers numéros avec des archives plus anciennes de The Believer et reste au croisement de l’édition, du journalisme, de l’essayisme et de la littérature.
Le Believer plonge ainsi le lecteur dans les cabinets secrets de la création contemporaine, qu’elle soit littéraire, musicale, graphique, cinématographique ou urbaine. On est alors placé au cœur d’une sorte de grand atelier caché… où Nick Hornby apparaît à la première page pour poser sur la table quatre livres récents qu’il a lus et aimés, et nous expliquer pourquoi ces mois-ci, tous les auteurs qu’il a pu lire "ont entre 30 et 40 ans, soit à peu près l’âge le plus jeune qu’(il puisse) supporter sans avoir envie de (se) pendre".
Le numéro 1 du Believer français permet également de retrouver le génialissime auteur de bande dessinées Daniel Clowes qui revient, dans une longue interview, sur son parcours avant Wilson, Ice Haven et Ghostworld. Il raconte ses débuts dans Cracked, quand il avait envoyé à deux reprises la même pile de dessins sous pseudonyme pour qu’elle soit enfin publiée…
On apprend aussi, dans un autre article, que dans un carnet violet aux pages délavées :
le jeune Karl Marx, avant de se faire un nom, écrivait des sonnets, ballades et autres fictions autour de la figure d’un chien constipé.
Un peu plus loin, l’écrivain américain Don DeLillo s’entretient avec le critique rock Greil Marcus (en 2005) sur son roman Great Jones Street publié en 1973 qui met en scène un personnage… "qui n’est pas Bob Dylan". Ensemble, ils interrogent l’idée d’une "histoire latente", une "speculative nonfiction", manière dont les idées et les désirs se transmettent à travers le temps, vivantes dans le monde au-delà des époques, en attente d’être incarnées, reprises, manifestées dans toute forme d’art.
Le Believer semble être dans cette lignée, et permet de croiser certaines questions qui, si elles ne sont pas nécessairement au cœur d’une actualité brûlante, peuvent en tout cas nourrir ceux qui pensent la création artistique contemporaine au-delà des limites du temps et de nos domaines propres.
Cette idée trouve finalement sa plus belle définition dans les mots d’Harry Mathews (il se définit comme "écrivain et oulipien") qui dans son entretien avec Laird Hunt décrit l’Oulipo comme "un parc à huîtres : les frontières du parc sont délimitées par les contraintes de nos histoires, langues, cultures, expériences personnelles, etc. Ensuite il y a la coquille, qui est ce que nous construisons individuellement pour nous protéger de ces contraintes."
Un grain de sable a réussi à s’insinuer dans la chair de l’huître. Au début, il provoque une irritation, mais il permet aussi la production de la perle - une création propre à chacun, mais faite de matériaux absolument étrangers à notre état naturel.
Dans le sillage de cet autre regard sur les mécanismes de création, le premier numéro du Believer français offre une retranscription d’une conférence passionnante donnée par l’auteure anglaise Zadie Smith sur "quelques aspects de son art", dans laquelle elle tente de donner les recettes de son travail de romancière, décrivant les ressorts de la création par l’écriture, quelque part entre une programmation totale et une avancée progressive, à tâtons, déjouant les pièges de ce qu’elle décrit comme étant le "Trouble Obsessionnel de la Finalité".
Lire Le Believer, c’est pratiquer une forme de brassage intelligent, tous azimuts, et toucher du doigt la richesse et la complexité d’un choix éditorial sans hiérarchie ni échelle. Le Believer, dans l’héritage direct de sa version américaine d’origine, se rapproche peut-être d’une forme de "parc à huître" où toutes les histoires, les idées, les tentatives et aspirations sont rassemblées, nourries par les mêmes vagues, les mêmes eaux. Les pages de ce magazine seraient alors le liant par lequel le comité d’édition rassemble sans fil conducteur défini des percées dans les coulisses de ceux qui incarnent des idées et des désirs de création, tissant ainsi les lignes des aspirations actuelles de dépassement, de subversion, d’expérimentation ou de progrès.
C’est ce grand écart, cette corde tendue d’une page à l’autre qui permet de passer, entre autres, de quelques pages d’enquête en immersion dans Christiana (micro-nation indépendante au cœur de Copenhague) à la fin de laquelle le narrateur reçoit deux boules de neige dans le dos, à une analyse des mythes et mystères autour de certains bunkers de béton et autres abris antiatomiques… On referme ensuite ce magazine sur un entretien avec l’acteur américain Steve Carell où il raconte sa carrière, ses débuts, ses derniers jours de tournage pour la série américaine The Office, mais aussi l’amour qu’il porte à sa femme, et des choses aussi essentielles que la façon dont il débarrasse le lave-vaisselle le matin et la manière dont ses deux enfants prétendent être "plutôt cool".
Manifeste d’un éclectisme libre et pourtant cohérent, le Believer est irrésumable : longue vie au Believer. Et vivement le prochain numéro.
Le Believer, n°1, printemps 2012, 15 €. Prochain numéro en librairie le 15 juin 2012.