Le Cavalier du seau
Kafka lu par Calvino

DOCUMENT : Italo Calvino, Leçons américaines, Six propositions pour le prochain millénaire, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Paris, Gallimard, 2017.

En 1985, année de sa disparition, Italo Calvino livre ses célèbres Leçons américaines sous la forme de six propositions pour le troisième millénaire. Persuadé qu’il y a "des choses que la littérature est la seule à pouvoir donner, avec ses moyens spécifiques", il traverse des bibliothèques infinies à partir de six grandes thématiques : Légèreté, Rapidité, Exactitude, Visibilité, Multiplicité, Commencer et finir. Dans la leçon consacrée à la légèreté, l’auteur du Baron perché rend hommage au Cavalier du seau à charbon, personnage principal d’une nouvelle écrite par Franz Kafka lors du très dur hiver 1917, qui rêve d’échapper à la lourdeur des tâches ménagères.

Dans des siècles et des civilisations plus proches de nous, dans les villages où la femme supportait tout le poids d’une vie de contraintes, les sorcières volaient la nuit sur les manches de leurs balais et même sur des véhicules plus légers, comme des épis ou des brins de paille. Avant d’être codifiées par les inquisiteurs, ces visions ont fait partie de l’imaginaire populaire, disons même du vécu. Je crois que ce lien entre désir de lévitation et souffrance de la privation est une constante anthropologique. [...] Je voudrais clore cette conférence en évoquant un texte de Kafka, Des Kübelreiter (Le Cavalier du seau). [...] Le narrateur sort avec un seau vide en quête de charbon pour son poêle. Le long du chemin, le seau lui sert de monture, le soulève même au niveau des premiers étages, le transportant comme s’il était sur la croupe d’un chameau.

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Extrait de : Franz Kafka, Der Kübelreiter, 1917.

Mon arrivée déjà doit être décisive ; c’est pourquoi je monte sur le seau à charbon. Cavalier au seau à charbon, la main levée tenant l’anse, bride la plus simple qui soit, je pivote difficilement dans la descente de l’escalier ; mais en bas, mon seau à charbon s’élève, superbe, superbe ; les chameaux, couchés au niveau du sol, se secouant sous le bâton de leur maître, ne sont pas plus beaux lorsqu’ils se dressent. Trot régulier à travers la rue gelée ; je suis plusieurs fois soulevé au niveau du premier étage ; je ne tombe jamais jusqu’à celui des portes d’entrée. Et je flotte exceptionnellement haut lorsque j’arrive devant la cave voûtée du vendeur, cave au fond de laquelle il est blotti, en train d’écrire assis à sa table ; pour laisser sortir la chaleur extrême, il a ouvert la porte.

"Charbonnier !"

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Bon nombre des récits de Kafka sont mystérieux, et celui-ci tout particulièrement. Peut-être Kafka voulait-il juste nous raconter que sortir à la recherche d’un peu de charbon, par une froide nuit en temps de guerre, se transforme en quête de chevalier errant, en traversée de caravane dans le désert, en vol magique, du simple fait du balancement du seau vide. Mais l’idée de ce seau vide qui vous soulève au-dessus du niveau où se trouvent l’aide mais aussi l’égoïsme d’autrui, ce seau vide signe de privation, et de désir, et de recherche, qui vous élève au point où la plus humble des prières ne pourra plus être exaucée, ouvre la voie à des réflexions sans fin.

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