Depuis les années 60, l’entrée du marketing dans les méthodes classiques de management a mis le consommateur au cœur des préoccupations des compagnies industrielles. De nombreuses stratégies visant l’accroissement de la part de marché telles que la diversification, la différenciation ou les offres promotionnelles sont développées par cette discipline et modifient considérablement les méthodes de production. Leur point commun : répondre au mieux aux attentes du client ou tout au moins lui en donner l’impression...
La diversification consiste en la multiplication des options proposées au client sur la base d’un produit standard. Couleurs, fonctions, qualités, la diversification porte sur de nombreux paramètres. Elle offre au consommateur la possibilité de personnaliser son produit et, en quelque sorte, le pouvoir d’exiger du sur-mesure. Par là, l’entreprise capte une clientèle elle-même plus diversifiée et donc plus vaste.
L’industrie automobile représente probablement le meilleur exemple de ce phénomène. Pour satisfaire une clientèle de plus en plus exigeante, les constructeurs s’efforcent de proposer des modèles standards déclinables en de nombreuses versions. Par exemple, une citadine de milieu de gamme présente généralement un choix de 5 versions de base, 10 couleurs, 5 motorisations et d’une vingtaine d’options soit un nombre théorique de versions différentes dépassant allègrement le millier !
Une complexification incessante des systèmes de production et des méthodes logistiques
Ceci implique évidemment une complexification incessante des systèmes de production et des méthodes logistiques dont nous allons effleurer l’étendue.
Le délai de livraison est un argument commercial très fort dans l’automobile. Afin de garantir une disponibilité acceptable sur une plus grande quantité de modèles, la solution la plus simple est de mettre en place un stock d’exemplaires finis pour chaque version existante. Ces voitures produites sont alors en attente d’un client.
Or, la chasse au stock est devenue ces dernières décennies une spécialité de l’industrie automobile ainsi qu’une nécessité absolue pour le maintien de la compétitivité d’un constructeur. Les fonds nécessaires à la constitution du stock sont bloqués jusqu’à l’arrêt final de la production et la vente du tout dernier véhicule de la série. L’entreprise qui arrive à réduire son stock, toutes choses égales par ailleurs - comme aiment à dire nos amis économistes - dégagera des fonds qu’elle pourra investir dans l’installation ou l’optimisation de moyens de production, et ainsi inquiéter ses concurrents.
L’ordre de fabrication est donné par une commande client.
Afin de concilier les objectifs contradictoires de diversification de l’offre et de réduction des stocks, une des solutions adoptées par les constructeurs passe par la méthode des flux tirés, opposée à la méthode intuitive des flux poussés. Dans cette dernière, les ordres de fabrication sont donnés par le constructeur qui anticipe plus ou moins brillamment la demande à venir. Ceci implique d’avoir un stock de produits finis en fin de chaîne en attente d’un client. Dans la méthode des flux tirés, l’ordre de fabrication est donné par une commande client. En clair, il faut attendre qu’un client achète un modèle donné chez un concessionnaire en précisant la couleur, la motorisation et les options pour que la fabrication de ladite voiture commence.
En pratique, la méthode de production est un savant mélange de flux poussés et de flux tirés, stratégie complexe dont il est impossible de rendre compte ici.
L’organisation de 6000 rendez-vous entre sous-modules.
Une citadine de milieu de gamme comprend un nombre de références, c’est-à-dire de sous-ensembles achetés à des équipementiers ou produits par des usines du groupe (suspension, siège, tableau de bord, châssis, etc.) de l’ordre de 6000. L’assemblage peut être vu comme l’organisation de 6000 rendez-vous entre sous-modules sur la période de temps la plus courte possible. Chaque pièce ou module assemblé doit être adapté au modèle de voiture commandé, que ce soit des pièces produites en interne ou fournies par un sous-traitant. On imagine dès lors la complexité du système d’information à mettre en place, qui doit transmettre en temps réel à tous les acteurs de production, de l’usine d’assemblage aux sous-traitants en passant par les prestataires logistiques, les commandes passées par les clients et le besoin pour chaque pièce.
La complexité de la chaîne logistique n’est pas en reste non plus. Puisque chaque pièce doit être assemblée sur une voiture bien précise, le moindre incident comme le retard d’une livraison d’un sous-traitant peut bloquer toute la chaîne de production.
Questionner la légitimité de mettre en place une politique de diversification
Au vu de la complexité qu’un tel type d’organisation impose, on peut questionner la légitimité de mettre en place une politique de diversification de cet ordre. En effet, les délais accrus, la baisse de qualité et le surcoût inhérents à la mise en place d’un système de production complexe sont-ils pleinement justifiés par le gain obtenu en satisfaisant le désir du client d’avoir un essuie-glace noir brillant et non mat pour aller avec la peinture métallisée choisie ?
Étonnement, et malgré ce que peuvent nous faire croire les catalogues des constructeurs, il semblerait que non ; cette stratégie n’est pas justifiée. La preuve : seule une minorité des modèles vendus est en réalité fabriquée sur ordre du client. Le reste l’est encore selon la méthode des flux poussés. Cette proportion varie évidemment beaucoup d’un marché sur l’autre. La fabrication sur commande est, par exemple, bien plus courante sur le segment des berlines haut-de-gamme en Allemagne que sur celui des utilitaires en Espagne, mais ceci n’enlève rien au constat qui est fait ici.
Un trop grand choix d’options disponibles
Techniquement, cette faible proportion de fabrication à la demande s’explique principalement par le délai supplémentaire nécessaire pour obtenir une voiture sur mesure. Ce constat révèle un aspect du comportement du client : la plasticité de ses demandes. Devant un trop grand choix d’options disponibles, le client se rabat simplement sur ce qui est en stock ou sur ce qui est logistiquement facilement disponible.
Ce phénomène est d’autant plus important que la vente se fait souvent chez un concessionnaire qui a tout intérêt à écouler les voitures qu’il a en stock et oriente donc habilement le client. Les vendeurs touchent d’ailleurs une prime plus importante pour la vente d’un véhicule déjà produit que pour une commande.
On comprend ainsi que la politique de diversification de l’industrie automobile, si elle s’appuie sur une base technique réelle et indiscutable, n’a pas encore pour but de faire une voiture assortie à chaque client. Il s’agit autant d’un argument marketing que d’une véritable pratique. On fait croire au chaland que la variété des modèles théoriquement disponibles et des options telles que la couleur des rétroviseurs sont des critères importants dans le choix d’un constructeur.
Les « configurateurs » de véhicule, application disponible sur les sites internet des principaux constructeurs, en sont un exemple révélateur : ils permettent au client de visualiser dans les moindres détails le modèle précis qu’il désire. On l’attire avec le slogan fort « design your own car » pour ensuite, par comparaison des délais, l’orienter vers un modèle classique et produit en grande quantité.
Peut-on imaginer qu’à terme la personnalisation de certains biens tel que l’automobile dépasse cette difficulté, se répande voire devienne la norme ? Tant que les systèmes de production auront un intérêt à la standardisation notamment par les économies d’échelle qui permettent la réduction des délais et des coûts de biens fabriqués en grande série, la fabrication sur commande restera probablement marginale et relèvera plus de l’argument marketing que d’une réalité commerciale.