La salle de sport est ce lieu où l’on vient s’entraîner physiquement, se dépenser, parfois se détendre mais pas vraiment rêvasser. Pourtant, l’activité sportive peut être propice à la rêverie, qui détourne la pensée des tours et longueurs qui incombent encore au corps.
Ce lieu d’entraînement, où la technologie règne en maître et où les performances de l’équipement rivalisent avec celles de l’utilisateur, se métamorphose au fil des séances – open space, usine, fête foraine, hôpital… La salle de sport comble nos manques d’homme moderne, fait appel à des situations déjà connues et nous transporte ailleurs.
Pratique très répandue en Angleterre, le sport en salle permet de faire du sport tout en prenant soin de soi. L’analyse qui suit repose sur mon expérience et mon interprétation personnelles, après une fréquentation quotidienne de l’un des Health & Fitness Club de Northampton. Il s’agit du Virgin Active Center mais cela aurait pu tout aussi bien être Esporta ou Nuffield Health…
Sur un plateau…
Quand vous arrivez au « Virgin », l’accueil est soigné : une équipe d’hôtesses postées derrière un large comptoir vous salue chaleureusement. Dès l’entrée, vous apercevez le bassin de la piscine, ce qui vous donne déjà une idée du taux de fréquentation du moment. Vous montez à l’étage et arrivez dans la salle principale, la fameuse « salle des machines », où vous reviendrez vous entraîner après être passé aux vestiaires.
Ce qui vous frappe en premier, lorsque vous prenez place dans cet antre dédié au fitness, au stretching et à la musculation, c’est son organisation.
Un véritable open space extrêmement bien agencé. D’abord, une salle centrale et immense (« la salle des machines »), et autour, d’autres salles plus petites, réservées aux cours de Pilates [1] , à la pratique de la Power plate [2] ou aux « V-Cycle classes » [3] .
Dans la salle principale, les machines sont regroupées selon leurs types et caractéristiques et forment ainsi des zones de travail spécialisées : poids de levage pour la musculation, tapis de course pour l’échauffement et extenseurs pour le stretching. Il est intéressant de noter aussi que se forment, sans que la signalétique y invite d’une quelconque façon, des espaces à tendance masculine et d’autres à tendance féminine. Mais en dépit de cet agencement qui crée de véritables cellules de travail, l’espace reste ouvert. Des murs en verre permettent de voir d’une salle à l’autre, d’un étage à un autre. Bref, un vaste espace qui partout se laisse voir dans son ensemble, où les machines proches et tournées les unes vers les autres permettent à chacun de voir et d’être vu.
La salle de sport ne privilégie toutefois pas les contacts entre les utilisateurs, même si elle ne les empêche pas de se parler. Toutes les machines s’utilisent individuellement et ne permettent pas la pratique à plusieurs. En revanche, certains vélos peuvent être mis en concurrence grâce à un logiciel spécifique et proposer aux utilisateurs qui le souhaitent de se livrer à de « fausses courses ». Il est intéressant de noter que l’esprit de compétition auquel on pourrait s’attendre ne prédomine pas. Cependant, la proximité des machines et donc des utilisateurs, ainsi que leur visibilité, favorisent l’émulation. Chacun est concentré sur sa propre activité mais bénéficie en même temps de l’énergie dépensée par son voisin. Une sorte de coaching par procuration.
Comme à l’usine…
“La chaîne” : ces mots évoquaient un enchaînement, saccadé et vif.
La première impression est, au contraire, celle d’un mouvement lent mais continu de toutes les voitures. Quant aux opérations, elles me paraissent faites avec une sorte de monotonie résignée, mais sans la précipitation à laquelle je m’attendais. C’est comme un long glissement glauque, et il s’en dégage, au bout d’un certain temps, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d’éclairs, cycliquement répétés mais réguliers. [4]
L’agencement du lieu attribue à chaque espace un geste sans cesse répété. Cette répétition n’est pas sans rappeler celle vécue sur une chaîne de montage. Et cette peur de « couler » dont parle Robert Linhart dans L’Établi – « si l’ouvrier travaille trop lentement, il “coule”, c’est à dire qu’il se trouve progressivement déporté en aval de son poste […]. Il lui faut alors forcer le rythme pour essayer de remonter » – peut rappeler l’angoisse ressentie sur le tapis roulant lors du premier essai. Si vous n’adaptez pas votre allure à celle de la machine, alors vous perdez l’équilibre et vous retrouvez au sol. Et comment ne pas penser à Metropolis de Fritz Lang (1927) devant les cours d’aérobic et les V-Cycle classes où tous s’agitent ou pédalent ensemble, en rythme et en musique, encouragés par un coach chargé de donner la cadence ?
Un autre aspect nous interpelle, c’est l’attention portée aux détails.
Toutes ces machines sont dotées d’un système électronique permettant à l’utilisateur de les programmer à sa convenance en choisissant le temps d’utilisation, le nombre de kilomètres à parcourir, le nombre de calories à dépenser, l’intensité désirée, etc.
Autrement dit, ces machines sont de phénoménaux outils de mesure capable d’analyser nos performances et de nous les livrer sous forme de graphiques.
Chaque machine a son propre champ d’application et permet de faire travailler telle partie du corps ou telle autre. C’est pourquoi il est recommandé d’en pratiquer plusieurs si l’on ne souhaite pas se retrouver avec une silhouette disgracieuse. On est là pour travailler dans le détail ; c’est ce que les spécialistes appellent « l’isolement musculaire ». Un peu comme une voiture que l’on monterait pièce par pièce, on sculpte son corps membre après membre.
Et enfin, pour terminer de rapprocher ces deux univers, évoquons rapidement l’éclairage au néon, le cliquetis des boutons, des manettes, le vacarme des machines et des systèmes de ventilation.
« Tournez manèges ! »
Qui n’a jamais rêvé de monter des escaliers plus hauts que ceux d’une tour de 30 étages ? Qui n’a jamais rêvé d’emprunter un tapis roulant plus long que celui du Châtelet ? Désormais, c’est possible grâce au matériel de Home Fitness !
Le stepper, le tapis de course et l’elliptique, tous apparus dans les années 1980 aux États-Unis, nous proposent de reproduire des mouvements que nous faisons déjà au quotidien.
Le stepper reproduit les marches d’un escalier. Cette machine ingénieuse qui fait son apparition sur le marché du fitness en 1985 est composée principalement de deux plateaux sur lesquels l’utilisateur positionne ses pieds. Deux pistons permettent d’activer les plateaux et de simuler ainsi la montée des marches, et une console électronique affiche les données relatives à l’exercice. Le stepper permet donc de monter un escalier virtuel dont les marches ne finiraient jamais.
Le tapis de course, quant à lui, permet de reproduire le mouvement de la course à pied en proposant de marcher ou courir (selon l’intensité programmée) sur un tapis roulant, tandis que l’elliptique propose un mouvement de pédalage en ellipse associé à un mouvement de bras d’avant en arrière.
Ce plaisir de la répétition et cet appel de l’activité sans fin, on les retrouve sur le lieu de la fête foraine.
Un tour de manège, puis un autre, et l’on aimerait que cela ne s’arrête jamais. D’attraction en attraction, nos exigences augmentent et se précisent, on est à la recherche de nouvelles sensations : toujours plus haut, toujours plus vite ! En salle, le réflexe c’est d’augmenter la vitesse, ou la puissance. Comme sur le champ de foire, il y en a pour tous les goûts : des machines traditionnelles adaptées au plus grand nombre, et d’autres plus spécifiques, réservées aux initiés ou aux plus sportifs d’entre nous. Si une machine est occupée, on attend patiemment son tour, puis on passe à la suivante.
Un autre point qu’il est intéressant de noter, c’est cette similitude entre certains logiciels de sports proposés en salle et ces simulateurs que l’on trouve dans les salles de jeux et d’arcade. À cette différence près que le corps se démène dans la salle de sport grâce à la machine qui produit un mouvement en adéquation avec ce qui est représenté à l’écran, alors qu’il n’y a qu’immobilité dans la salle de jeux.
Jeu de béquilles
Si nous poursuivons la comparaison, il semblerait que dans une salle d’arcade, l’ergonomie de la machine soit davantage axée sur l’objet lui-même et son apparence. S’il s’agit par exemple d’un simulateur de vol, le cockpit d’avion devra être le plus ressemblant possible afin de permettre à l’utilisateur de se projeter mentalement dans ce nouvel espace. À l’inverse, dans une salle de sport, l’ergonomie de la machine est davantage axée sur la technicité, de façon à ce que la machine permette à l’utilisateur de reproduire le mouvement le plus ressemblant possible à celui qu’il effectuerait sur le véritable engin. Ainsi, l’ergonome de la salle de sport se doit de prendre en compte le corps et ses mécanismes pour concevoir la machine.
Pas étonnant donc que certains appareils de sport passent parfois pour de l’équipement médical.
Même matériaux, même ergonomie. La salle de sport prend des airs d’hôpital.
De plus, quelle différence y a-t-il entre ces appareils de sport et ces appareils de rééducation ? Dans les deux cas, n’agissent-ils pas comme des exosquelettes chargés de soutenir les membres et d’accompagner le corps dans ses mouvements ?
Prévenir ou guérir ? Tout à coup, les deux s’entremêlent.
Il n’est donc pas étonnant de constater que le rapport privilégié institué entre l’utilisateur et sa machine prenne le dessus et défavorise les relations entre les utilisateurs eux-mêmes. Le supporter ou le coéquipier n’est pas tant le voisin que la machine…
Car l’effort et le zèle dont chacun fait preuve sur son engin font surtout penser à un combat mené en tandem par la machine et son utilisateur contre un adversaire invisible qui n’est autre que lui-même… Il n’est question ni d’adversaire ni de tactique puisque l’utilisateur programme lui-même sa machine et l’arrête quand il le souhaite. Et c’est peut-être précisément ce sentiment de maîtrise qui l’incite à repousser les limites dont il est maître. Toujours plus vite, toujours plus longtemps.
La réalité à l’écran
Les écrans sont partout : sur les machines elles-mêmes et dans l’espace de la salle, suspendus au plafond.
Sur les machines, les écrans vous permettent de programmer le mode d’utilisation, et parfois d’utiliser certains systèmes de simulation : si vous êtes à vélo, vous pouvez par exemple opter pour un parcours de montagne avec paysages adéquats à l’écran.
Dans la salle, il s’agit d’écrans télévisés vous présentant différentes émissions en direct (actualités, clips) et des publicités pour des marques de sport sponsors.
Ces différents programmes donnés en simultané provoquent un brouhaha qui ne vous permet pas d’entendre quoi que ce soit. Vous n’avez droit qu’à un défilement d’images.
Ceci vous permet de vous adonner à votre activité préférée (ex. : le rameur) tout en suivant les actualités. Une situation qui se rapproche de très près de l’utilisation que peuvent faire les possesseurs de vélos d’appartement. On fait sa gym tout en regardant la télévision (en France, cette mode fut lancée dans les années 1980 grâce à l’émission dominicale Gym Tonic animée par Véronique et Davina). Certains poussent même le vice plus loin en regardant par exemple le Tour de France en même temps qu’ils pédalent, et en changeant la programmation de leur vélo au fil de l’étape. Ce qui équivaut au simulateur proposé en salle, sauf qu’en prime les paysages sont réels. D’autres, comme les artistes Effi & Amir, prennent le contre-pied de cette pratique en parcourant à deux un marathon, soit 21 kilomètres chacun, sur tapis roulant [5] . Face à face, ils donnent l’impression d’un faux coude-à-coude.
Finalement, l’expérience de la salle de gym revient à quitter son bureau et son écran d’ordinateur pour retrouver un bureau plus grand avec davantage d’écrans.
Sauf que la salle de sport nous extrait de la réalité et que l’écran nous la rappelle. Il s’agit donc dans les deux cas d’une réalité déformée ou de fait simulée ; une simulation de réalité.
Et de la même façon que l’écran capte l’attention, la salle de gym capte notre imagination. Les usagers de la salle de sport ne se laissent pas distraire. Ils sont là dans le seul but de faire du sport et d’avoir une hygiène corporelle saine à tout prix. Et sont entourés de gens présents pour la même raison, contrairement au joggeur qui s’entraîne en ville et qui rencontre sur son chemin d’autres personnes, des promeneurs, des commerçants, etc.
Dans la salle de sport, la culture du résultat prime.
Faire du sport en salle, c’est s’enfermer délibérément dans un endroit où l’on s’adonne à des ersatzs d’activités en plein air. À l’origine, le vélo, le rameur et la course à pied sont des activités qui se pratiquent en extérieur. Dans la salle de sport, on ignore que « prendre l’air » est bénéfique pour la santé et l’on se réjouit de courir au sec.
On gagne en facilité ce que l’on perd en sensations.
En conclusion, la salle de sport, espace technologique par excellence, emprunte, là où l’on ne s’y attend pas, à d’autres univers, technologiques eux aussi. Des sons, des lumières, une scénographie, un vocabulaire de formes, une chorégraphie, etc. Ce qui, par conséquent, et sur un mode pervers, permet à l’usager de renouer avec la pénibilité du travail, la répétition du geste, les loisirs de masse et la consommation.
D’autres images pourraient sans doute être évoquées et invoquées, mais libre à chacun maintenant de vivre l’expérience de la salle de sport comme il l’entend.
En vous souhaitant une bonne séance.