Le design au service de l’enrichissement
Strabic : Comment en es-tu venue à t’intéresser aux zoos ?
Chloé Carpentier : Lors de ma quatrième année aux Arts Déco, j’avais écrit un mémoire sur le thème du jeu. Je cherchais à comprendre comment les jeux reflétaient notre société, d’une manière réelle ou fantasmée. Quelles lois (juridiques, économiques, politiques ou temporelles) régissent l’espace du jeu (le terrain, le plateau ou l’écran) ?
En cinquième année, j’ai essayé d’en tirer un projet de diplôme.
Comme je n’habite pas très loin de la Ménagerie du Jardin des Plantes, je me suis dit que dans l’espace de l’enclos, il devait aussi y avoir une temporalité, des lois, un système politique et économique précis. Ça a fait tilt !
J’ai donc rencontré le directeur de la Ménagerie. On a discuté et il m’a très vite présentée Aude Bourgeois, la vétérinaire responsable de l’enrichissement…
Qu’est-ce que « l’enrichissement » ?
On s’intéresse à ce domaine depuis une trentaine d’années seulement. En Europe, c’est encore plus récent qu’aux États-Unis. L’idée, c’est de créer des stimulations, d’enrichir le milieu captif afin que les animaux puissent exprimer des comportements naturels ou du moins adaptatifs, afin de lutter contre l’ennemi n° 1 au zoo : l’ennui.
Dans la nature, les animaux doivent chercher leur nourriture, se protéger des prédateurs, trouver des partenaires sexuels, se prémunir contre le froid ou la chaleur… Tout cela les occupe beaucoup.
Mais en captivité, on leur donne tout.
La nourriture, elle est là, placée dans la même écuelle deux à trois fois par jour. Le partenaire sexuel, il est là, il n’y a pas le choix. Dans un enclos, le temps est très long.
Mais il faut faire attention. Certaines espèces, par nature, dorment beaucoup. Si une panthère dort plusieurs heures par jour, c’est normal ! Les spécialistes du comportement animal sont là pour nous aider à décrypter tout ça.
Auprès de certaines espèces, l’ennui provoque des pertes de poids, de l’apathie ou encore une baisse de la fertilité. On assiste aussi à des comportements pathologiques : les ours se balancent d’une patte sur l’autre, les fauves tournent en rond, les oiseaux s’arrachent des plumes. Certains individus développent des comportement agressifs ou alors des comportements de soins excessifs.
À la Ménagerie, une mère léchait tellement son petit qu’au bout d’un certain temps celui-ci n’avait presque plus de poils !
Ça, ce n’est pas normal.
On remarque d’autres dérèglements moins graves. Dans la nature, la mue des animaux laineux se fait en trois semaines, parce qu’ils se déplacent beaucoup, ils disposent de nombreux arbres, rochers et autres surfaces rugueuses contre lesquels ils vont pouvoir se gratter en permanence. Dans les zoos, on ne peut pas avoir autant d’arbres vivants non protégés. Dans un enclos où évoluent quatre yacks, plantez deux arbres : ils ne vivent pas longtemps ! On est donc obligé de les protéger ou d’installer des troncs morts. On ne peut pas non plus mettre des objets trop piquants, les animaux risqueraient de se blesser… Les normes de sécurité des zoos sont extrêmement contraignantes. Au final, la mue de ces animaux se fait sur trois mois et on obtient des problèmes de peau, des gales, etc.
L’enjeu de l’enrichissement est donc le suivant : reproduire, dans une certaine mesure, ces conditions naturelles. Qu’il soit structurel, alimentaire ou social, l’enrichissement pense les améliorations possibles.
C’est-à-dire, plus concrètement ?
Il ne s’agit évidemment pas, par exemple, de reproduire en captivité les menaces, les prédateurs présents dans la nature. Mais on peut tout de même essayer de mélanger certaines espèces qui vont chacune défendre leur territoire. Il faudra bien sûr ménager des zones de fuite, des zones de retrait pour les plus petits individus. Créer ce genre d’interactions sociales, c’est très positif.
Souvent, le mélange suffit largement.
Ça, ça se pense au moment de la structuration de l’enclos. Mais à la Ménagerie du Jardin des Plantes, c’est difficile. C’est le deuxième plus ancien zoo au monde, le site est classé. Il est très compliqué d’agrandir les enclos ou de les modifier. Le besoin d’enrichissement est d’autant plus prégnant.
En tant que jeune designer d’objets, comment as-tu procédé ?
J’ai d’abord demandé à la vétérinaire vers quelles espèces il fallait mieux se tourner, dans quels enclos il fallait plutôt intervenir. Travailler avec les singes ou les fauves, c’est très flatteur pour le designer parce qu’ils sont très curieux. Ils vont immédiatement s’intéresser à l’objet que tu leur proposes mais, en réalité, chez eux, les besoins d’enrichissement sont moins urgents. On s’intéresse déjà beaucoup à eux. Je me suis donc tournée vers des espèces moins « populaires ».
Il fallait ensuite choisir un biais. Avec la vétérinaire, on a décidé de prendre en charge la question alimentaire parce que les résultats se font vite connaître. Tous mes prototypes sont liés à la nourriture, mais ils présentent chacun des problématiques transverses. J’ai commencé avec les perroquets et j’ai fait des tests avec d’autres espèces ensuite.
Les prototypes pour les aras ont aussi été le support de recherches chromatiques, que j’ai réalisées avec une étudiante en éthologie. On a essayé de comprendre quelles couleurs étaient les plus attractives auprès de ces oiseaux. On s’est rendu compte que la couleur pouvait optimiser les interactions et l’intérêt que l’animal pouvait porter à l’objet. On a mis tout un processus en place : sur plusieurs jours, sur plusieurs emplacements et sur quatre espèces différentes.
Les résultats allaient dans le même sens indépendamment des espèces : il y avait plus d’interaction avec le jaune, l’orange et le rouge.
Ensuite, j’ai réalisé deux premiers prototypes – un jaune, couleur dite favorite et un vert, couleur a priori peu attractive – pour voir si avec l’alimentation, la couleur jouait toujours. Ça jouait toujours ! Malgré la présence de nourriture dans les deux objets, les aras allaient en priorité et en majorité sur l’objet jaune, même quand il n’y avait plus de nourriture dedans. Ensuite, il a aussi fallu trouver des teintes non nocives car les animaux lèchent les objets. Une importante recherche de matériaux a donc dû être faite.
Les aras ont besoin d’exercer leur bec. Leur nourriture, c’est souvent des coques dures qu’ils doivent casser. Toute la journée, ils mâchouillent des écorces, les recrachent, etc. Ils font du petit bois ! Cela a évidemment influencé la manière avec laquelle je devais tourner le bois de chêne des prototypes. Ceux-ci allaient sûrement être grignotés. J’ai donc pris un bois très dur pour que les aras ne le grignotent pas en une journée mais plutôt en l’espace d’un an. J’ai fait des stries qui leur permettent d’exercer leur bec. C’est un autre type d’enrichissement.
Pour les aras, on a donc : la stimulation alimentaire avec un petit challenge qui consiste à trouver comment pivote l’ouverture, l’attrait pour la couleur que l’on appelle enrichissement sensoriel et l’exercice du bec sur le bois. Voilà comment un objet peut apporter différents types de stimulation.
On pourrait presque faire un parallèle avec les hochets dessinés pour les enfants. Stimulation par la texture, les couleurs, etc.
Exactement ! Les couleurs que j’ai retenues sont celles de la plupart des jouets d’extérieur. Les problématiques sont souvent semblables.
Et puis, comme avec les enfants, impossible de faire de grands discours : ça marche ou ça ne marche pas !
On revient à une certaine essence du design, apporter des solutions à des problèmes sans forcément avoir la possibilité de s’appuyer sur un discours conceptuel ou intellectuel.
Et comment fonctionnent les objets conçus pour différentes espèces ?
Prenons un exemple. J’avais dessiné un prototype pour les kangourous mais il ne se passait rien, j’étais un peu déçue. Je pensais vraiment qu’il allait y avoir beaucoup plus d’interactivité… La chef soigneur m’a dit d’essayer cet objet avec les varans. En fait, contrairement à ce que l’on peut croire, ils sont très vifs, très tenaces. On a mis des morceaux de viande dans les prototypes, on a placé ceux-ci dans le vivarium : très honnêtement, ça n’a pas pris plus d’une minute avant qu’ils comprennent le geste à faire pour obtenir la nourriture ! En moins d’une demi heure, ils avaient tout mangé !
Ils avaient tout compris : « je tourne dans ce sens, mais je regarde derrière ». J’ai vraiment vu le processus se mettre en place dans leur tête…
Ces prototypes « trans-espèces » prennent en compte des manipulations communes à tous les animaux : déplacer, secouer, rouler, etc. Ils sont basés sur des logiques de dispersion de la nourriture. Le problème dans les zoos, c’est que l’on met toujours les croquettes au même endroit. Cela crée une routine et provoque une ingestion trop rapide des aliments. Certains de mes prototypes permettent donc de disperser la nourriture de manière aléatoire. C’est une solution parmi d’autres. On pourrait très bien le faire à la main, mais l’objet va obliger l’animal à faire beaucoup de manipulations et donc à développer un effort pour obtenir sa nourriture. Une certaine logique de prédation est ainsi réactivée (donner des coups de patte, mordre, emmener sa « proie » dans un endroit isolé).
Après avoir été habitués à tout recevoir toujours au même endroit, les animaux ne sont-ils pas un peu « déçus » ?
Non, au contraire, ils sont très stimulés. On a même observé que les animaux préfèrent une nourriture qui n’est pas directement accessible ! J’ai pu le constater avec les perroquets. Un jour, je faisais des tests avec mes prototypes, la nourriture n’était vraiment pas facile d’accès et la soigneuse est arrivée avec un plateau rempli de fruits prédécoupés. Les perroquets n’ont pas bougé des prototypes ! Certes, on parle ici d’animaux qui sont nourris chaque jour, qui ne sont pas affamés. Mais on a souvent observé qu’ils aimaient bien les challenges.
Ils ont faim de distraction !
Oui et surtout de l’expression d’un comportement naturel. Comme dans les sociétés humaines, la question de la transmission des savoir-faire est ici en jeu. Au zoo, si tel geste ne se fait plus d’une génération à l’autre, il est progressivement oublié…
Tes objets ne vont-ils pas eux aussi finir par lasser les animaux, une fois leur logique comprise ?
En réalité, on ne laisse jamais les enrichissements deux jours consécutifs dans le même enclos. Les différents enrichissements sont toujours mis en rotation. On crée ainsi de véritables « programmes » d’enrichissement. Le prototype du « fruit défendu » devra par exemple n’apparaître qu’une fois par mois dans tel espace. Le reste du temps, il est présent dans d’autres enclos. Certains jours, on ne met aucun enrichissement, c’est important pour renouveler l’intérêt le jour où il y en a. On permute tout le temps les types d’enrichissement…
Comment envisages-tu la poursuite de ce projet labellisé par l’Observeur du Design lors de sa dernière édition ?
J’aimerais maintenant contacter d’autres institutions pour le leur présenter. J’ai développé quelques pistes pour mon diplôme mais il y a beaucoup à faire dans ce domaine. Je cherche des partenaires.
Il existe déjà quelques firmes : elles vendent des énormes noix de coco pré-trouées et des gros ballons dans des matériaux assez moches…
En fait, le design ne s’est pas encore emparé de ce domaine.
Dans le secteur des animaux domestiques, des efforts ont été faits dans un style qu’on aime ou que l’on n’aime pas, mais un vrai marché existe. Les zoos restent une niche, sans mauvais jeu de mot. Au fil de mon projet, la question du marché est souvent apparue : « Combien vas-tu les vendre ? À qui ? » L’idée de développer une marque ou un nouveau marché revenait toujours. Ne pas avoir la pression d’investisseurs, c’est le luxe que l’on a lorsqu’on développe un projet de diplôme. Maintenant que je suis diplômée, je dois justement prendre en compte cet aspect. Affaire à suivre !
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