La pensée à l’œuvre

Écrit par Caroline Bougourd, images extraites d’Images de pensée ©Éditions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais

Images de pensée : parler en ces termes semble impliquer une mise en image de la réflexion ainsi qu’une mise en espace de processus cognitifs. Dès lors, la cartographie qui représente des relations spatiales produit-elle par le même coup des « images de pensée » ?

Il y a un an, Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu publiaient un élégant petit ouvrage, Images de pensée, aux éditions de la Réunion des musées nationaux, condensé d’archives de documents non standards longtemps laissés pour compte, aux auteurs parfois illustres. Les deux textes qui encadrent le recueil d’images (signés par Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu pour le premier et par Jean Lauxerois pour le dernier) accompagnent intelligemment la lecture et la compréhension de ces formes graphiques complexes et inattendues.

Héritage d’une pratique réflexive

Alors qu’aujourd’hui apparaissent sur papier ou sur le Net des cartographies de tout poil, ce livre fascinant plonge le lecteur dans une perspective historique élargie. En effet, des sites comme visual complexity sont extrêmement séduisants et semblent renouveler la configuration visuelle et graphique de la pensée. L’internaute peut alors s’imaginer contempler une forme nouvelle. Or, en feuilletant ces Images de pensées, force est de constater qu’il n’est nul besoin de maîtriser les outils et logiciels numériques pour réfléchir graphiquement. Parfois la feuille quadrillée d’un banal cahier et quelques crayons de couleurs suffisent à traduire un cheminement complexe de réflexion. La précarité des moyens n’empêche pas le foisonnement des représentations que l’utilisation formatée des logiciels contraint parfois violemment. Mais de quelle nature sont réellement ces images ? Cartes, schémas, dessins, plans, diagrammes, tracés : comment comprendre ces signes agencés dans un espace neutre, le plus souvent le blanc de la page ?

Chaque représentation projette un monde et se projette dans le monde. [1]

« Escargot mental » pour Paul Valéry, « dessins d’écriture » chez Lacan, « formes pures de l’intuition » selon Kant, l’ouvrage présente une sélection de ces objets de réflexion non identifiés.

Ainsi que le rappellent les auteurs, tous les champs du savoir sont concernés : ornithologie, mathématiques, ethnologie, danse, musique, philosophie, littérature, cinéma… De plus ces images se refusent, par leur hétérogénéité et leur singularité absolues, à toute classification, à toute typologie.

Dès lors, la condition indispensable à l’unification de domaines aussi diversifiés se résume ainsi : « La figure ne devient image de pensée qu’à condition d’être dans des exigences de relations où les signes fonctionnent entre eux. » [2] Et la carte pourrait, à première vue, correspondre à cette définition. Plongeons alors dans quelques-unes des Images de pensée présentées dans l’ouvrage pour préciser cette délimitation.


1_ Bernard Cache, architecte (1958-…), Sans titre, 2009, communiqué par Bernard Cache, septembre 2010, collection particulière.

Par ce schéma, Bernard Cache cherche à synthétiser l’intégralité du traité De Architectura de Vitruve. Ici, il semble difficile de parler de cartographie, même s’il s’agit bien d’une pensée spatialisée : cette image s’apparente davantage à un graphique, voire à une coupe. Les axes orthogonaux et la courbe qui s’y raccroche donnent une vision verticale de la pensée, et cette représentation se détache du plan horizontal dans lequel la carte se développe habituellement.


2_ Alfred H. Barr, historien de l’art (1902-1981), Sans titre, 1936, The Museum of Modern Art, New York.

Les courants et contre-courants de l’art moderne sont ici représentés dans leur perspective historique, une échelle temporelle s’étendant de 1890 à 1930 est lisible en marge. Pour autant, la représentation n’est pas strictement assujettie à un axe qui donnerait l’unique clé de lecture : les relations d’influence entre les groupes sont ici essentielles. Ne pourrait-on pas alors parler de carte relationnelle artistique ?


3_ Henri Langlois, conservateur (1914-1977), Sans titre, 1934, La Cinémathèque française, Paris.

Ce schéma complexe présente la réflexion d’Henri Langlois autour de l’organisation de la future Cinémathèque française. Rendant compte des diverses collaborations potentielles ainsi que des différentes fonctions que remplira ce projet, l’image tient de l’organigramme et pourrait presque être interprétée comme un plan schématique de l’architecture qui abritera l’institution.


4_ Philippe de Jonckheere, artiste (1964-…), Sans titre, extrait du site Désordre, 2005, collection particulière.

Ce labyrinthe visuel un peu confus dans lequel la perte semble inévitable pourrait être l’antithèse de la carte qui est censée nous aider à comprendre et lire un territoire. Ici, le territoire est numérique, et l’on navigue dans la multitude des réseaux entrecroisés, au cœur de pensées simultanées. Philippe de Jonckheere réfléchit par cette image à l’organisation de son site Internet Désordre qui renvoie vers toutes sortes de contenus disponibles sur la Toile. Il s’agit donc d’une représentation spatialisée de ce matériau virtuel qu’est le Web.


5_ Johannes Itten, artiste (1887-1967), Dreidimensionales Denken, 1919-1920, Kunstmuseum, Berne.

L’image, qui a pour objet de spatialiser la couleur, dont l’auteur est l’un des grands théoriciens, n’évoque pas tant la carte que le globe terrestre. Johannes Itten parle à son propos de « pensée tridimensionnelle », et le vocabulaire qu’il utilise pour présenter les grands principes colorés à ses étudiants reprend un vocabulaire de parcours géographique : « se promener dans la couleur », « suivre un chemin », « les hauteurs ou les profondeurs », « la troisième région », « la lumineuse couleur de l’équateur »… Le théoricien et enseignant du Bauhaus nous familiarise avec l’idée qu’une pensée ne se déploie pas forcément dans la linéaire continuité du temps ni dans la seule planéité de la carte, mais qu’elle peut aussi investir les trois dimensions de l’espace.

[L’image de pensée] a le charme de l’inachevé – et la grâce du commencement. [3]

Ce qui apparaît à la lumière de ces exemples, c’est que la distinction fondamentale entre carte et image de pensée est dans la définition de l’image. Alors que la carte veut donner à voir, à lire, à comprendre un territoire spatial ou relationnel précis, l’image de pensée est un processus de réflexion où les formes en gestation sont incertaines. La pensée surgit progressivement, sans intention esthétique prédéfinie, sans volonté de proposer une belle image comme cela peut être la tentation dans certaines pratiques cartographiques.

Autre différence majeure : ces images sont destinées au regard intérieur de l’auteur et chaque figure est unique, aucune répétition d’un système n’est possible. La carte quant à elle procède par légende, par renvoi à un système, à une grille de lecture partagée.

Finalement, si ces images de pensée sont à la marge de la pratique cartographique, par leur nature même, elles donnent à penser la carte autrement.

Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu, Images de pensée, Éditions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, Paris, 2011, 128 pages.

[1Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu

[2Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu

[3Jean Lauxerois

Texte : creative commons, images ©Éditions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais

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