Sanitation
Mierle Laderman Ukeles : l’art de la maintenance

Article écrit par Mathilde Sauzet. Illustration : © Élodie Lascar.

Mierle Laderman Ukeles (1939) a été pendant 38 ans en « résidence artistique » dans les services d’hygiène et d’assainissement de la ville de New York.

À la fin des année soixante, la jeune artiste s’affirme au sein des turbulences sociales de cette période et prend part, au côté de la théoricienne Lucy R. Lippard, au renouvellement de l’art conceptuel. L’art de la maintenance, qu’elle défend et pratique encore aujourd’hui, rassemble ses titres de femme, féministe, mère, ouvrière, activiste sociale dans une seule mais non moins hétéroclite activité artistique.

Après la matérialité, après la maternité

Mierle Laderman Ukeles étudie au Pratt Institute de New York et oriente rapidement son travail de sculpture vers les problématiques de l’art abstrait. Ses inspirateurs ne sont autres que Marcel Duchamp, Jackson Pollock, et son collègue de classe Raphael Montañez Ortiz. À ce moment-là, elle façonne de grands rembourrages de textiles aux allures viscérales, phalliques diront d’autres, sujets d’obsession sexuelle et pornographique, selon la direction de l’école, qui lui demande au cours de son cursus de cesser prestement cette production sous condition d’expulsion. Ukeles, affectée par la violence de cette mesure coercitive si loin des questions esthétiques abandonne sa formation universitaire.

« Conversation : Mierle Laderman Ukeles with Maya Harakawa », The Brooklyn Rail, 4 octobre 2016.

La sculpture la préoccupe une brève période à son installation dans le Colorado, puis les formes qu’elle fabrique commencent à l’encombrer. « La matérialité est devenu un poids : au lieu d’être un moyen d’expression, elle est devenue quelque chose dont il fallait s’occuper. » Elle se tourne plusieurs années vers des sculptures gonflables géantes et en 1967 vint un bébé. La vie quotidienne de l’artiste est alors partagée entre un temps d’atelier et un temps domestique. Le passage de l’un à l’autre pose problème : le plaisir d’un temps avec l’enfant rencontre à nouveau les contraintes concrètes de la surveillance et du soin, contournées quelques années auparavant dans sa production d’œuvres. L’artiste résout l’antagonisme qui la tiraille ainsi :

Ibid.

« Qu’il s’agisse d’un enfant, d’une institution ou d’une ville, c’est la même chose : si on veut qu’ils se développent, on doit faire beaucoup de maintenance, énormément de maintenance. »

Le postulat posé, elle ne se voue pas pour autant sereinement à la vie domestique. S’ajoute aux problématiques maternelles concrètes, un certain mépris social, du monde de l’art particulièrement. Entretien, soin, alimentation, l’artiste répertorie les différents rôles de maintenance d’une société organisée et constate le peu d’intérêt qu’y portent les citoyens. La création, l’invention s’imposent comme des évidences dans le travail artistique ; qu’en est-il de la permanence, de la pérennité des activités ? Pourquoi la réalisation d’une sculpture, d’une peinture, d’une vidéo n’est-elle jamais abordée sous l’angle du labeur de l’ouvrage ? Et pourquoi concevoir et s’occuper d’un enfant ne suscitait pas de questions de création ?

« Où es-tu Jackson ? Où es-tu Marcel ? » se souvient s’être demandé l’artiste en changeant une couche. Mentors artistes et féministes ne répondaient plus à la complexité de ses revendications. Se faire interdire des formes, délaisser les matériaux et prendre conscience du mépris porté aux tâches propres aux métiers : ces quelques éléments biographiques participèrent à l’orientation dématérialisée, conceptuelle et sociale de la démarche artistique de Mierle Laderman Ukeles.

Mierle Laderman Ukeles, “Manifesto for Maintenance Art, 1969 !”, Artforum, 1971.

« Mais, après la révolution, qui va ramasser les poubelles lundi matin ? »

Patricia C. Phillips, Mierle Laderman Ukeles : Maintenance Art, Prestel, 2016.

L’art de la maintenance

La colère monte graduellement jusqu’en 1969, année où elle décide de poser les règles d’un art du soin, de l’attention et de l’entretien dans un texte intitulé « Manifesto for Maintenance Art, 1969 ! » publié dans Artforum en 1971.

Mierle Laderman Ukeles, “Manifesto for Maintenance Art, 1969 !”, op. cit.

« Désormais, je vais simplement faire ces choses du quotidien qui sont de l’ordre de l’entretien (de la maintenance), je vais les projeter jusqu’à la conscience, je vais les exposer en tant qu’art. (…) L’exposition pourra sembler "vide" d’art mais elle sera entretenue aux yeux du grand public. »

La théoricienne et activiste Lucy R. Lippard, observatrice des nouvelles formes d’art sans objet, militante pour la reconnaissance du travail des femmes artistes, reconnait dans ce texte une posture conceptuelle singulière, en écho aux démarches qu’elle défendait à l’époque (Vito Acconci, Hans Haacke, Adrian Piper, Martha Rosler…). En 1973, Lippard organise l’exposition d’art conceptuel féministe c 7,500 au Walker Art Center, à Los Angeles avec Eleanor Antin, Christine Kozlov, N.E. Thing Co. Ltd. ou encore Athena Tacho. Mierle Lademan Ukeles y présente Maintenance Art Tasks, un album photo de tâches accomplies à la maison, dans des espaces d’exposition et dans la rue. La même année, elle réalise au musée Wadsworth Atheneum, Hartford (Connecticut) Washing/Tracks/Maintenance : lavage des vitres et des sols du musée aux heures d’ouverture, remplacement des gardiens et collecte des clés de toutes les serrures de l’institution. Il s’agit alors de devenir un agent indispensable, surmené et grotesque.

Ibid.

« Maintenance is a drag. »

Mierle Laderman Ukeles différencie la maintenance du travail par la répétitivité, l’invisibilité et l’inertie des tâches. Tout ce qui est, dit-elle, à l’opposé de ce qu’impose le capitalisme : la nouveauté, la performance, le rendement, etc. Comme travaillait à le rendre visible Lucy R. Lippard, les années 1970 sont marquées par les efforts faits par de nombreux et nombreuses artistes pour la reconnaissance sociale du travail ouvrier, domestique et éducatif. Ils détournent au titre de l’art des gestes répétitifs, mécaniques, anti-créatifs, ils impliquent des participants amateurs ou militants pour des actions collectives, et ils usent de technologies élémentaires pour rendre intelligibles les systèmes de forces en jeu.

Yvonne Rainer, entretien avec Christophe Wavelet, Danse publique et communauté : Trio A et autres pièces ou films d’Yvonne Rainer, Rue Descartes, 2004/2 (n° 44), PUF.

À cette période, la danseuse et chorégraphe Yvonne Rainer inventait des protocoles à danser, revenait au geste minimal de la marche et développait des recherches sur l’interprétation de ce qu’elle nomma « l’actant neutre ». En 1975, Martha Rosler filmait en plan fixe dans une cuisine son lexique culinaire Semiotics of the kitchen. Était-il question pour elles aussi de maintenance ?

Martha Rosler, Semiotics of the kitchen, 1975.

Entretien de Mierle Laderman Ukeles avec Ryan Bartholomew “Manifesto for Maintenance Art : A Conversation With Mierle Laderman Ukeles.” Art In America, 30 mars 2009.

À revers de l’extraordinaire, comme le mentionne Mierle Laderman Ukeles, l’intention était « d’écouter le bourdonnement de la vie quotidienne. »



Sanitation services

Lors d’une exposition au Whitney Museum en 1976, l’artiste convie les trois cents employés d’un bâtiment de bureaux du district pour considérer une heure de leur activité chaque jour comme une activité artistique et documente en polaroïd les choix des travailleurs. En réaction à cette performance intitulée I Make Maintenance Art One Hour Everyday, et en référence aux difficultés financières de la ville de New York de l’époque, un critique d’art propose ironiquement que les services d’assainissement puissent considérer leur travail comme de l’art et remplacer les coupes budgétaires par des subventions du National Endowment for the Arts (fonds national de soutien aux arts). Engagée dans la critique institutionnelle selon une méthode approchant l’observation participante, Mierle Laderman Ukeles prend la raillerie au mot et contacte le directeur du service Sanitation de la ville pour une collaboration. Ce dernier accepte à condition de faire de l’art avec les 10 000 employés et Mierle Laderman Ukeles commence une résidence au long cours, contractualisée mais non financée.

Mierle Laderman Ukeles, Touch Sanitation, 1977.
Collection 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz (FR)
© Mierle Laderman Ukeles

Les plans de répartition des zones et des circulations des équipes, les systèmes de traitement des ordures, les lieux de stockage, d’enfouissement et de tri offrent un terrain à la pratique de l’art conceptuel de Mierle Laderman Ukeles. L’invisibilité de centaines d’hommes qui veillent au fonctionnement de la ville - les sanmen - la frappe. La performance fondatrice Touch Sanitation consiste à aller serrer la main à tous les éboueurs de la ville sur leur parcours ou lieu de travail et à les remercier de « garder New York en vie ». Acte conceptuel certes, mais comment ne pas voir dans ce geste une pointe de démagogie ?

Ibid.

« En tant que féministe, avec des effectifs exclusivement masculins, j’ai senti que c’était une opportunité parfaite pour bousculer les préjugés sur le travail, même pour les faire sauter. »

Comment faire partie d’un même groupe social, d’une même ville, travailler ensemble, partager des actions sans faire fi des rôles, des classes, du genre de chacun ? Trois mois avaient été prévus pour réaliser cette action ; onze ont été nécessaires pour n’oublier personne.

Mierle Laderman Ukeles, Touch Sanitation, 1977.
Collection 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz (FR)
© Mierle Laderman Ukeles

Mierle Laderman Ukeles a trente huit ans, elle porte ses longs cheveux roux détachés, brushés et des tenues branchées, une attitude contraire à la discrétion des sanmen et à l’effacement de leur présence orchestré par les services. La stratégie n’est pas de se fondre pour étudier, ni d’aider concrètement le ramassage mais d’interagir avec les employés avec le langage de l’artiste pour faire se rencontrer les représentations du travail. Plus particulièrement après les mouvements sociaux de 1968, le corps et ses attributs sont des outils d’affirmation d’idées politiques, propices à la performance des rôles sociaux. De 1972 à 1975, la philosophe et artiste conceptuelle Adrian Piper aborde ainsi des problématiques de race et de genre, se promenant dans les rues dans un costume d’homme afro-américain, son avatar The Mythic Being.

L’attitude, les mots et l’abnégation de Mierle Laderman Ukeles ne dissimulent pas autre chose que l’action programmée. Elle réalise chaque jour l’ordre qu’elle s’est donné, intégrant tout un écosystème, sans renoncer à son rôle d’artiste. Petit à petit, elle apprend les gestes des éboueurs et des agents, mime les postures et les enchaînements – sans toucher de poubelle ni de déchets – réfléchissant par sa chorégraphie à la présence des sanmen, à leur performance de maintenance.

Kari Conte (éd.), Mierle Laderman Ukeles Seven Work Ballets, Sternberg press, 2015.

Ballets & balais

La résidence au Department Sanitation New York (DSNY) suit son cours, l’artiste y mène ses expérimentations, et continue d’exposer en galeries et musées. Ce n’est qu’en 1983 qu’elle a l’opportunité de mettre en œuvre publiquement des performances avec des employés des services. New York a frôlé la banqueroute, vingt pour-cent des effectifs des services publics ont été licenciés et les négociations du gouvernement pour la privatisation se poursuivent. La NY City Parade convie Mierle Laderman Ukeles et les services d’assainissement à inventer le grand final du défilé.

Cet événement débute par une série de ballets que l’artiste réalisera pendant vingt ans sur invitation des villes ou des Biennales d’art, toujours en lien avec des machines et des équipes de nettoyage urbain.

La parade new-yorkaise de 1983 est composée de trois groupes qui déambulent les uns derrière les autres. Le premier, The Social Mirror (produit à nouveau en 2010) fonctionne comme un signe : un camion de ramassage d’ordures recouvert de miroirs reflète l’activité urbaine, sa production permanente de déchets et sa dépendance à l’activité de collecte. Le second mouvement, performance plus technique, implique six conducteurs de camion balayeurs – renommés dans les services – dans le but de montrer l’ingéniosité de leur métier. Un enchaînement de figures a été inventé par les sanmen lors de séances de répétitions : Serpentine, Crisscross, Spider, Face the audience and flex yours muscles, Circles and Figure 8s in the intersection. Corps de balayeurs, Ceremonial Sweep ferma la marche. Mierle Laderman Ukeles s’était promise de faire un jour défiler les balayeurs dans le cortège, non comme toujours, discrètement, à la suite de celui-ci. L’autre défi qu’elle relève est de mêler au final, balais à la main, certains directeurs des services d’assainissements, ceux des musées et certains journalistes s’opposant aux luttes sociales des travailleurs. Une fois les enjeux politiques débattus, les ordres de missions coordonnés, les prises de risques symboliques actées, DSNY eut son heure de gloire. Les gouverneurs s’auto-congratulèrent :

Seven Work Ballets, Mierle Laderman Ukeles, Sternberg Press, 2016, p. 20.

« Grâce à votre initiative, le service d’assainissement de New York est devenu une puissante force culturelle ! »

S’en suivirent de 1984 à 2012, un ballet de barges Marrying the barges (Le mariage des barges), une manœuvre inédite pour trois transporteurs d’ordures dans le port de New York, puis la chorégraphie de balayeurs mécaniques Vuilniswagendans à Rotterdam, Res-pect for Givors, une marche pour piétons et camions au-delà d’une autoroute formant une frontière dans la ville, Snow workers’ ballet, une mise en scène de Roméo et Juliette pour pelleteuses à neige à Tokamachi, au Japon et d’autres encore.

Double page extraite de : Kari Conte (éd.), Mierle Laderman Ukeles Seven Work Ballets, Sternberg press, 2015.

Chaque performance se déroule en plusieurs mouvements et tableaux. Durant les nombreux mois consacrés à l’étude des contextes proposés, l’artiste accompagne les conducteurs, les ingénieurs, les ouvriers dans leur tâches de maintenance pour observer les manières de faire, pour déceler l’art du métier. Elle joue parfois au chef d’orchestre mais souvent, les ballets sont écrits par leurs interprètes, seuls maîtres à bord des engins.

De nombreux textes et œuvres futuristes dédiés à la beauté de la machine nourrissent la genèse des Work Ballets (ballets de travail), particulièrement la Symphonies des sirènes d’Arseny Avraamov, pièce composée de sirènes d’usines que le compositeur dirigea depuis le toit d’un immeuble et le poème Prikaz pour l’armée de l’art écrit par Vladimir Maïakovski en 1918, dans lequel il promeut un art hors des galeries et des théâtres :

"Assez de vérités d’un sou !
Balaie tout ce que tu as de vieux
dans le cœur. Les rues sont nos brosses
et les places publiques nos palettes."

Carte extraite de : Kari Conte (éd.), Mierle Laderman Ukeles Seven Work Ballets, Sternberg press, 2015.

Les villes circulaires

Aujourd’hui l’artiste réalise dans le cadre d’un 1% artistique à New York le projet Landing, la conversion de la plus grande décharge de Manathan en parc public. L’investigation sociale et institutionnelle est maintenant loin de l’art conceptuel et pourtant persiste la même acuité à signifier l’éternel retour du désordre et du labeur qui s’imposent aux sociétés civiles.

Entretien de Mierle Laderman Ukeles avec Maya Harakawa, op. cit.

Lors de récents échanges avec les commissaires de Landing, une élue s’enthousiasmait de voir que l’art de la maintenance résonne avec les enjeux politiques de l’économie circulaire. Mierle Laderman Ukeles, elle, ne s’en étonne pas :

« J’ai appris ces leçons de circularité
parce que j’étais furieuse de devoir travailler dans ma cuisine et changer des couches, et maintenant, elles deviennent la politique urbaine. »





POUR ALLER PLUS LOIN

Manifesto for Maintenance Art, 1969 !

Deux interviews de Mierle Laderman Ukeles

Les Work Ballets chez Sternberg Press

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