Quand les morts s’ordonnent en un bel appareil sous les pieds des vivants, le charme désuet de la maçonnerie macabre devient un sujet de choix pour la jeune photographie. Après avoir survolé Paris, Nadar descend cette fois-ci dans ses catacombes à la recherche de points de vue inédits.
Le monstrueux et le grotesque, notions majeures de la littérature romantique du XIXe siècle, exploitent et mélangent largement les sources qu’elles soient antiques ou médiévales et débordent certainement le champ littéraire pour nourrir l’imaginaire d’une époque. La danse macabre trouve son écho littéraire et carnavalesque dans la cour des miracles de Victor Hugo, et son univers fantasmagorique et étrange notamment dans les diableries photographiques produites et distribuées au milieu du siècle.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1975, p. 82.
« (…) cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris ; égout d’où s’échappait chaque matin, et où revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage toujours débordé dans les rues de la capitale ; ruche monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l’ordre social ; hôpital menteur où le bohémien, le moine défroqué, l’écolier perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts de plaies fardées, mendiants le jour, se transformaient la nuit en brigands. »
Le Paris de l’invention de la photographie (1839) est ce Paris médiéval décrit par Hugo, celui de la Monarchie de Juillet. Largement insalubre, parfois peu sûr, avec ses regroupements interlopes, c’est cette ville que Napoléon III décide de transformer en cité moderne. Sorte de chant du cygne urbain, le goût du gothique et l’ultra nostalgie d’une ville bientôt disparue sont présents chez un certain nombre d’artistes. Attitude pour le moins nouvelle au milieu du 19e siècle. Rappelons que la Commission des Monuments Historiques est créée en 1837 et que la notion de patrimoine civil n’est guère plus ancienne.
Photographe non identifié, Diableries photographiques stéréoscopiques, épreuve sur papier albuminé, c. 1860.
Sous les pavés, la Cité des Morts
C’est dans ce contexte qu’en 1861, Félix Tournachon dit Nadar entame un travail photographique dans les catacombes de Paris. Personnage de roman, ce qu’il sera du reste véritablement sous les traits de Michel Ardan dans De la Terre à la Lune de Jules Verne, Nadar est tour à tour écrivain mondain, caricaturiste, photographe portraitiste à succès et passionné d’aéronautique. La photographie a donc 20 ans lorsque ce photographe intrépide obtient l’autorisation de descendre avec son matériel dans les entrailles de capitale. L’idée n’est pas totalement surprenante lorsque l’on connait l’intérêt que suscite pour ses contemporains ce dédale de boyaux funéraires surnommé « La Cité des Morts ».
À la fin du XVIIIe siècle, alors que les cimetières se remplissent, les sépultures s’empilent au point de devenir un problème de santé publique, les autorités parisiennes entreprennent d’utiliser le sous-sol, précisément les carrières de la plaine Montsouris, comme extension pour entreposer les ossements en surnombre. En quelques années, un réseau impressionnant de souterrains se développe sous les pieds des Parisiens tout affairés à leurs occupations quotidiennes.
Jules Méry, Salons et souterrains de Paris, Paris, Baudry, 1845, t. II, p. 15.
« La bonne ville de Paris n’est connue qu’à sa surface ; si la main de Dieu arrachait l’épiderme hérissé de maisons qui couvre les entrailles du sol dans une circonférence de vingt lieues, les regards seraient épouvantés de cette révélation souterraine, de ces formidables arcanes que n’éclaire jamais le soleil et qui sont les hideux trésors ensevelis par les siècles avares, et qu’aucun œil ne peut voir, aucune main ne peut enlever. Nous marchons, nous rions, nous dansons, nous jouons sur un tapis composé d’horribles choses, des choses que ne désigne aucune langue et qui attendront toujours un nom. »
Jules-Justin Claverie, Visite des Catacombes, Gravure, c. 1880.
La visite des catacombes était relativement rare puisqu’elle n’avait lieu en 1866 que quatre fois par an. On s’y pressait par petits groupes, véritable divertissement mondain, sous la direction d’un ingénieur des mines qui comptaient les visiteurs à l’entrée et à la sortie pour être certain de ne pas avoir oublié un malheureux promeneur.
Les catacombes se donnent à voir comme un lieu de spectacle dont l’intérêt serait probablement plus imaginaire que visuel.
Le reste de l’année, les galeries étaient le théâtre d’un ballet d’ouvriers qui continuaient à entretenir les murs d’ossements. La mise en place de ces restes humains participe certainement de la fascination qu’ont les Parisiens pour les catacombes. Sorties de leurs sépultures d’origine et associées de manière parfaitement anonyme par des maçons, les bribes de squelettes sont entremêlées sans soucis de classe sociale, de chronologie de décès ou d’associations familiales.
Félix Nadar, « Le dessus et le dessous de Paris » in Paris Guide II, Paris, Librairie Internationale, 1867, p. 1573.
« Cela a aimé, cela a été aimé. »
L’humérus d’un aristocrate du XVe siècle peut tout à fait servir de support à la cage thoracique d’un rémouleur du XVIIe siècle. Les travailleurs souterrains empilent fémurs, sternums, bassins avec le raisonnement d’un ouvrier qui monte un mur de briques. Par soucis d’ornementation, on prend tout de même soin de garder les crânes les mieux conservés pour couronner la façade de cette maçonnerie macabre. L’absurdité de cette réification des morts et de la mort, l’oubli parfait de celui qui a vécu est probablement ce qui alimente le plus les fantasmes sur les catacombes.
Si l’on s’en tient aux procédés photographiques existants en 1861, il n’est pas vraiment possible de réaliser de vues satisfaisantes sans lumière naturelle. L’histoire de la photographie à ses débuts est pour bonne part celle de la conquête de la sensibilité. Les épreuves produites le sont presqu’exclusivement lors de journées lumineuses. Et la photographie des premières décennies est largement parcellaire dans la mesure où tout ce qui n’est pas assez éclairé est exclu d’emblée des projets des photographes. La nuit, ou du moins l’obscurité, et le mouvement sont les absents des premières épreuves. Dans les catacombes, Nadar peut certes compter sur le procédé au collodion sur verre, légèrement plus sensible que ses prédécesseurs mais la tâche requiert ce qui se fait de plus moderne, la lumière artificielle électrique.
Félix Nadar, Autoportrait dans les Catacombes, épreuve sur papier albuminé, 1861.
Michel Frizot, Nouvelle Histoire de la Photographie, Paris, Adam Biro/Bordas, 1994, p. 285.
Puisqu’en termes d’innovation ultra spécialisée, l’on est rarement mieux servi que par soi-même, il met au point un système d’éclairage à la poudre de magnésium alimenté par une batterie de 50 piles pour lequel il dépose un brevet en février 1861.
Il l’avait d’abord expérimenté dans son studio du boulevard des Capucines au cours de séances de portraits en compagnie de Gustave Doré ou d’Émile Pereire avant de l’emporter avec lui sous terre dans les catacombes. Le magnésium brûle en produisant une luminosité très forte et en dégageant une intense fumée.
Les batteries restent à la surface sur le trottoir pour le plus grand plaisir des badauds.
Félix Nadar, Quand j’étais photographe, Paris, Flammarion, 1899, p. 128.
Elles alimentent par le truchement de câbles électriques des arcs qui permettent de réduire le temps de pose à quelques minutes. De 1 à 2 minutes dans le meilleur des cas à plus de 15 minutes selon le témoignage de Nadar.
Félix Nadar, Boyau des Catacombes et dispositif d’éclairage, épreuve sur papier albuminé, 1861.
Dans ces circonstances, il est encore impossible de saisir les ouvriers au travail, ce que souhaitait pourtant le photographe pour indiquer l’échelle. Comme souvent dans les premiers temps de la photographie, l’imagination et les subterfuges pallient les insuffisances techniques. On substitue aux ouvriers des mannequins soigneusement vêtus de bourgerons près de leurs wagonnets d’ossements. Nadar perçoit bien que la photographie n’a pas grand chose à voir avec la vision humaine. Il faut sans cesse trouver des astuces pour que l’épreuve corresponde à l’idée que l’on s’en faisait.
Félix Nadar, Mannequin et son wagonnet d’ossements, épreuve sur papier albuminé, 1861.
Cet écart entre la photographie est la perception visuelle humaine est certainement l’un des plus puissants moteurs d’innovation dans l’histoire du médium. Lorsqu’il descend dans les catacombes, Nadar fait le pari de rapporter des images à la fois compréhensibles et à même de satisfaire la curiosité de ses contemporains. Il en produit une petite centaine dont il offre immédiatement un jeu à la ville de Paris. Mais au-delà du défi technique, et des images obtenues qui ne contentent pas du reste complètement Nadar, c’est l’imaginaire qui est au centre de ce projet.
La réalité des épreuves est bien morne par rapport au récit d’une ville parallèle dominée par la mort. Si le dispositif photographique est différent de l’œil, il l’est encore davantage de l’imagerie mentale. Sur quoi se repose-t-on lorsqu’on atteint les limites du visible et de la connaissance ? Celles du médium photographique à ses débuts sont exemplaires à plus d’un titre. Elles sont à la fois les limites d’un phénomène physique et chimique et les limites de leur compréhension. Dans un mouvement de va-et-vient à l’allure de métaphore épistémologique, les pratiques photographiques se déploient en l’espace de quelques décennies à travers les sciences et les arts, transformant de manière irréversible notre imagerie mentale et façonnant une nouvelle appréhension du monde.