Batagirls
Nicolas Leblanc

Propos recueillis par Tony Côme le 22 décembre 2016. Images : © Nicolas Leblanc.

Nicolas Leblanc est diplômé de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles et membre du collectif Item depuis 2016. Il envisage l’image comme un outil d’engagement et pratique une photographie documentaire portant essentiellement sur des sujets politiques ayant trait à la mémoire, l’immigration et l’environnement. En 2016, il a amorcé le projet Batagirls, une démarche artistique de collecte de mémoires et d’interrogations sur la notion d’appartenance à un territoire, un documentaire photographique et sonore se déroulant sur le territoire d’Hellocourt. Plongeons avec lui dans la mémoire des ouvrières ayant exercé à l’usine de chaussures Bata avant sa fermeture.

Strabic : Comment as-tu été amené à réaliser cette série à Bataville Hellocourt ? Les projets réalisés en France sont assez rares dans ton parcours. Comment en arrives-tu à traiter ce sujet ?

Nicolas Leblanc : Effectivement, je n’avais pas réalisé de série en France depuis un moment. Depuis 2012, je réalise un sujet au long cours sur la diaspora de pêcheurs sénégalais sur les littoraux européens. En 2015, j’ai présenté Réveille-toi Silésie, une série que j’ai réalisée en Pologne durant deux années, portant sur la mémoire de l’état de siège dans le bassin minier de la Haute Silésie de 1981 à 1983. Bata, c’est en quelque sorte une parenthèse dans mon travail qui traite souvent de migrations. L’explication est très simple. Je me suis installé en Lorraine il y a trois ans environ. J’avais la volonté de développer un travail documentaire dans la région où j’habite.

En fait, c’est la géographie qui permet d’éclairer cette série. Un jour, l’Agence de l’eau Rhin-Meuse, pour qui je travaille, m’envoie à Lindre-Basse, une réserve naturelle. Je passe par Bataville. « Bata ? les chaussures ?! » Je me demandais bien où j’étais. Je ne savais pas qu’il y avait une « Bataville » près de Moussey, en Moselle ! J’ai été très impressionné. Je me suis demandé si la ville était abandonnée, habitée, ce qu’il y avait là autrefois. J’ai mis ça dans un coin de ma tête et je n’y ai plus pensé. Finalement, j’ai dû y repasser et c’est là que j’ai rencontré Margaux Milhade, qui était sur le terrain depuis près d’un an déjà pour le projet de l’Université foraine. C’est à partir de ce moment-là que je ne me suis intéressé plus directement à Bata.

Pavillon inhabité, cité ouvrière de Bataville, commune de Moussey et Réchicourt-le-Château. Moselle, Lorraine. 2016.

Tu es donc arrivé à Bataville après la faillite de la marque, très précisément après la bataille.

NL. J’ai amorcé cette série exactement au moment où l’on commençait à réfléchir à la reconversion du site. Ça tombait plutôt bien car je sortais de ce projet collectif, Réveille-toi Silésie, qui regroupait quatre photographes français et quatre polonais. L’enjeu était de porter un regard croisé sur nos bassins miniers respectifs : celui reconverti, ou du moins en cours de reconversion, dans le Nord-Pas-de-Calais et celui de la Haute-Silésie en Pologne. Ce projet de collecte de mémoire, qui avait tout de même duré deux ans (2013-2014), venait de s’achever. C’est donc assez naturellement que je suis arrivé à Bata avec cet angle – la mémoire.

Mireille Berger, ancienne piqueuse de Bata en retraite. Photographiée sur le trajet de l’usine. Réchicourt le Château.

Les portraits occupent une grande place dans cette série – et dans tes précédents travaux aussi d’ailleurs. D’autres photographes auraient peut-être mis l’accent sur l’architecture ou certaines autres spécificités du site. Pourquoi avoir cherché à rencontrer celles qu’on appelait les « Batagirls » ?

NL. Photographier l’autre m’intéresse. Dans le cadre plus précis de Bata, dans un premier temps, je ne savais pas vraiment comment m’y prendre. Je savais que j’étais attiré par ce territoire. Comment avait-on pu avoir l’idée d’implanter une cité ici ? Le fleuron de la godasse était à une heure de tout... Comment tout ça s’était cassé la gueule ? J’ai mis du temps à trouver la manière d’aborder cette histoire. Parler des conditions des ouvriers, de la pénibilité du travail, cela ne m’intéressait pas. Lors des deux premiers déplacements que j’ai faits pour participer à l’Université foraine en tant qu’observateur, j’ai rencontré de nombreux hommes, des anciens Batamen.

L’aventure Bata, c’était aussi et peut-être surtout des femmes, un monde de femmes régi par des hommes. Mais je ne voyais aucune de ces femmes.

Natma boots, fabrique de bottes en activité dans les anciens locaux de Bata.

J’ai très vite appris que bon nombre d’entre elles avaient vraiment mal vécu la fermeture, la façon dont cela avait été fait. C’est comme ça que je me suis dirigé vers les ouvrières de Bata. Margaux Milhade m’a d’abord orienté vers deux d’entre elles. Je ne pouvais pas imaginer meilleures premières rencontres : celles-ci étaient très intéressées par mon projet et particulièrement dynamiques. Elles m’ont ouvert des portes. Grâce à elles, je n’ai pas eu d’effort à faire pour aller vers les autres. Je me baladais dans la cité, à Moussey, je toquais aux portes, je rentrais dans les jardins, on venait immédiatement à ma rencontre : « Qu’est-ce que tu fous dans mon jardin ?! » Un photographe, ça fouine. Il faut rester ouvert à la rencontre, voire la forcer un peu. Mais la démarche n’a pas été très complexe.

J’ai ainsi rencontré une ouvrière, puis deux, puis dix…

Certaines ont tout de suite trouvé un intérêt dans mon travail : la collecte de la mémoire, le souvenir, tout simplement. C’est un vrai enjeu pour elles. Les jeunes générations ne comprennent pas forcément les lieux dans lesquels elles grandissent. C’est partout pareil : je pense aux corons dans le Nord-Pas-de-Calais, à la Lorraine, à la cité Bata. « Pourquoi est-elle construite comme ça ? Pourquoi cette architecture ? Pourquoi l’usine qui produisait les chaussures est-elle vide ? »

D’autres ont eu besoin d’être convaincues, notamment celles qui ont fait table rase, qui ont voulu oublier cette époque-là, ne plus en entendre parler. Avec elles, il a fallu insister. Je me suis pris des râteaux. J’ai réussi à rencontrer plusieurs générations : les dernières arrivées et premières parties au moment de la fermeture, celles qui ont eu entre quinze et trente ans d’expérience et enfin, les anciennes, qui ont entre 80 et 90 ans aujourd’hui. Elles, elles ne veulent pas me rencontrer. Elles ne veulent plus penser à cela, c’est quarante-cinq ans de leur vie, c’est trop douloureux.

Marie-Jeanne Pernot, ancienne piqueuse de l’usine Bata, a exercé jusqu’à la fermeture en 2006. Habite encore aujourd’hui la cité de Bataville. Moselle, Lorraine. 2016.

Marie-Noëlle, ancienne piqueuse, aujourd’hui aide soignante. Photographiée au bord du lac de la commune de Réchicourt le Château.

Marguerite Clovis, ancienne piqueuse de Bata photographiée chez elle.

Nicole, ancienne contremaîtresse ayant exercé de 1966 à 2004 à l’usine. Son père a travaillé à la tannerie jusqu’en 1956. Photographiée à la gare de Réchicourt Le Château.

Comment détermines-tu tes cadrages, les lieux de tes prises de vue ? Est-ce que certaines ouvrières te suggèrent un espace ? Comment la tension entre leur mémoire des lieux et tes désirs de photographe s’est-elle négociée ?

NL. Je ne voulais pas particulièrement photographier ces dames ni chez elles ni à Moussey même, mais autant que possible sur le trajet qui les avait menées à l’usine. Je cherchais un prétexte pour les photographier et ça été leurs déplacements, leurs trajets. Souvent, elles m’emmenaient quelque part et sur le chemin je repérais un lieu intéressant pour moi. Pour que je puisse réaliser une prise de vue de meilleure qualité, on se permettait parfois un écart de quelques mètres par rapport à la route qui était effectivement empruntée à l’époque.

Les trajets d’aujourd’hui m’intéressent aussi. Je cherche à savoir où ces anciennes ouvrières vont maintenant se promener. Je cherche à montrer la relation du sujet au territoire – le territoire vécu –, la liaison entre l’histoire individuelle et l’histoire du lieu, collective donc.

Il y a une vie après Bata.

La cité, aujourd’hui, au premier regard, paraît endormie. En plus, là-bas, il y a une brume tout à fait particulière. Mais des gens y vivent. L’école est encore très active, la supérette aussi, les gens vont y faire leurs courses comme à la belle époque. On vient même d’ouvrir un PMU. Moussey, ce n’est pas désert, il y a une vie après Bata. Mon but est de donner à voir la vie aujourd’hui à travers le prisme d’une histoire passée.

Ancienne cité ouvrière de Bataville, commune de Moussey et Réchicourt-le-Château. Moselle, Lorraine. 2016.

Evelyn Caro, aide soignante, ancienne ouvrière de Bata photographiée chez elle. Porte-parole de la CGT. Participe et dirige le mouvement de grève de juin à décembre 2001 suite à l’annonce de la fermeture de l’usine.

Isabelle Legros, ancienne ouvrière de Bata, travaille à la cartonnerie installée dans les locaux de Bata.

Certaines ouvrières ont été photographiées plus directement sur des lieux de travail, près d’une machine-outil ou dans un hangar rempli de cartons. Sont-ce là en quelque sorte des tentatives de « reconstitution » ?

NL. Ce sont des images intéressantes, des exceptions. La première que tu évoques représente une ancienne syndicaliste, chef de file cégétiste. C’est une ouvrière que j’ai préféré photographier chez elle, dans son garage car j’avais besoin de voir des machines.

Quand on parle de Bata, on parle de travail à la chaîne, de machines d’assemblage de cuir, d’emporte-pièces, etc. Quand j’ai vu son garage, j’ai compris que c’était là qu’il fallait faire l’image. Ça faisait sens.

La seconde travaille encore sur le site de Bata, dans une cartonnerie, car il y a encore plusieurs entreprises actives sur place. C’est une ancienne ouvrière de Bata mais elle est jeune, elle n’a qu’une quarantaine d’années. Je vais d’ailleurs bientôt retourner sur place faire des images dans une usine qui fait des bottes. Ce sera pour moi une manière anachronique de documenter le geste lié au travail. J’ai besoin de ça. Bata, c’est l’architecture, les gens et ce geste.

Mme Lécrivain, ancienne ouvrière de Bata, aujourd’hui aide soignante. Élue à la municipalité. Photographiée dans la cité de Bataville sur le trajet qui la menait à l’usine. Elle n’habite plus Moussey aujourd’hui. Moselle, Lorraine. 2016.

Comment vois-tu l’évolution de ce projet ? Quels peuvent être ses futurs développements ?

NL. Pour l’heure, j’ai travaillé pendant un mois et demi à Bata, au rythme d’un jour par semaine. J’y suis allé à cinq reprises, sept ou huit fois si on compte les premiers moments de repérage. Comme je travaille dans la lenteur, ce n’est que le début d’un travail documentaire à plus long terme. J’aimerais pouvoir le mener sur plusieurs saisons. Je voudrais replacer ces portraits dans leur contexte, l’architecture, le territoire de Bata – entre ruralité et industrie.

Je dois a minima parfaire certaines prises de vue pour affiner leur unité. Mais si je trouve des soutiens, je pense enrichir ce projet avec un travail sonore, en recueillant des anecdotes qui ont trait à la vie à l’usine et aux déplacements de ces ouvrières sur le territoire. Une partie des ouvrières vivait à Moussey, l’autre en périphérie voire beaucoup plus loin. Bata était desservie par des trains, des bus, en fonction des époques. Il s’agirait de capter des anecdotes qui ont à la fois un lien avec leurs histoires personnelles mais aussi avec la vie en collectivité. Elles m’ont d’ores et déjà raconté de nombreuses histoires.

Des histoires de hiérarchie, de surnoms au travail, d’intimité, de parties de jambes en l’air dans les bois, des souvenirs des mouvements de grève qui ont duré six mois, de juillet à décembre 2001, etc.

C’est ça que je veux relever. Le but serait de faire une installation sonore relative à leurs déplacements.

Photo d’archive de Nicole, contremaîtresse à Bata.

Locaux des bureaux de l’usine Bata. Au mur, portrait de Tomáš Baťa.

Comment doit-on caractériser ton travail ? Appartient-il au monde du documentaire, du journalisme, à la sphère de l’art ?

NL. C’est une question importante, c’était même l’objet de mon mémoire de fin d’études. Aujourd’hui, les frontières de la photographie fluent énormément, même si je pense que c’était le cas à chaque époque. Ma démarche est documentaire. Je parle de la mémoire, je fais des images de friches mais je souhaite avant tout parler d’une activité passée, en travaillant dans une lenteur assumée. Aujourd’hui, tout va très vite. Quand je fais une série d’images pour la presse, j’envoie les images à la rédaction aussitôt, presque sans retouche, et il peut ne s’écouler que quarante minutes entre la prise de vue et la mise en ligne. Je ne suis pas encore rentré chez moi que l’image a déjà été publiée ! En dehors de la commande, j’ai besoin de lenteur parce que j’ai été formé comme ça, parce que je travaille en argentique. Cela ne m’empêche pas de traiter de sujets d’actualité.

En 2008-2009, j’ai couvert à plusieurs reprises l’occupation de la Bourse du Travail à Paris par les Maliens sans papier embauchés en intérim en Île-de-France. C’était un sujet couvert par la presse quotidienne, par tous les titres.

C’est le premier sujet que j’ai couvert de manière lente. J’avais le temps et ces images feront toujours sens dans dix ans. Je n’étais pas contraint par une rédaction.

Un détail peut avoir une charge informative très forte. Mais à Bataville, mon travail est documentaire. Bata est partie mais la firme laisse une mémoire vive dans les esprits des gens. Les programmes de reconversion fleurissent sur les anciennes mines et usines sidérurgiques de la région. Les projets ne manquent pas autour du site de fabrication de chaussures, mais la ville et son usine restent encore bien silencieuses. Il s’agit donc de documenter cette histoire, de délier les langues et de porter ces voix.

Locaux désaffectés de l’usine Bata.

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POUR ALLER PLUS LOIN :

www.nicolasleblanc.com
www.collectifitem.com

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