Jusqu’où désobéir ?

Écrit par Margaux Vigne en partenariat avec Nonfiction.fr et illustré par Juliette Goiffon.

L’architecte Nicolas Michelin prône la désobéissance inventive comme la seule "attitude" possible pour faire autrement aujourd’hui.

Nicolas Michelin écrit des livres en A (Avis en 2006, Alerte en 2008). Cette année Attitudes est publié par Archibooks + Sautereau éditeurs à l’occasion des dix ans de l’ANMA (Agence Nicolas Michelin et Associés).

Nicolas Michelin, Gymnase type C, Grenoble, 2003

Nicolas Michelin est un architecte urbaniste qui a le vent en poupe depuis qu’il a créé sa propre agence en 2001 avec Michel Delplace et Cyril Trétout. On ne compte plus les projets qu’ils ont remportés ces dernières années : le futur Ministère de la Défense à Balard (surnommé le "Pentagone français"), la rénovation de la Halle aux Farines de l’Université Paris VII, des logements sur l’île de Nantes, le projet du quartier des bassins à flots à Bordeaux, le siège de l’Agence de l’eau à Rouen… Nominé Grand prix de l’urbanisme à trois reprises (2005, 2007, 2008), il ajoute à cela des écrits, des commissariats d’expositions et a été successivement directeur de plusieurs centres d’arts ou écoles d’architecture.

Nicolas Michelin est aussi un architecte engagé, qui écrit des livres parce que prendre la parole lui semble vital. Et c’est bien là qu’il est le meilleur. Attitudes est une compilation d’écrits inédits, l’ensemble est donc disparate et les trois parties ne sont pas de qualité égale.

Dans la première, intitulée "Positions", il développe ses convictions et les expliquent. Suivent quatre "Contes", courtes fictions parfois surréalistes sur la ville et l’environnement. Il est intéressant de voir un architecte s’attaquer à la fiction comme moyen de communiquer des idées. Cependant, la qualité littéraire reste moyenne…

Quatre contes sur la ville et l’environnement

Dans la dernière partie, "Conversations", Nicolas Michelin "discute" de sujets précis : avec ses associés du thème de leur pratique couplée de l’architecture et de l’urbanisme et de la cohabitation des deux échelles dans leur travail d’agence ; avec l’artiste Emmanuel Saulnier de la Renaissance comme période de création et d’innovation ; enfin avec deux jeunes architectes (Benjamin Drossart et Bruno Rollet) de la notion de l’engagement dans leur métier.

Peut-être cela est-il dû uniquement à l’ordre, toujours est-il qu’après les textes si forts et si engagés de "Positions", on reste sur sa faim par la suite, les deux autres parties paraissant en comparaison un peu molles et creuses. Était-il nécessaire d’utiliser d’autres moyens, la fiction et la conversation, pour dire sensiblement les mêmes choses ?

Attardons-nous plutôt sur le contenu de la première partie, riche d’idées et de propositions !

Nicolas Michelin, 130 logements sociaux, Nancy, 2010

La crise écologique comme levier de transformation de l’architecture

Le livre commence par un constat : les architectes prennent peu la parole et trop rarement position par rapport aux problèmes et enjeux de société. Et pourtant, leur travail a un rôle et un impact important, ou en tout cas le devrait, puisqu’ils conçoivent le cadre de vie des hommes !

Partant de là, Nicolas Michelin défend une nouvelle figure de l’architecte, désireux d’en finir avec l’architecte-artiste réalisant des œuvres égocentriques (ce règne de la subjectivité étant d’après lui ce qu’on enseigne encore dans les écoles…). Il explique que, dans le milieu de la construction, on pense souvent que l’apport de l’architecte relève de la seule image, sans que celui-ci prenne conscience dans des impacts sociaux d’un projet, ou même seulement de "comment ça tient et combien ça coûte".

Nicolas Michelin rejette aussi l’assujettissement de l’architecture contemporaine, et en particulier des choix des décideurs, au pouvoir absolu de l’image séduisante. Face à cela il va jusqu’à revendiquer un petit côté ingénieur qu’il dit "terre à terre", une architecture non identifiable (il ne cherche pas à faire "du Nicolas Michelin"), loin des "archi-stars" qui signent leurs bâtiments comme des œuvres d’art.

le pouvoir absolu de l’image séduisante

La prise de conscience écologique serait un moment à saisir pour le monde de l’architecture afin de "reprendre contact avec la réalité". Cette actualité, où la Planète et la Nature deviennent "sujets de droits" au même titre que l’Homme, Nicolas Michelin lui confère une importance historique en la mettant en perspective avec la période de la Renaissance, où l’on met justement l’Homme au centre à la place de Dieu.

Les problèmes écologiques nous obligeant littéralement à faire autrement, c’est selon lui une opportunité à saisir pour refondre la pratique de l’architecte. Repenser la façon de penser et de concevoir, repenser nos façons de construire et d’habiter.

Nicolas Michelin, Les Maisons Blanches, Tours, 2010

Concevoir autrement

Le sous-titre de Alerte était "Et si on pensait un peu plus à elle (la planète) ?" : un moyen de dire que, face à l’urgence de la crise écologique, nous devons d’abord changer nos manières de penser. Nicolas Michelin voit là la raison de la plupart des échecs en urbanisme : une absence quasi autiste de rapport au contexte, où le nouveau bâtiment et le nouveau quartier, étrangers à leur environnement, deviennent des sortes d’alien inhabitables.

Ce qu’il nomme "ultra-contextualité" est la nécessité d’une plus grande attention au contexte, à l’existant, au "déjà-là". Cela le rapproche du discours de nombreux paysagistes, surtout quand il écrit qu’il faut "s’appuyer sur l’existant pour le transformer".

Construire autrement

L’architecte aguerri qu’il est ne nie pas les difficultés. Entre les impératifs techniques, les souhaits des habitants, les intérêts financiers du promoteur et les enjeux politiques, comment arriver à faire un projet véritablement innovant ?

Cela relève souvent du parcours du combattant, les ennemis s’avérant être la recherche inconditionnelle du profit, la peur du risque, les consensus et les projets mous dont ils accouchent, l’habitude et son acolyte la médiocrité. Dans toute guerre, il faut se trouver des compagnons de lutte, et Nicolas Michelin ne les cherche pas tant parmi les architectes, que parmi toutes les autres professions qui font le monde de la construction. Construire autrement implique de revoir l’ensemble de la chaîne, du maçon à l’architecte en passant par l’investisseur, le promoteur, l’ingénieur, le commercial...

Utilisant la métaphore de l’orchestre, où chacun est garant de l’équilibre de l’ensemble, Nicolas Michelin liste les musiciens indispensables ; les trois principaux acteurs, dont la volonté fera la force d’un projet : l’élu, l’urbaniste et l’aménageur ; qui ensuite, ensemble et en fonction de la spécificité de chaque projet, choisiront un architecte et un promoteur. On peut à ce propos citer l’exemple de l’Île de Nantes, projet exemplaire en terme de mission de maîtrise urbaine, mené en intelligence, et pendant plus de dix ans, de concert par le maire de Nantes, le paysagiste Alexandre Chemetoff (responsable du plan guide) et l’aménageur (en l’occurrence une SEM créée spécialement pour le projet).

L’écologie engage l’architecture à un tournant technique, c’est bien connu. Nicolas Michelin a pourtant une position particulière dans le sens où il ne se satisfait pas des avancées officielles en la matière (que ce soit le label HQE ou les normes du Grenelle de l’environnement), allant jusqu’à les considérer comme des obstacles à un véritable changement.

Nicolas Michelin, Passerelle piétonne et jardins, Rueil Malmaison, 2008

On devrait, selon lui, définir des objectifs (par exemple de consommation énergétique comme c’est souvent le cas) sans pour autant définir les moyens d’y arriver, donc sans en venir à énoncer des règles et des principes de construction. Car cela a pour principale conséquence de systématiser les constructions et d’empêcher des manières de faire plus alternatives (par exemple les systèmes de climatisation naturelle, difficilement quantifiables et donc difficilement traduisibles en normes, sont défavorisés par ces lois). Nicolas Michelin dénonce ce qu’il appelle une "course à la certification", celle-ci ne garantissant en rien, selon lui, une meilleure qualité de vie.

Il décrit un cercle vicieux dans lequel ce système, fait de normes, de labels et d’assurances, empêche toute possibilité d’expérimentation et d’innovation (quelle société d’assurance prendra le risque d’assurer un produit dont elle ne sait pas s’il est fiable ?).

Construire autrement en terme de techniques mais aussi construire autrement tout court. Contre l’homogénéisation, Nicolas Michelin se fait le chantre du "sur-mesure", comme garant d’une plus grande qualité.

Sur-mesure par rapport à chaque site, chaque programme, chaque habitant. Cela fait écho à son travail sur les éco-quartiers (terme dont il propose une définition suffisamment simple et limpide pour qu’elle mérite d’être citée ici : "Un éco-quartier est une forme sensible d’urbanisation qui respecte la nature, en proposant une densité, une diversité de volumes, une mixité sociale, une variété programmatique, et en mettant en œuvre des techniques pour économiser l’eau et l’énergie."). Construire autrement c’est aussi refuser le politiquement correct, le "lissage actuel de la politique urbaine visant à maitriser l’espace public, à éviter les conflits d’usage et à homogénéiser le bâti, le tout sur fond de verdure rassurante".

Nicolas Michelin, Maison de l'enfance, Créteil, 2009

Habiter autrement

À l’autre bout de la chaîne, le commun des mortels et leurs manières d’habiter, elles aussi à refondre. Contre l’étalement urbain, conséquence du désir pavillonnaire de campagne sans perdre la proximité de la ville, et ses acolytes inévitables que sont les grandes infrastructures de transports et les pôles commerciaux. Le rôle de l’architecte devient ici de proposer de nouvelles manières d’habiter. Ce qui, comme expliqué précédemment, découle forcément de nouvelles manières de construire et de faire la ville. On espère trop souvent que la capacité sociale des habitants puisse seule créer de la qualité de cadre de vie là où l’architecture et l’urbanisme ont échoué. Nicolas Michelin engage les architectes à réviser leurs priorités, et parmi elles la mission de créer du bien-être social et une qualité du vivre ensemble.

"La désobéissance inventive" : concept de communication ou réalité ?

Nicolas Michelin prône la désobéissance inventive. Une attitude face aux pouvoirs, aux décideurs, au milieu économique de la construction. Mais aussi une attitude face à son propre milieu, celui de l’architecture. Une attitude qu’il voit comme la seule donnant la possibilité d’innover et de faire autrement aujourd’hui. C’est une chaîne complète qu’il dénonce et ce sont des changements de fond qu’il réclame : penser autrement, concevoir autrement, construire autrement, habiter autrement. Tout est à revoir, tout doit évoluer, de concert.

Quelle position et quel pari ! Dans le monde de l’architecture, Nicolas Michelin est souvent critiqué ; trop ambitieux, trop critique envers les autres architectes, trop grand parleur, pas assez conciliant. D’autant plus que sa prise de parole et son engagement (ainsi que son succès architectural) sont récents, comme une sorte de "coming-out" après dix ans d’architecture normale et discrète. Entre ce que les gens disent et ce que les gens font, il y a évidemment toujours un écart… mais c’est plutôt positif de voir un architecte s’engager et essayer du mieux qu’il peut de tenir ses positions dans ses projets.

Texte : creative commons - Photographies : © ANMA

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