Autres odyssées de l’espace
On a marché sur l’architecture !

Écrit par Tony Côme, en partenariat avec Nonfiction.fr

De l’exploration lunaire à la refonte totale de la pensée architecturale, il n’y a qu’un pas. Si Spacesuit - Fashioning Apollo de Nicholas de Monchaux questionne la genèse de la conquête spatiale et les imaginaires associés notamment dans le champ de la mode, le catalogue d’exposition Autres odyssées de l’espace publié par le CCA de Montréal aborde l’impact du premier pas lunaire dans le champ de l’architecture : ou comment Neil Armstrong a marché sur les plans des architectes …

"Le destin a implacablement voulu que ceux qui ont foulé la Lune pour l’explorer en paix y restent éternellement afin que leur âme repose en paix. Dans leur bravoure, Neil Armstrong et Edwin Aldrin savent que l’espoir de les sauver est vain. Ils savent aussi que leur sacrifice porte l’espoir de toute une humanité…"

Difficile de ne pas penser à l’intrigue de la trilogie Le complexe du chimpanzé , Bandes Dessinées de Marazano et Ponzio : en février 2035, un porte-avions américain repêche une capsule spatiale au large de Zanzibar. Celle-ci est habitée par deux hommes qui prétendent être Neil Armstrong et Buzz Aldrin. Se pose alors la question suivante : qui étaient les Armstrong et Aldrin revenus sur Terre 66 ans plus tôt ?

Canular oublié ou fiction rétroactive ?

Ni l’un ni l’autre : ces mots sont sérieux et même solennels ! Ils sont extraits d’un discours signé William Safire, l’un des principaux conseillers du Président Nixon, et devaient être prononcés par ce dernier "en cas de catastrophe survenue sur la Lune" lors de la célèbre mission Apollo 11.
C’est sur ce texte, poignant bien plus qu’absurde, que s’ouvre le catalogue de l’exposition Autres odyssées de l’espace organisée au Centre Canadien d’Architecture (CCA) de Montréal en 2010.

Toute une époque

Quel meilleur document pouvait-on trouver pour illustrer ce sujet ? Quels documents auraient pu, mieux que celui-ci, introduire ces nombreuses conquêtes spatiales qui, étant "autres" (plus personnelles, marginales, manifestes, théoriques ou tout simplement jamais médiatisées), sont longtemps restées dans l’ombre ?

Rédigé le 19 juillet 1969 (soit un jour avant que l’équipage du LEM – Lunar Excursion Module – ne sautille triomphalement à la surface de la Lune), ce discours est agrémenté de diverses recommandations quant à l’heure de son éventuelle élocution officielle ou quant à la posture à adopter vis-à-vis des "veuves en devenir". Des solutions avaient aussi été envisagées pour que soient dignement mises en place les impossibles funérailles des astronautes :

Un ecclésiastique devrait suivre la même cérémonie que celle des obsèques en mer

lit-on dans une note finale. Autant d’indices qui nous laissent croire que, même dans l’esprit des plus hauts responsables de cette mission, de nombreux "autres" scénarios avaient effectivement été imaginés.

À la suite de ce texte qui, bien heureusement, n’est resté qu’une ébauche vite archivée, le catalogue Autres odyssées de l’espace présente un vaste ensemble de documents du même ordre – intriguants parce qu’un peu oubliés.

Giovanna Borasi et Mirko Zardini, les deux commissaires de l’exposition, nous ramènent ainsi à une époque où la conquête spatiale balbutiait encore. On peut dire, plus exactement, à une époque où celle-ci partait dans tous les sens, et pas seulement en direction du ciel. En témoigne par exemple l’influence majeure qu’a eue l’expérience Précontinent II, la colonie humaine sous-marine que J.-Y. Cousteau réalisa en partie, dès 1963, dans la Mer Rouge pour quelques "océanautes" privilégiés.

Mais les documents réunis dans ce catalogue rappellent surtout qu’avant d’être proprement scientifique, la conquête spatiale démarre dans les fictions populaires, et plus précisément encore, dans la SF américaine. Giovanna Borasi met ainsi en avant le rôle joué par Willy Ley : en publiant régulièrement des articles débordant d’enthousiasme dans le fameux Galaxy Magazine, cet auteur a réussi à convaincre la population américaine de l’imminence d’événements tels que cette inédite conquête lunaire. La commissaire fait ainsi la remarque suivante :

Pendant ces années-là, les frontières entre la réalité, la recherche scientifique et la science-fiction devinrent de plus en plus perméables.

Course aux images

À la fin des années 1950, les fabuleux récits de Willy Ley comme les chroniques que l’ingénieur Wernher von Braun – futur dirigeant de la NASA – publiait dans Collier’s Magazine, étaient souvent illustrés par les peintures "spatiales" de Chesley Bonestell. Une imagerie futuriste colorée, plus ou moins crédible, mais exceptionnellement détaillée pour l’époque.

En convoquant lui-même ces illustrations "proto-scientifiques", le catalogue Autres odyssées de l’espace propose aussi une réflexion sur les conquêtes d’ordre audiovisuel qui ont été menées parallèlement à ces diverses avancées scientifiques.

Dans la série des images "autres" que nous présente cette publication, on retiendra les immenses toiles de fond du terrain d’essai des véhicules martiens, peintes par un certain Davis, artiste scientifique, mais surtout cette étonnante photographie de Mars renvoyée, sous forme codée, par la sonde Mariner 4 en 1964 : trop impatients et surtout plus rapides que la machine censée convertir le code reçu, les destinataires de ce cliché l’ont colorié eux-mêmes, à la main, pendant des heures.

On estime qu’en tout, ce sont environ 500 millions de téléspectateurs et d’auditeurs du monde entier qui ont suivi l’événement

Outre ce Numéro d’Art aussi spécial que spécialisé, n’oublions pas ces images visionnées par plus de 125 millions d’Américains, rivés devant leur poste de télévision en noir et blanc ou un écran géant comme celui installé à l’occasion dans Central Park, assistant en direct tant au premier alunissage de l’histoire de l’Humanité qu’à la première "mondovision" de l’histoire de la communication.

Architectes, entre autres

L’exposition Autres odyssées de l’espace a été l’occasion d’inviter et d’interviewer trois grands noms de l’architecture : Greg Lynn, Michael Maltzan et Alessandro Poli. Si leurs travaux étaient centraux dans les salles du CCA, dans le catalogue, ils ne sont plus tout à fait au premier plan, mais permettent toutefois de s’interroger, d’une manière plus générale, quant au bouleversement de la pensée et des pratiques généré par ces conquêtes spatiales successives. À la lecture du catalogue, on comprend assez rapidement que ces architectes ont été sollicités, non pas en tant que grands représentants d’une tendance, spécialistes ou pionniers, mais en tant que modestes témoins – parmi d’éventuels autres. L’exposition ne portait en effet "ni sur l’architecture spatiale, ni sur l’architecture dans l’espace", mais se demandait plutôt "comment les réflexions sur l’espace finissent […] par faire éclore de nouvelles perspectives sur la Terre".

Michael Maltzan architecte, Nouvel édifice du laboratoire de propulsion par réaction, Pasadena, Californie, 2006, maquette, © Michael Maltzan

Suite à de gros problèmes de budget, celui-ci ne sera peut-être jamais construit.

Maltzan, qui avoue avoir collectionné "des cartes d’astronautes comme on l’aurait fait de joueurs de baseball", part de son travail autour du nouveau Jet Propulsion Laboratory (JPL) de Pasadena pour affirmer la toute puissance de la culture du lieu : "Peu importe l’endroit dans l’espace – aussi loin soit-il – où nous mènent les expérimentations […], tout est contextualisé par le lieu où se trouvent les chercheurs", explique-t-il. C’est effectivement ce que nous laissent entendre ses recherches qui se défont difficilement d’un façadisme et d’un formalisme très… "terrestres" !

Autres odyssées de l'espace, Greg Lynn, Michael Maltzan, Alessandro Poli, Vue de l'installation au CCA © CCA Montreal

Lynn ne semble pas être tout à fait du même avis, puisqu’il soutient pour sa part que la première photo de "lever de terre" prise depuis la Lune a véritablement imposé ici-bas "un nouveau paradigme de la géométrie et de l’espace".

"On peut dire qu’il y a les gens dont la vision du monde a été établie avant la mission lunaire, et ceux pour qui elle s’est formée après."

Ce point de vue est confirmé par les maquettes aux formes organiques que présentait l’architecte au CCA : sa New City et ses environnements NOAH (New Outer Atmospheric Habitat) remettent radicalement en cause les notions d’horizon, de sol, de gravité et de structure, fondamentalement plus intéressantes à ses yeux que "les questions de façade ou de recouvrement, qui sont pourtant dans l’air du temps".

Ancien membre du Superstudio et figure majeure de l’architecture radicale italienne, Poli exposait quant à lui deux recherches plus anciennes. D’un côté, le projet L’architettura interplanetaria (1970-72) avec ces célèbres photomontages montrant "l’Autoroute Terre-Lune" et proposant :

un périple hors des routes terrestres, en quête d’une architecture libérée des cauchemars urbains [et] des besoins artificiels.

De l’autre, un projet moins médiatisé mais plus que passionnant : Zeno - Recherche sur une culture autosuffisante. Réalisées à la toute fin des années 1970 et remaniées récemment (pour l’exposition au CCA ?) sous le titre Zeno et Aldrin se rencontrent à Riparbella, ces recherches se concentrent sur un modeste paysan de la Marenne toscane, Zeno, dont la cabane très rudimentaire "ressemblait à la capsule d’Aldrin".

Selon Poli, ce même air de famille se retrouverait entre les outils emmenés dans l’espace par les astronautes et les objets fabriqués par ce paysan isolé :

"L’esthétique de ces objets ne se fondait pas sur les canons de la société de consommation urbaine, mais sur d’autres critères, difficiles à déchiffrer et à déterminer, mais chargés de richesse expressive […]. Les objets et les ustensiles de Zeno étaient des paradoxes qu’il avait fabriqués pour réellement les employer, et non pour les montrer."

Ressortis pour l’exposition Autres odyssées de l’espace et repris dans le catalogue, ces bricolages de fortune, associés aux analyses graphiques de Poli, n’ont rien à envier aux Combine Paintings de Rauschenberg et ne manqueront certainement pas d’arrêter l’œil des jeunes designers contemporains.

 Alessandro Poli, Recherche d'une culture autosuffisante menée par Zeno, 1979-1980, pièces réutilisables, © Archivio Alessandro Poli, Photo : Antonio Quattrone.

Fin des grands récits

Face à ce catalogue, il faut se poser une dernière question : pourquoi aujourd’hui ? Qu’est-ce qui, en 2010, a poussé Giovanna Borasi et Mirko Zardini à concevoir une exposition dédiée au choc provoqué par la mission Apollo 11 ? Si elles sont très différentes à la base, les visions de ces trois architectes s’accordent précisément sur un point : Armstrong et Aldrin, c’était "le bon vieux temps" !

Ce qu’il a impliqué notamment en matière d’écologie : pour la première fois, de là-haut, on voyait la Terre comme un petit objet fragile à protéger.

Alors que chacun se remémore avec émotion le premier pas posé sur la Lune, la liesse qu’il su créer et les changements de mentalité qu’il a provoqués, tous dénoncent, dans ce catalogue, la tournure individualiste que prend actuellement la conquête spatiale. Tous s’insurgent contre "le problème du tourisme spatial" pour milliardaires, qui rompt précisément avec l’idée nostalgique du "là-bas collectif". Mais, n’en concluons pas pour autant que ces Autres Odyssées de l’espace ont été rassemblées dans le seul but de nous rendre amers. À force d’exemples savamment analysés et bien illustrés, à force de témoignages divers et complémentaires, ce catalogue questionne la notion d’altérité en général plus que les méandres d’un passé oublié.

Autres odyssées de l’espace tend précisément à montrer comment la discipline architecturale, longtemps tournée vers elle-même, a réussi à s’emparer d’un événement qui lui était apparemment étranger pour remodeler intégralement sa pensée et ses principes fondateurs :

"Au lendemain du débarquement sur la Lune, écrivait ainsi Alessandro Poli, le propos de l’architecture ne peut plus être celui que nous avions auparavant conçu, imaginé et construit à partir de notre vision du monde. L’image réelle surpasse désormais les utopies qui avaient présidé à nos créations.

Théorie du complot ou non, la conquête lunaire a provoqué une réelle révolution en architecture.

Texte : creative commons - Illustrations : 1. Alessandro Poli, Autoportrait avec reflet d'autoroute Terre-Lune, 1973, photomontage, © Archivio Alessandro Poli Photo : Antonio Quattrone - 2. Notes d'Alessandro Poli pour le film Architettura interplanetaria, 1970-1971, © Archivio Alessandro Poli, Photo : Antonio-Quattrone - 3. Michael Maltzan architecte, Nouvel édifice du laboratoire de propulsion par réaction, Pasadena, Californie, 2006, maquette, © Michael Maltzan - 4. Autres odyssées de l'espace, Greg Lynn, Michael Maltzan, Alessandro Poli, Vue de l'installation au CCA © CCA Montreal - 5, Photomontages, croquis et récit créés par Alessandro Poli pour Architecture interplanétaire, 1970-1971 © Archivio Alessandro Poli, Photo : Antonio Quattrone - 6. Alessandro Poli, Zeno rencontre Aldrin a Riparbella, © 2008 Archivio Alessandro Poli - 7. Alessandro Poli, Recherche d'une culture autosuffisante menée par Zeno, 1979-1980, pièces réutilisables, © Archivio Alessandro Poli, Photo : Antonio Quattrone.

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