P.P.P. : la farce
Les partenariats public-privé sur le grill

Entretien réalisé par Édith Hallauer, photographies extraites du film P.P.P

Entretien avec Nicola Delon, architecte, cofondateur d’ENCORE HEUREUX, réalisateur du court métrage P.P.P., pour partenariat public-privé. Au cœur de l’actualité, petit focus pas si fictionnel sur la farce du moment.

En se promenant dans sa campagne native, Nicola Delon découvre l’un de ces nombreux chantiers abandonnés qui parsèment le territoire. Semblant de décor inanimé fait de parpaing brut, squelettes de futures maisons parfaites. Murs nus qui semblent se balancer au gré du vent, mais dont les fondations sont bien présentes. Il pense à un décor de western. Se renseignant sur le contexte, il découvre une situation ahurissante à l’échelle locale, et se rend compte qu’elle existe aussi à une plus grande et tremblante échelle : ce sont les contrats P.P.P., pour « partenariat public-privé ». Touché de près dans son métier d’architecte, il se passionne pour le sujet et réalise au printemps 2013 un court-métrage fictionnel incitant au débat. Alors, les P.P.P., fable ou farce ?

Extrait du court-métrage P.P.P.

« En France, la réalisation de bâtiments publics par des opérateurs privés est appelée Partenariat Public Privé ou P.P.P. Ce dispositif transfère les investissements, la responsabilité et la construction de nouveaux bâtiments publics à des promoteurs privés. En échange, la puissance publique s’engage à verser un loyer conséquent sur une durée pouvant aller jusqu’à 50 ans. En 2011, le montant des P.P.P. a atteint un total de 15 milliards d’euros. On retrouve des P.P.P. dans la construction des hôpitaux, des universités, des aéroports, des tribunaux, des prisons, des écoles, des collèges, des ministères et des gendarmeries… »

Strabic : Comment tout cela a-t-il commencé ?

Nicola Delon : Il y a d’abord la rencontre de ce lieu, un chantier abandonné près de ma ville natale, Villefranche-de-Rouergue. En creusant, je découvre une histoire effarante. Le projet prévoyait la construction d’une gendarmerie nationale et de logements de fonction. Le ministère de l’Intérieur, commanditaire de l’ouvrage, confie la construction à un promoteur (SCI). Celui-ci doit investir 10 millions d’euros pour la construction, en contrepartie d’un loyer de la part du ministère pendant 20 ans. Pour trouver les fonds, il fait une vente sur plan permettant la défiscalisation (loi Robien). Il trouve 17 particuliers prêts à acheter une maison, qu’ils louent à la SCI, qui loue l’ensemble au ministère. Les travaux commencent alors que seulement 30 % du budget est rassemblé, ce qui est interdit. Nous sommes en 2008, c’est la crise des subprimes, les prêts se font frileux. Les entreprises construisent sans être payées pendant un an, et finissent par s’arrêter, certaines faisant faillite. En plus, le terrain est inconstructible à cause d’un héritage en cours, le notaire ayant fait un faux pour permettre la vente !

Vu de l’extérieur, c’est simplement une arnaque immobilière comme une autre, mais la différence c’est qu’ici il s’agit d’un bâtiment public !

Sur la brochure du promoteur qui démarchait les entreprises et les particuliers, il y a – en toute légalité - le logo de la Gendarmerie nationale. L’injustice m’apparaît alors de manière évidente, à tous les niveaux : des particuliers ont été escroqués, n’ayant pu récupérer leur capital. Ceux qui avaient emprunté pour acheter un bien continuent aujourd’hui de rembourser leur prêt. Les entreprises locales ont travaillé sans être payées, pensant travailler pour l’État. Quel mécanisme entraîne ce genre de situation ?

Comment réagis-tu face à cela ?

Le côté cinématographique du lieu m’avait tout de suite frappé. J’avais l’impression d’être dans un décor de western, dans lequel on aurait remplacé les façades en bois par des parpaings. Les questions que cette situation posait me touchaient : comment sont réalisés les bâtiments publics ? Quelle responsabilité a l’architecte face à cela ? Comment en parler ? Je me suis tout de suite dit que pour démêler une situation si complexe, le potentiel narratif du lieu pouvait être un bon point de départ. Une telle fable pouvait être une belle amorce, provoquant réactions et débats.

Avais-tu déjà eu l’idée de faire du cinéma ?

Depuis longtemps à l’agence, nous trouvions beaucoup de liens entre architecture et cinéma. Producteurs, scénaristes, metteurs en scène, régisseurs, décorateurs, diffuseurs ne semblaient pas si éloignés des maîtres d’ouvrage, programmeurs, architectes, scénographes, constructeurs… Et puis nous avions construit un cinéma dans le Gers, un de nos projets les plus riches grâce à une belle relation avec le maître d’ouvrage et les entreprises locales.

L’importance de ce type de lieu, brassant des populations très diverses, nous était apparue. La projection collective de fictions provoque parfois le débat, nous voyions cela comme une tribune possible.

Enfin, l’engagement de Mathieu Berthon, coproducteur du film, a été décisif avant de se jeter à l’eau. Donc très vite, dans l’urgence car je pensais que le chantier allait reprendre (il est toujours au point mort), nous écrivons un scénario et rassemblons une petite équipe, plus ou moins professionnelle, en autoproduction. On prépare le tournage pour le faire en trois jours sans autorisation. Le deuxième jour, les gendarmes nous évacuent. Tout a alors été réécrit dans la foulée avec cette idée de huis clos, et le reste du film a été tourné en intérieur, dans le garage de ma mère ! Ensuite c’est la rencontre d’Anne-Laure Viaud, jeune monteuse, qui a donné un nouveau souffle au film. Quel plaisir de lui remettre les rushes, après un premier montage de deux mois qui n’aboutissait pas ! Avec les mêmes images, elle a trouvé un tout autre rythme au film, gardant la narration mais révélant des choses très inattendues.

Justement, est-ce des sentiments qu’on peut avoir dans des projets d’architecture ? Y a-t-il cette délégation dans le travail en équipe autour d’un projet ?

Oui, ce n’est pas très éloigné. On a abordé le film avec la même méthodologie que l’architecture, simplement en décalant les outils. Et sans surprise, les questions sont souvent les mêmes : qu’est-ce qu’un point de vue ? Est-on justes ? Comment aborder la couleur, la lumière ? À qui s’adresse-t-on ? Pour la délégation, oui, il y a toujours un moment dans un projet où on a besoin de transmettre à un autre pour changer de regard. Mais c’est justement dans la continuité du regard que le projet perdure.

Quelle est ta position sur les P.P.P. ? Quelles questions cela te pose-t-il ?

Avant de critiquer les gros groupes de BTP, qui ont bien sûr leur rôle dans cette affaire (Bouygues, Eiffage et Vinci détiennent 92 % du marché des P.P.P.), pour moi la logique imparable des PPP est liée aux opérateurs financiers. Il est simple de comprendre que les taux de prêt au privé étant plus élevés que les taux pour le public, une opération est plus rentable que l’autre. D’autre part, il semble qu’il y ait un choix politique d’accepter et de cultiver un discours décrédibilisant les services publics. L’ultra libéralisme ayant répandu l’idée de l’incompétence de l’État, on en arrive à des incompétences réelles qui justifient parfois le recours au privé pour prendre en charge des projets purement institutionnels, fondamentalement incompatibles avec des objectifs de rentabilité : écoles, hôpitaux, gendarmeries, tribunaux…

Pour ce qui est des questions, j’en ai beaucoup. D’abord pourquoi n’existe-t-il pas de bilan économique sérieux et impartial sur la durée totale de ces projets ? Combien l’État et les collectivités territoriales déboursent-ils au final pour obtenir de tels équipements ? C’est un vrai travail d’économiste, assez simple à faire, mais qu’étrangement personne ne fait… En fait, la dette est étalée, reportée et privatisée. La durée des engagements est déconnectée de toute représentativité électorale : l’élu tire le bénéfice électoral du projet qu’il signe, puis laisse assumer ses engagements à ses successeurs. On parle quand même de deux générations ! Nos petits-enfants rembourseront Balard.

Ensuite, le surdimensionnement des équipements construits en P.P.P. Au Mans, on a construit un stade de 23 000 places alors qu’il n’y a que 5 000 supporteurs ! Si la ville avait réellement dû se payer un stade, elle aurait certainement été plus mesurée, mais là elle ne paye que le loyer, donc ça ne l’embête pas de construire plus grand. Ce qui n’est pas pour déplaire aux entreprises de construction.

On dirait une fable de La Fontaine !

On n’en est pas très loin. Avant la Révolution, il y avait un principe assez similaire : les fermiers généraux. Le pont Marie à Paris par exemple porte le nom de l’entrepreneur de l’époque, Christophe Marie. Le roi faisait déjà des délégations à des promoteurs, qui renflouaient leurs caisses par une taxe sur l’usage : à chaque passage sur le pont, on payait l’entrepreneur. Les fermiers généraux ont été les premiers guillotinés à la Révolution.

Comment un élu peut-il accepter de travailler avec quelqu’un qui dit : « Cela ne vous coûte rien, nous nous chargeons de tout ! » ?

En fait c’est tout l’inverse d’un partenariat public-privé ! C’est un clivage profond. Dommage car dans le fond, l’idée du partenariat n’est pas forcément à jeter. Des endroits comme la Friche Belle de Mai à Marseille se construisent et évoluent sur ce principe.

Complètement, le mot « partenariat » est en principe profondément positif. Le cinéma qu’on a réalisé est du même type, un partenariat avec une association de droit privé, sauf que son but n’est pas de faire 10 % de rentabilité ! L’objectif est de promouvoir le cinéma, d’habiter un bâtiment confortable et durable. Une autre chose importante qui me questionne est la qualité construite, qui bien sûr nous interpelle en tant qu’architectes. Quand le but de l’opération est de construire le moins cher possible pour que le loyer soit le plus rentable possible, la seule possibilité est le non-choix. Donc à aucun moment ne se pose la question de l’usager, ni de la qualité de l’usage. Personne ne s’en préoccupe.

La construction devient donc une simple mise en forme de l’action financière ?

Exactement. Encore pire : l’absence de mise en concurrence pour la maintenance. Les contrats en P.P.P. englobent construction ET maintenance, sur 30 ans. Donc par exemple, au Centre hospitalier sud francilien, pour déplacer une cloison, Eiffage fixe seul son prix d’intervention. Il n’y a pas de mise en concurrence, donc l’hôpital est forcé d’accepter les prix - et la qualité - de son « partenaire ».

Donc ce n’est pas une fable, mais bien une farce ! Comment défend-on cela ?

L’argument est de dire que le loyer global intègre la maintenance : donc pour ne pas dépenser plus, l’entreprise va tout faire pour faire un bâtiment « qui marche bien » ! Enfin, un dernier point, qui me touche de très près : la paralysie de l’architecte.

On est ici dans un cas où l’architecte est payé par celui qui construit : le maçon devient le client !

Notre travail consiste pourtant à défendre un commanditaire pour que ce qu’il désire soit réalisé. Ce qui englobe la direction des travaux pour que cela soit mis en œuvre. Sauf que cette mission est incompatible avec des situations où celui qui construit te paye et donc te dirige !

Donc l’architecte devient un simple outil juridique pour l’entrepreneur ?

Oui. Il est nécessaire pour valider des étapes. Les missions sont réduites, il n’y a pas de suivi de chantier puisqu’ils le font eux-mêmes. Par contre, ils ont besoin de signatures de prestige pour les projets de grande envergure. Mais c’est extrêmement périlleux : ils n’ont aucune marge de manœuvre, aucune méthodologie de travail. On leur demande à tout moment de réduire le budget sans raison, c’est insensé. Comme si les médecins étaient payés par les laboratoires pharmaceutiques ! C’est une cassure de notre métier. L’architecte a une mission d’intérêt général, une responsabilité sur ce qui va se passer là où il construit, c’est très clair dans la loi sur l’architecture de 1977. Comment accepter de « construire » dans ce contexte des hôpitaux, prisons, tribunaux et collèges ? On détruit ce qui fait l’environnement d’un pays, ces endroits où on grandit, apprend, vit, se soigne et meurt. C’est intenable. En Seine-Saint-Denis, les élus viennent de signer pour 12 collèges en P.P.P.. Quel futur dessine-t-on ?

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POUR ALLER PLUS LOIN :

Merci à Nicola Delon.

Texte : Creative Commons, photographies : © Diligence Production.

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