La Bibliothèque-musée de l’Opéra Garnier présentait cet hiver Mettre en scène l’opéra, une exposition sur l’engagement de Patrice Chéreau dans les arts lyriques. On y découvrait la relation ambivalente que le metteur en scène et cinéaste a entretenue avec l’opéra. La contribution de Stéphane Lissner, directeur de l’Opéra de Paris, au catalogue de l’exposition s’intitule « L’homme qui n’était pas fait pour mettre en scène des opéras ». Ce dernier raconte comment Patrice Chéreau a changé la grande machine de l’opéra, tant les créations que les regards des spectateurs.
« Je les poussais aux limites de pouvoir chanter. »
Patrice Chéreau joua le rôle de l’homme de théâtre pour l’opéra. À force d’ardeur et de tempérance, il transforma les attitudes des chanteurs, la tension dramatique et les formes scénographiques. Ses compagnonnages avec le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez et le scénographe Richard Peduzzi participèrent à faire émerger plus qu’un style d’auteur, un changement de nature de la discipline. Patrice Chéreau partagea avec Richard Peduzzi le besoin de puiser dans la peinture – Fra Angelico, Rembrandt, Goya, Géricault – et l’ambition « d’éveiller l’imagination et d’empêcher de jouir d’une image ». Dans leurs décors, monuments et ruines sont ainsi devenus des personnages dramatiques.
En 1976, Chéreau, Peduzzi et Boulez collaboraient pour la première fois pour la création historique de la tétralogie de Wagner, L’Anneau du Nibelung dans le cadre du centenaire du Festival de Bayreuth. Les représentations eurent un écho international. Les critiques se déchainèrent, particulièrement pour L’Or du Rhin. Dans l’exposition à Garnier, des vitrines de documents d’archives des fonds de la BNF ou de l’IMEC présentaient des extraits de lettres de spectateurs. Transcrites ci-dessous, ces paroles adressées à l’époque au metteur en scène témoignent aujourd’hui de l’effet foudroyant du trio.
LETTRE #1
« Collège de France
Paris, le date barrée Jeudi matin
Cher Patrice,
Je n’ai pas voulu risquer de vous déranger hier soir, après l’Or du Rhin, mais il faut que je vous dise combien j’ai (nous avons) trouvé cela beau ; pour moi, c’était dès les premières minutes gagné ; c’est clair, puissant, savoureux et vivant, extraordinairement vivant ; vous avez su montrer l’argument, à savoir les rapports de force en tant qu’ils sont transposables ; j’ai un peu, grâce à vous, une nouvelle idée du théâtre »
LETTRE #2
« il y a un sentiment de l’urgence dans votre réalisation. En dramatisant toute situation, vous redonnez au terme wagnérien de drame musical tout son sens. Conséquence importante de ce parti-pris, l’espace scénique est toujours occupé au maximum. On ne s’ennuie jamais puisque quelque chose se passe en permanence. Même les habituels temps morts sont supprimés par des éléments d’animation qui entrent, sans la moindre gratuité, dans le tissu dramatique.
En résumé, c’est un SPECTACLE TOTAL. Sur ce point encore, vous êtes en conformité absolue avec les idées théâtrales de Wagner.
Les déplacements des personnages créent un rythme gestuel parallèle à la musique. En ce sens, votre mise en scène torturée, d’une « beauté convulsive », est jalonnée de réussites plastiques. En outre, par son expressivité sans crainte de l’excès, elle rend l’action crédible.
Exemple : la mort de Siegfried. Quand après l’isolement de Siegfried dans le cercle de lumière, tout s’éteint, quand nous voyons les formes venir s’assembler autour du corps, la crédibilité opère. La mort, ce sont ces gens que nous devinons priant ou pleurant »
LETTRE #3
« Bayreuth, le 7 août 1976
Monsieur,
Nous sommes à Bayreuth pour la 5e fois, ma femme et moi, et après avoir vu 2 des journées Ring que vous avez mis en scène, nous avons le sentiment d’être passé de l’Universel à la contingence. Cette mise en scène trop théâtrale, parfois très bruyante, relègue au second plan cette musique qui, comme les tragédies grecques, est immortelle et intemporelle.
Entendons-nous bien, nous ne sommes pas du tout contre un essai de modernisme et nous verrions très bien par exemple Alberich en Industriel cupide maintenant dans l’esclavage le troupeau de ses ouvriers, mais Wotan et Fricka ont une bien autre dimension et représentent cette souveraineté tant matérielle qu’idéologique que forment les dictatures par leurs contraignantes lois auxquelles ils n’obéissent pas eux-mêmes.
Ce qui place sur un niveau beaucoup plus terre-à-terre la scène de ménage de ces bourgeois, où Wotan se traîne sur le sol, jette sa cape comme un adolescent coléreux, gifle Brünnhilde, arrache son pendule et le jette dans les coulisses avec un bruit de quincaillerie qui couvre l’orchestre, déclenchant le rire du public !
Pourquoi avoir voulu faire du vulgaire : Alberich disparaissant sous la robe d’une fille de joie (ce que ne sont les filles du Rhin qui, si elles sont légères, inconstantes, aguicheuses, ne sont pas vénales) »
LETTRE #4
« CHEREAU –
If you appear before the curtain alone on the night of 17 August you will be shot. There is a good chance that in the confusion I will be get away – if not no Bayreuth jury will convict for killing you in the interests of music and art, you jumped-up, third-rate, no-talent clown. I am writing in English because the only word I know in French is – MERDE – which describes you. »
Pour aller plus loin :
• Patrice Chéreau. Mettre en scène l’opéra, Actes Sud/Opéra de Paris, 2017.