Patrick Bouchain : ma voisine, cette architecte. 2/2

Propos recueillis par Edith Hallauer.

Il y a un an, Sophie Ricard, architecte de l’équipe de Patrick Bouchain chargée du réaménagement du quartier Chemin Vert à Boulogne-sur-Mer, s’est installée au n°5 de la rue Auguste Delacroix, vivant ainsi sur le lieu même du projet. Entretien-fleuve en deux parties avec Patrick Bouchain, à propos de cet Atelier Permanent d’Architecture : « Construire ensemble – le Grand Ensemble » à Boulogne-sur-Mer.

Cette expérience participative peut faire penser à celles des années 1970. En quoi celle-ci, en 2011, est-elle différente ?

C’est très différent. Moi-même j’ai participé à ces mouvements autogérés des années 1970, qui pensaient pouvoir produire eux-mêmes l’architecture, notamment l’Habitat Groupé Autogéré. Mais ça rassemblait surtout des gens de condition aisée, capables de s’organiser, projeter et emprunter. Il y avait aussi des gens en totale illégalité, des auto-constructeurs de villages utopiques et expérimentaux.

Le problème de tous ces mouvements c’est qu’ils se font contre l’institution.

Ce qui demande une énergie phénoménale. Ces personnes ont vieilli et perdu cette énergie : les expériences faites en Allemagne, Suède ou au Danemark se sont éteintes sans produire de descendants. Aujourd’hui, comme toujours sur le plan historique, une nouvelle génération s’intéresse à ce qui s’est passé il y a quarante ans, mais de manière théorique. Elle voit bien que la situation actuelle ne peut pas produire les mêmes choses, que l’utopie des années 1960 n’est pas celle des années 2010. Les nécessités ne sont pas les mêmes. À l’époque, la nécessité était de se rebeller, aujourd’hui la nécessité est démocratique.

Mais je trouve que la situation sociale aujourd’hui est plus intéressante qu’à l’époque, où nous étions dans une fuite en avant au niveau quantitatif, nous avions énormément de moyens. Lorsque le quantitatif est résolu, on s’aperçoit que la qualité du bonheur de vivre a disparu. Aujourd’hui c’est sur cela qu’il faut travailler, c’est bien plus subtil, mais le problème est plus profond.

Je crois qu’on manque de nouvelles utopies sur le bonheur

...comme facteur de développement économique et social, c’est d’ailleurs ce que préconise Stiglitz : introduire le critère « bonheur » dans le calcul du PIB d’un pays. La crise que l’on vit aujourd’hui est une crise morale, pas économique. Celle d’après-guerre était bien plus dure qu’aujourd’hui. On a les moyens pour satisfaire les besoins des gens, mais on les vole. Je pense que c’est sur ces thèmes-là qu’il faut travailler aujourd’hui.

Au sein même de l’institution ?

Dans et par l’institution. Parce qu’elle sait qu’elle n’est pas capable de tout résoudre. On ne nous a bien sûr pas appelés à l’aide, mais l’institution est très consciente du problème que l’on essaye de résoudre à Boulogne-sur-Mer et Tourcoing. Seulement elle n’a pas les moyens structurels pour agir.

La démocratie n’est pas assez souple.

Et la délégation pas assez répandue. J’ai découvert récemment qu’il y a dans la réglementation européenne des dispositions appelées « services d’intérêt économique général » : elles permettent de confier à la société civile, sur un lieu donné, l’exécution d’un besoin d’intérêt général, sans pour autant créer un service spécifique. Une structure publique peut donc s’adresser à un groupe pour assumer ponctuellement une mission de service public.

Et vous pensez que l’institution publique est encline à aller dans ce sens ?

Peut-être qu’elle se pense surpuissante, mais elle ne pourra pas faire autrement. Le libéralisme, qui veut tuer le service public au profit de la sphère privée, a sa contradiction : dans le privé, il n’y a pas que l’entreprise monopoliste de balayage et d’éclairage public. Il peut aussi y avoir le sujet, l’individu privé qui peut répondre à des besoins sans vouloir s’enrichir sur la collectivité publique.

On peut vérifier ça avec le développement des organisations non gouvernementales, que d’ailleurs, nous, pays « développé », n’acceptons que dans les pays soi-disant « sous-développés ». C’est une vision terrible, qui fait que nous n’accepterons jamais chez nous qu’une ONG réponde à un problème. J’ai remarqué que presque systématiquement, quand tu rencontres un étudiant d’école d’architecture, de design ou d’ingénierie qui a une autre vision de sa profession que celle qu’on lui propose, il se sent obligé d’aller exercer cette utopie dans un autre pays : il va chercher à remettre en cause sa profession grâce à une rupture culturelle.

Je dis toujours aux étudiants : prenez le métro, sortez à Porte de Pantin, vous trouverez la même liberté qu’à Calcutta ou au Caire.

Je pense que la collectivité publique ne pourra pas s’occuper de tout. Même si l’État était immensément riche, cette vision totalitaire ne peut pas marcher dans une société démocratique. Il faudra bien, à un moment donné, laisser faire certains et aider d’autres à faire.

Avez-vous eu beaucoup de réponses positives lorsque vous avez proposé à des villes le laboratoire du Grand Ensemble ?

Non, parce que comme toujours, tu peux avoir une idée qui paraît juste mais qui provoque une certaine méfiance tant que tu n’es pas passé à l’acte. Il nous faut démontrer que cette idée n’a pas de réponse unique, mais bien une multitude de réponses. Donc nous avons démarché des collectivités, toujours à petite échelle pour bien montrer qu’on ne cherche pas à faire des affaires, et nous nous sommes placés très vite au cœur du problème. Peut-être que dans deux ou trois ans on pourra montrer ce que l’on a fait, non pas pour avoir davantage de projets mais pour prouver que d’autres peuvent aussi le faire. C’est possible que j’y arrive plus vite que d’autres grâce à quarante ans de métier, mais l’expérience est démontrée !

Ça ne coûte pas plus cher, ce n’est pas plus complexe, et je ne fais rien d’interdit.

Ça devrait donner envie à d’autres villes et d’autres architectes, des jeunes, de revendiquer et faire ces choses.

Cela choque beaucoup ? Cette posture « sociale » de l’architecte est mal comprise ?

Pour mes confrères, ce que je fais n’est tout simplement pas de l’architecture, mais de la politique. Ou du « socioculturel ». Donc ça n’intéresse pas les « professionnels de la profession ». Les politiques, eux, pensent que c’est risqué. Si tu racontes ce projet à un maire très structuré, il dit qu’il sait le faire sans besoin extérieur. Si c’est un maire déstructuré, il ne veut pas prendre le risque. Il faut donc trouver cet entre-deux, quelqu’un qui pense que ce projet n’est pas une solution « clé en main », que c’est une réponse expérimentale, pédagogique, d’intérêt général.

Il faut passer par beaucoup d’explications.

Et comme nous ne gagnons pas d’argent sur ce type d’expérience, nous le faisons nous, agence, à côté d’autres projets. On ne peut pas en faire plus ! Ce n’est pas un projet sur lequel on monte une affaire.

Mais est-ce le but ultime ?

Le premier but est de montrer que cela marche, d’abord à petite échelle. On dit très souvent que dès qu’on reproduira l’expérience à plus grande échelle, ça ne pourra plus fonctionner. Mais peut-être que le défaut est de vouloir toujours généraliser.

Et peut-être que la grande échelle est faite d’une multitude de petites ?

Oui, peut être qu’avec une multitude de petites expérimentations sur la même ville, cela pourrait marcher, sans augmentation du problème de départ. Quand je raconte ce projet, on ne veut pas y croire, quand les gens viennent voir ils sont très surpris, journalistes, architectes ou élus.

Donc je pense et j’espère que ça fera des petits !

Il y a beaucoup de choses que j’ai faites qui paraissaient étranges au début, et dont on ne parle même plus maintenant. Quand j’ai commencé à réhabiliter des friches pour en faire des lieux de culture, en remettant en cause certains principes, c’était difficile au début. Prendre une usine pour faire un théâtre il y a quarante ou trente ans, c’était fou. Aujourd’hui ça paraît acquis pour tout le monde, on n’en parle même plus.

Oui, maintenant c’est presque devenu un style.

Oui c’est ça, c’est aussi pour ça que j’ai voulu arrêter, parce que ça devenait une recette. Alors que c’est plus compliqué que ça, on ne le faisait pas seulement pour des raisons esthétiques, mais idéologiques et politiques.

Cette pratique du métier remet terriblement en cause la formation. Qu’en pensez-vous ?

Par expérimentation et vérification, je crois de plus en plus à la formation par alternance. Pour moi aussi, à chaque fois que j’aborde un nouveau sujet avec l’agence, j’ai l’impression de réapprendre, avec autant d’enthousiasme que quand je suis sorti de l’école.

C’est pour cela que je voudrais travailler sur des universités foraines

...où on tirerait des formations à partir d’expérimentations comme Boulogne-sur-Mer, venir voir comment les choses se font pendant qu’elles se font. L’idéal serait d’attirer des écoles d’ingénieur, du bâtiment, d’architecture, de paysage, pour que chacun vienne apprendre au sein du projet. Donc bien sûr cela remet en cause le cursus figé de 5 ou 6 ans « d’acquisition des savoirs par champ de compétences », avec l’idée d’une synthèse des savoirs pour exercer un métier. Cela mettrait aussi fin à cette idée très figée de corporation. Sophie est pleine de vie ! J’ai plaisir à aller sur des chantiers tenus par des gens comme elle.

Vous parlez de « permanence architecturale », mais ne peut-on pas la comparer à ce qu’on appelle la « résidence d’artiste » ?

Non, pour moi la « résidence » est surtout attachée au lieu, alors que la « permanence » est liée au temps. En fait c’est une « résidence permanente », dans le lieu et le temps. Dans la résidence d’artiste que j’ai beaucoup pratiquée, souvent l’artiste se replie sur lui-même. Il observe, agit et s’en va. J’ai vécu des résidences d’artiste très négatives, qui renforçaient le caractère privilégié de l’artiste. Là dans la permanence, il y a cette idée du travail aux yeux de tous, du travail avec et pour les autres, pas simplement pour soi.

Mais je suis quand même favorable au fait de tirer des leçons du travail artistique, car pour moi l’art est expérimental. L’artiste a des moyens totalement libres pour expérimenter, et je trouve qu’il n’y a pas assez de regards sur l’intuition artistique, ou l’échec de la résidence artistique.

On ne regarde pas assez l’art.

Peut-être qu’en architecture, après avoir tenté de régler le problème par le quantitatif, on devrait se pencher sur le culturel, nourri d’un travail artistique. Je ne fais moi-même que copier ce que j’ai vu dans mes collaborations artistiques : la résidence artistique, la transformation par soi-même des outils dont on a besoin pour produire... J’ai été nourri de ça. D’ailleurs le mot « permanence » m’a été soufflé par l’équipe de Marseille, Philippe Foulquié et François Cervantes.

Ça paraît quand même étonnant que cette idée de « résidence » vienne de l’art, non ? Cela semble logique pour un architecte de vivre avec et comme un futur habitant.

Quand tu regardes les très grands architectes français ou européens, ils ont tous pour modèle le cinéma. L’art du XXe siècle c’est le cinéma. Comme l’architecture, cela nécessite des moyens bien supérieurs à la peinture et la sculpture : le prix d’un film aujourd’hui est parfois supérieur à la construction d’une tour de cent mètres de haut. Et ce travail artistique d’exception est fait par un collectif dans lequel chacun, acteur, financier, producteur, scénariste est à sa place, mais où tout le monde produit une œuvre d’auteur. Et il est drôle de voir que même les plus grands metteurs en scène n’ont pas fait plus de trente films. Stanley Kubrick, qui est l’un des plus grands réalisateurs du XXe siècle, traitant de sujets très divers comme la guerre, l’amour ou la violence, n’a fait que treize films.

Le problème des architectes c’est cette absence de permanence, ce survol, cette idée démiurgique de pouvoir tout faire, et seul.

Le metteur en scène cherche un sujet, puis il l’approfondit, il cherche l’équipe, etc. Il ne fait pas plusieurs films en même temps ! Et quand il tourne, il coupe avec tout son milieu social, pour se concentrer sur cet acte de réalisation. Raconte cela à Jean Nouvel qui a soixante affaires en cours, qui a déjà fait deux cent concours et deux mille projets... Quand tu lui dis que toi, en ce moment tu fais « Chemin vert à Boulogne-sur-Mer », c’est tout, il te rigole au nez.

Que feriez-vous si vous sortiez de l’école aujourd’hui ? À quoi vous attaqueriez-vous ?

D’abord je continuerais à travailler bénévolement. J’ai toujours offert mon temps, je ne pouvais pas rester inactif. Je ferais la même chose. Ensuite, je pense que je voyagerais plus, pour vérifier comment la vie se passe chez les autres. Je l’ai fait une fois en Afrique, et ça m’a perturbé à tout jamais. Mais je voyagerais aussi dans mon propre pays, je ne resterais pas qu’à Paris. Et puis, peut-être que je me constituerais en groupe, puisque je n’ai jamais rien pu faire tout seul. À l’époque nous avions des partis et des débats politiques qu’il n’y a plus aujourd’hui, mais je pense que des groupes de pensée et d’action sont encore tout à fait possibles. Voilà, je travaillerais en groupe, et je donnerais de mon temps.

Si je racontais comment j’ai gagné ma vie, on ne me croirait pas. Je travaillais dans des pizzerias pour payer mon loyer, et je faisais un théâtre pour un copain qui me l’avait demandé. Je pense que tout est travail, qu’il soit rémunéré ou pas. La vie est travail, c’est un acte de transformation. Donc pour répondre à la question :

Je serais tout le temps dans le faire.

C’est aussi très important de transmettre. J’ai enseigné, arrêté, produit, réfléchi, puis réenseigné. Il ne faut pas qu’enseigner, l’alternance est très bien : enseigner 3 ans, travailler 10 ans. Aujourd’hui je réenseignerais bien, bénévolement. Transmettre c’est s’enrichir. Je suis allé faire un séminaire sur le « Comment faire » à Sciences-po, sur l’art et la politique, avec Bruno Latour, j’ai adoré ! Orienter des étudiants sur leur sujet de recherche, etc. Ce qui est superbe dans l’enseignement c’est que si tu le fais avec cœur, tu es autant nourri que tu nourris.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’époque actuelle ?

C’est la culture de la mondialisation, qui fait qu’apparemment tout tend vers un modèle unique : la consommation, l’industrie, mais pourtant tout est différent. Une poignée de porte, une pantoufle, un col de chemise, une voiture… Ce qui m’intéresse, c’est de chercher quelle part infime fait qu’une poignée de porte en Pologne est différente d’une poignée de porte au Mali. Est-ce que c’est parce qu’il n’y a pas de porte, du vent, pas de serrure, etc. Je crois que la mondialisation n’est pas un phénomène de nivellement, mais un enrichissement incroyable. Tout m’intéresse ! Sans être féru d’informatique je suis fasciné quand je lis que des gens découvrent de nouveaux systèmes. Ou quand je regarde des joueurs d’échecs ou de tennis, selon les nationalités, il y a une approche de la stratégie subtilement différente, qui est culturelle, d’une telle finesse. Alors que ce sont les mêmes règles depuis 400 ans, les mêmes raquettes et les mêmes balles !

Il faudrait ouvrir un peu les barrières et lâcher prise, d’une manière générale.

Faire confiance et lâcher. Il y a plus de gens bons que de méchants ! Le monde va changer, il va vachement changer.

Paris, le 6 juin 2011.

Épilogue : hier à 17 h a eu lieu l’ouverture publique du chantier de rénovation du quartier de la « Maison de Sophie » à Boulogne-sur-Mer. Expérience à suivre…

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Lire le premier volet de l’interview :

Patrick Bouchain : ma voisine, cette architecte. 1/2


POUR ALLER PLUS LOIN :

> Site de l’expérience Construire ensemble le Grand ensemble
> Site de l’agence Construire
> Un livre : Construire Ensemble de Grand Ensemble
> L’esprit Castor : mythe et réalité


Texte : creative commons. Crédits images : www.legrandensemble.com.

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