Pop art Punjabi

Écrit par Alice Murie.

Tout juste 50 ans après les boîtes de soupe Campbell de Warhol, la boîte de ghee Verka du duo indien T&T s’expose en Autriche.

Dans la rue du célèbre café Hawelka, la galerie viennoise Hilger Modern Comtemporary nous fait découvrir le “baroque punjabi” de Thukral et Tagra dans leur exposition Nosturistic.

À travers la vitrine, on aperçoit un mur recouvert d’icônes flamboyantes de jeunes playboys sikhs peints sur des toiles encadrées de moulures dorées et imprimées sur des bidons en plastique rouge. Comme un goût de déjà vu... Ces images envahissent les ondes de la télévision indienne, publicités ou téléfilms mettant en scène la famille-type classe moyenne - sikh ou hindou, mais toujours à la peau bien blanchie - clips de groupes de “rap punjabi”...

Mais qu’est-ce donc que ce “baroque punjabi” ?

Les connaisseurs de ce sous-continent le savent, le Punjab, état situé au nord-ouest de l’Inde, est le fief des Sikhs. Le Sikhisme est né en Inde au XVe siècle et représente aujourd’hui environ 1,9% de la population indienne. Les Sikhs, pour la plupart éduqués, souvent engagés dans des activités industrielles et commerciales, forment une communauté prospère et font donc partie intégrante du boom de la classe moyenne. Ils prennent ainsi une part importante dans les médias, l’industrie musicale et cinématographique.

L’exposition Nosturistic nous fait découvrir un univers aux frontières du kitsch bollywoodien, du pop art, d’un style néo-baroque à la Pierre et Gilles et de la miniature indienne. En juillet 1962, la galerie Ferus de Los Angeles exposait “Campbell’s Soup Cans” et lançait ainsi le mouvement Pop Art aux États-Unis. Tout juste 50 ans après, la galerie Hilger Modern Comtemporary expose les artistes Hindi pop T&T.

Au centre du propos de cette exposition, l’expansion de la classe moyenne indienne, et avec elle l’explosion de la production et de la consommation de masse.

Parallèlement à ces mutations, la création de territoires annexes sécurisés, comme Gurgaon, ville satellite située à 30 km au sud ouest de Delhi, banlieue résidentielle chic, terrain de jeu des manufactures industrielles, des entreprises technologiques, rassemblant d’énormes centres commerciaux. La construction de ces territoires voit naître un style architectural stéréotypé : villas, hôtels particuliers et bungalows coloniaux constitués d’imposants blocs de béton, blancs ou pastels, parfois accompagnés de jardins et piscines. Ainsi 315 sector 23, maquette édulcorée de maison - pour Barbies - avec végétation artificielle et luxuriante, se réfère-t-elle directement aux quartiers bien clôturés qui laissent la saleté des rues et bidonvilles avoisinant à l’extérieur.

Dominus aeris

Dans la série Dominus aeris, demi-sphères figurant de manière onirique de jolis pavillons flottant dans un ciel rosé et végétalisé, l’art de la miniature n’est pas très loin. Un des murs de la galerie est recouvert de papier peint rappelant les années 60. Lorsqu’on s’approche, on distingue un motif très fin, comme savent si bien le faire les Indiens sur les murs publicitaires et les affiches de cinéma. Un motif miniature, peint à la main et reproduit à l’infini : une boîte de ghee, le beurre clarifié indien. Ce liquide jaune d’or, signe extérieur de richesse, aliment quasi sacré, recouvre nans ou currys pour souhaiter la bienvenue aux invités et respecter les règles d’or de l’hospitalité.

L’icône pop indienne de 2012 n’est certainement pas une vulgaire boîte de soupe, mais bien le bidon de 5 litres de beurre clarifié, qui trône dans les cuisines familiales comme un trophée et contribue à l’embonpoint (voire l’obésité) de la middle class.

À côté de cela, on le sait, l’Inde avance à 2 vitesses (voire à 4, à 8, à 18). L’Inde des mégalopoles flambe, croît, produit et consomme d’un côté. De l’autre, l’Inde rurale, tribale, les bidonvilles, les sous castes, les hors castes, 350 millions d’indiens vivent toujours en dessous du seuil de pauvreté tel qu’il est défini par la Banque Mondiale. Pour eux, pas de bungalow, pas de cuisine ni de beurre clarifié... Mais souvent un accès à la télévision. Inondés de ces images de familles modèles, propres, à la peau blanche, qui boivent du soda, cuisinent au ghee, mangent des pizzas dans leurs belles maisons roses. Ils rêvent alors... un joli pavillon, une chambre avec du papier peint faisant flotter sur la corde à linge des boîtes de ghee Verka.

Cette exposition est une fenêtre ouverte, de l’intérieur : une vision ironique, caricaturale (si peu parfois) de la classe moyenne par la classe moyenne (voire l’upper class vu les tarifs des pièces). Des œuvres qui font partie de ce système de consommation. 88 000 euros pour une huile sur toile Middle class dream II 305x183 cm.
T&T, Jiten Tukral et Sumir Tagra, deux jeunes artistes indiens basés à New Delhi collaborent depuis près de 10 ans et s’expriment dans des domaines divers - peinture, sculpture, installations, vidéo, web design, design produit, musique, mode... Vienne, Helsinki, Berlin, Paris, Shanghai, Vancouver, Londres, New York, Sydney, Tokyo... Ils ont déjà fait leurs preuves. On se souvient notamment de leur série de peintures érotiques exposées à Beaubourg lors de l’exposition Paris Delhi Bombay en 2011. Ils évoquaient alors la question du tabou sexuel dans une société où les médias envahissent le paysage indien d’images suggestives. Le travail de T&T questionne et porte un regard ironique sur l’identité de l’Inde aujourd’hui, à travers la globalisation, l’explosion de la consommation et l’intégration des nouveaux médias dans une société qui demeure majoritairement rurale.

Texte : creative commons.

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