Il est des Potter que l’on traduit plus vite que d’autres. Sur ce point, Norman n’a pas eu la même chance qu’Harry. Pourtant, en Angleterre, ses ouvrages ont été eux aussi plusieurs fois épuisés et plusieurs fois réédités…
En France, mieux vaut tard que jamais (voilà un slogan tout trouvé pour nos éditeurs spécialisés), plus de quarante ans après leur première parution, les écrits fondateurs de Norman Potter débarquent enfin en librairie. Remercions les éditions B42 et la Cité du design de Saint-Étienne qui nous livrent ainsi en VF le fameux Qu’est-ce qu’un designer de 1969.
Norman Potter ? A-t-on déjà entendu ce nom prononcé dans une quelconque école, une exposition ou un colloque français ? Ce n’est pas certain. Respecté et souvent cité dans la sphère anglo-saxonne, celui qu’on surnomme outre-Manche le « Rietveld anglais » reste chez nous un parfait inconnu. Et, malheureusement, cette récente parution ne prend pas vraiment le temps de faire ces utiles présentations. En refermant l’ouvrage, on sait à peine si l’auteur vit encore.
Designer dissident
Né en 1923, disparu en 1995, Potter n’a pas fait la guerre, mais a fait des siennes. Engagé très jeune dans l’anarchisme et, surtout, dans la dissidence, il visitera à quatre reprises les prisons anglaises pour, notamment, avoir refusé de se voir délivrer des papiers d’identité. On ne lui colle pas une étiquette comme ça, à Norman Potter ! Ébéniste, designer, poète, théoricien, enseignant ? On ne saura jamais quel statut lui donner.
Au début des années 1950, il officie dans un atelier de menuiserie à Corsham dans le Wiltshire. Une structure anarchiste où les ouvriers produisaient des objets en petites séries d’abord pour eux, ensuite pour les autres. Un espace communautaire où faire revivre l’esprit des « Arts and Crafts » qui, rappelons-le, ont eu leur rôle à jouer dans l’émergence du design moderne. Personnage clairement engagé dans cette transdisciplinarité moderniste, Potter aurait aimé inviter Boulez pour inaugurer la menuiserie… Malheureusement, cette tardive traduction ne nous dit rien de tout cela.
Défaire l’école
Consacré à l’enseignement du design, le numéro 33 (2009) de la revue Azimuts (éditée par la Cité du design) prenait le temps d’analyser les grands modèles historiques : Bauhaus, Vhutemas, Ulm, Global Tools, etc. Étonnamment, aucune ligne sur la Construction School de Bristol (1964-1979) où Potter fut très actif. Le design anglais reste indéniablement une île à explorer.
Cette traduction nous renseigne davantage sur cette institution hors-norme (cf. chap. 22). Excroissance rebelle du Royal College of Art de Londres, son programme pédagogique fut élaboré à partir de lectures quelques peu anti-académiques : Mort de l’école : solutions de rechange d’Everett Reimer, La Contre-éducation obligatoire de Paul Goodman ou encore Une société sans école d’Ivan Illich. L’organisation des études y était bien évidemment non hiérarchique, puisqu’il s’agissait précisément d’agir « en vue de rendre la fonction de directeur moins indispensable qu’elle ne l’était auparavant ». Les étudiants se devaient de construire leurs propres méthodes, leur propre poste de travail et même leurs propres machines-outils ! Ce qui replace le débat actuel sur les Fab Labs dans une perspective historique.
Contre toute attente, cette formation informelle reçut le soutien de grands noms du design : Richard Hollis, James Stirling, Richard Rogers, etc. Pour approfondir ce sujet, il faudra attendre que l’on traduise le second grand ouvrage de Potter, Models & Constructs : Margin Notes to a Design Culture (Hyphen Press, 1990). Vu le retard actuel, tâchez plutôt de mettre la main sur la VO !
Si elle n’est pas véritablement détaillée, cette donnée biographique nous renseigne toutefois sur le public visé par Qu’est-ce qu’un designer. Rédigé pendant cette expérience pédagogique alternative, ce texte s’adresse à l’étudiant en tant que « personne abordant un sujet qui lui est inconnu, quel que soit son âge ». Potter précisant d’ailleurs que :
Tout designer digne de ce nom restera un étudiant tout au long de sa vie professionnelle.
Une théorie sans âge
Les présentations étant faites, plongeons dans ce document historique. Sur ce point, la présente édition n’est encore pas tout à fait claire. La page de garde nous signale que le texte date de 1969, certaines références plus tardives nous en font douter et la postface de Robin Kinross, éditeur et ami de Potter, finit par préciser que le texte a été remanié à trois reprises par l’auteur, entre 1969 et 1989. De plus, pour la traduction française, certains passages too british ou trop datés (sur la machine à écrire par exemple) ont été supprimés. Ces ajouts et coupes ne se donnant pas à lire clairement, le lecteur cherchant à rattacher ce texte à une époque précise sera vite dérouté. Disons à l’instar de Kinross et pour consoler les historiens qu’ainsi remanié le texte présente une forme plus universelle et intemporelle, s’offrant plus spontanément aux lecteurs d’aujourd’hui.
Remarquons que Potter lui-même, à travers ce texte stratifié, semble chercher sa place dans l’histoire du design. À la fois passionné par le mouvement préraphaélite et les guildes associées, partisan du Bauhaus de Gropius, fervent défenseur des mouvements d’insurrection étudiante de 1968 et pas tout à fait réfractaire à la postmodernité émergente, Potter est un inclassable, touche-à-tout, goûte-à-tout.
S’il est une chose à laquelle il ne s’attachera jamais, c’est bien à cette « arnaque commerciale réussie avec brio » qu’est à ses yeux la culture pop : « Notre civilisation est à l’origine de nombreux enfers, mais au royaume de l’esclavage volontaire, il serait difficile de rivaliser en bêtise avec la musique pop diffusée sur les bandes FM. » Culture pop, star system et showbiz dans le même panier !
Cette détestation est un bon point d’entrée dans l’ouvrage. La théorie du design de Potter s’élabore précisément contre ce design couché sur papier glacé des magazines de déco, contre les mondaines foires internationales, la mode et l’obsolescence programmée. Rattachée à la culture anarchiste (Ivan Illich, Herbert Read, etc.), cette position idéologique est suffisamment singulière dans ce milieu et dans notre époque pour être relevée. À ce propos, la dernière volonté de l’auteur ne semble pas avoir été respectée :
Agacé par je ne sais quelle nouvelle manifestation de cette ignominie qu’est le “business du design”, il me fit remarquer que si nous étions amenés à publier une nouvelle version du livre, celle-ci devrait plutôt s’intituler “Qu’était un designer ?” - Robin Kinross
Un monde réel
Clairement inscrits « dans la lignée du libertarisme de gauche » (et non dans celle du libéralisme économique), les écrits de Potter soulèvent en design des questions sociales et morales. Comme trop rarement, c’est l’engagement politique du designer qui est ici remis en cause. « Ce serait une erreur, affirme l’auteur, de présupposer que le contexte social est fixe et merveilleusement unifié autour d’une inébranlable quête de richesse, tout au plus dérangée par l’annonce dans les hebdomadaires d’une nouvelle concession à la belle vie, et par le designer dispensant ses onéreuses austérités là où il y aura quelqu’un pour se les offrir – à savoir dans les grands centres de décision financière. » Ainsi, pour élaborer sa pensée, Potter se tourne d’abord vers les plus démunis. Il pense fonction plus qu’image, sens plutôt qu’apparence. Il prône un design conscient ou, mieux encore, éthique et décent (cf. Azimuts n° 30) :
Le design dans sa dimension “professionnelle” est par conséquent une chose bien futile quand, dans le reste du monde, les gens meurent de faim.
Par là même, il rejoint et ne manque pas de mentionner l’un de ses contemporains : Victor Papanek, auteur du fameux Design pour un monde réel (1974). Aussi, la théorie de Potter se nourrit tant de poésie que d’économie. En lieu et place d’une longue démonstration, le designer préfère citer un poème toltèque ou anar. Plutôt que de se prétendre spécialiste et d’improviser, il convoque les grands économistes tel Ernst Friedrich Schumacher :
Le design est un domaine qui demande de s’impliquer, d’être réactif et de s’informer, tout autant que de prendre des décisions et d’en assumer les conséquences.
Au-delà des inévitables et sacro-saints conseils pour bien concevoir une chaise (« l’une des tâches de design les plus difficiles »), des distinguos entre design, art et artisanat, des traditionnels cas d’étude qui se concentrent ici plutôt sur des objets anonymes (stylo, bicyclette, jeans, pinces à linge ou paires de bottes), c’est surtout pour son champ de références inhabituelles que ce manuel de design doit être consulté. Comme peu d’autres, il s’impose comme un véritable « tract politique ». L’importante bibliographie que Potter joint à son ouvrage et les axes de lecture qui y sont associés sont de précieux documents qui restent d’actualité.
Plaidoyer pour la transdisciplinarité
On ne peut conclure sans souligner un dernier point : cette publication est aussi un admirable manifeste en faveur de la transdisciplinarité. En bon disciple des maîtres du mouvement moderne, Potter prône un décloisonnement extrême des conceptions et des pratiques :
Les étudiants en design risquent de voir leur travail perdre en qualité s’ils tentent d’étudier une catégorie de design bien précise en s’isolant conceptuellement de ses catégories voisines.
Cela s’affirme dès le sous-titre de l’ouvrage : « objets. lieux. messages ». Pour Potter, design produit, architecture et design graphique forment un tout indissociable et, tout au long de l’ouvrage, il milite activement dans ce sens. Ici, il pointe du doigt ces « professeurs d’architecture qui n’ont jamais entendu parler de la polémique ayant opposé Max Bill et Jan Tschichold et qui sont donc loin d’imaginer l’intérêt particulier qu’elle peut avoir ». Ailleurs, il défend l’idée selon laquelle « le designer textile qui n’a jamais exploré les distinctions de perspectives sous-entendues (disons) par la chapelle de Ronchamp, le Pavillon allemand de l’Exposition internationale de Barcelone et la Dymaxion House […] n’est qu’un spécialiste ayant reçu de mauvais enseignements ».
Comment, chez Strabic, pourrait-on ne pas acquiescer ?! Dans la déferlante des récentes publications qui tentent, pour le meilleur et surtout pour le pire, de définir le rôle du designer et les limites de sa profession, saluons bien haut ce texte de Norman Potter. Il sort clairement du lot. Œuvre d’un praticien plus que d’un véritable théoricien, Qu’est-ce qu’un designer est un ouvrage touffu, certes pas toujours synthétique, mais qui a dit que le design pouvait se résumer en 101 mots ?
Norman Potter, Qu’est-ce qu’un designer : objets. lieux. messages, éditions B42, Paris, Cité du design, Saint-Étienne, 2011.
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POUR ALLER PLUS LOIN :
Norman Potter, Models & Constructs : Margin Notes to a Design Culture, Hyphen Press, 1990.
Norman Potter, « Herbert Read : Word and Object », in David Goodway, Herbert Read Reassessed, Liverpool University Press, 1998.