Une réflexion rationnelle : le début d’un Système Bata
Loger les employés et les ouvriers devient un élément central du projet de productivité de l’entreprise. Selon Tomáš Baťa, faire vivre les personnes sur place limite les retards, les soucis personnels et favorise la fidélité des employés à l’usine. Il veut donner une qualité de vie supérieure à la population locale, car selon lui, un employé qui aurait une qualité de vie améliorée ne verrait aucun avantage à quitter sa situation.
L’employé dépendant de ces privilèges et restant travailler plusieurs années dans l’entreprise, s’investira davantage dans son travail pour augmenter son statut professionnel. Après une étude de faisabilité, il en déduit que la rentabilisation de la construction d’un appartement décent, coûterait au salarié 16 mois de travail.
C’est pourquoi dès 1912, il prend la décision d’augmenter le territoire existant de l’usine de chaussures – initialement créée à Zlín par l’héritage familial de neuf générations de cordonniers – et fait construire six premières maisons, dont l’architecte Jan Kotera dessinera les plans. Ces maisons bêta abritent deux familles d’employés par unité et sont entourées d’un jardin privatif.
Cités jardin ou cités avec jardins ?
En effet, on reconnaît l’influence du concept des Cités jardins qui est alors en plein développement depuis sa théorisation par l’urbaniste anglais Ebenezer Howard en 1898, dont la médiatisation touchera, quelques années plus tard, la réflexion de Tomáš Baťa sur le logement industriel. Concevoir l’habitat par l’économie de la Cité jardin – ou Garden City – relève également de l’exercice d’un système politique communautaire et autogéré par ses habitants, c’est du moins ce que défendra Howard dans son ouvrage Tomorrow : A peaceful path to the real reform – titre révisé en 1902 par Garden Cities of tomorrow.
Ce livre n’est pas en soi un guide d’architecture, il expose plutôt un système politique et économique en vue de la régulation et de l’amélioration de la vie collective dans les grandes villes. Dans ces espaces, circonscrits et géographiquement positionnés à l’écart des villes et des lieux de travail, la gouvernance y est communautaire et les habitations rationalisées sont pensées à travers la lunette hygiéniste des progressistes. L’urbaniste anglais, propose un ensemble de règles allant de la circulation des déchets à toute une économie de vie.
Ebenezer Howard. Garden Cities of Tomorrow, Londres : S. Sonnenschein & Co., Ltd. 1902.
Howard préconise que ces cités jardins – ou villes satellites – soient de petite taille, mais nombreuses aux abords des zones à fortes densités urbaines et surtout encerclées par la nature, pour casser l’étalement urbain et encourager « le retour à la terre ».
Si Tomáš Baťa s’inspire librement des études contemporaines sur la ville et même si bon nombre d’auteurs s’accordent à dire qu’il imagina ses villes Bata en prenant à son compte le concept des Cités jardins de Howard, certaines nuances doivent être faites. Les villes Bata se rapprochent en effet de la forme des Gardens Cities, en revanche, elles ne relèvent pas du concept de la Cité jardin dans leur fonctionnement. Elles en ont certes parfois l’aspect, – maisons entourées de jardin, offrant une connexion directe avec la nature et un espace de vie individuel – mais ces villes-cités-usines n’ont rien à voir avec les prédicats politiques et économiques qu’Howard défendait.
Depuis le milieu du XXe siècle, il existe un format de gestion privée de villes-usines par des industriels aux Gated community dont la ville Sun City – créée dans les années 1950 – en est la représentante contemporaine et qui est davantage reliée aux Garden Cities de Howard à la différence prêt que leur gouvernance est gérée par des entreprises privées.
Les villes Bata ont une gouvernance privée, gérée uniquement par l’entreprise Bata, qui décide de tout, des couleurs des volets à la hauteur des haies dans les jardins. Les maisons sont essentiellement réservées aux employés de l’entreprise – et non pour favoriser le mélange des classes socioculturelles – de plus, elles sont à proximité de l’usine de fabrication de chaussures, pour simplifier et limiter les longs trajets conduisant au travail. Il n’y a donc pas de réelle rupture entre la vie au travail et la vie domestique du fait de ce rapprochement géographique des territoires – de ces territoires qui devaient pourtant, selon Howard, garder un caractère distinct.
Ces cités avec jardins, contiennent, en miniature, tous les bâtiments et fonctions d’une ville et le tracé logique d’aménagement respecte les besoins des individus y résidant.
En effet, depuis les habitations, on trouve sur le chemin de l’usine, des écoles, des lieux de ravitaillement alimentaire, des espaces de regroupements sociaux ou sportifs, une église pour le culte. Mais, au bout du chemin, il y a bien le travail. Nous sommes en cela bien loin des cités-jardins de Howard.
Une armée d’architectes
En 1922, Tomáš Baťa se lance dans la politique pour gagner les cœurs des locaux et en 1923, lors d’une campagne électorale, il donne à voir aux citoyens de Zlín une maquette de la future Cité qu’il envisage de faire bâtir, pour poursuivre son projet de logement des employés de l’usine.
Ibid.
La maquette est gigantesque, elle contextualise le projet « dans un environnement naturel de collines, de cours d’eau, de routes et de rues. ».
Avec ce projet, Tomáš Baťa voit grand et envisage déjà d’étendre son concept de villes-usines dans le monde entier. Entre 1920 et 1939, l’usine de Zlín voit son territoire foncier s’agrandir pour accueillir jusqu’à deux mille quarante huit maisons, sans compter les immeubles de logements collectifs – internats et logements pour célibataires. Ces programmes monumentaux deviennent les casses-têtes de nombreux architectes européens à travers quelques concours — Le Corbusier présidera le jury de celui de 1935.
Pour plus d’autonomie dans la fabrication de sa ville-usine type, Tomáš Baťa crée un service de construction en interne dès 1924, qui fournira main d’œuvre et matériaux. Mais pour penser ce grand projet, il s’entoure de brillants théoriciens et praticiens de la ville et embauche, sous l’autorité de l’architecte Frantisek Gahura, des architectes et urbanistes issus de l’Université des Arts appliqués de Prague : Antonin Vitek, Richard Hubert Podzemny, Vladimir Kubecka et Jiri Vozenilek.
L’entreprise dispose d’un département de planification urbaine, d’un service de projet architectural, le tout se fera connaître plus tard sous la dénomination de Service construire. Si certaines communes et les grandes agglomérations ont leur propre service d’urbanisme, les villes Bata également. La cité de Zlín est un laboratoire, conçu avec les codes de l’architecture industrielle, qui attirera bientôt les pionniers du fonctionnalisme. En 1937, elle accueille ainsi certains représentants des CIAM.
L’expérience de Zlín et la contribution collective des architectes du Service construire conduisent à la publication d’un ouvrage modèle : un livre en trois parties rassemblant tous les préceptes d’Une ville industrielle idéale pour le futur, un véritable manifeste zlínois, publié en 1933.
Les architectes du site français
Toutes les villes Bata seront dès lors étudiées par le Service construire. Durant la phase de colonisation mondiale, le bureau d’urbanisme et d’architecture basé à Zlín dessinera tous les plans, et organisera toutes les décisions. Mais une fois que les sites vivent en autonomie, ils héritent eux aussi d’un département d’architecture et de planification en interne, permettant la création des aménagements des succursales commerciales, des stands d’expositions, mais également des conceptions des nouveaux bâtiments et des améliorations des sites eux-mêmes.
Pour Hellocourt, c’est l’architecte en chef de Zlín, Pavel Novak, qui confie le dessin des plans des premières maisons de Bataville depuis l’antenne tchèque, aux architectes Richard Hubert Podzemny, V. Karfik et Miroslav Drofa. D’ailleurs, après la construction des usines qui débute en 1932, et des maisonnettes provisoires, les architectes de Zlín, imaginent débuter l’aventure urbanistique de la cité française avec la construction de vingt-deux maisons de deux étages, sur le modèle zlínois de la cité idéale.
Mais en 1934, Jan Baťa entreprend l’élaboration d’un projet plus vaste dans le but d’agrandir la cité. Il fait travailler le Service construire sur un étalement de la zone d’habitation, qui prévoit trente nouvelles maisons pour commencer et bien plus par la suite. La construction de nouvelles habitations se prolonge après la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 1980.
Entre temps, la loi Poullen (également nommée "loi anti Bata" dans la région), visant à stopper le développement des entreprises étrangères sur le territoire, freine quelque peu les projets de construction. Bata S.A. ne peut plus rien construire de nouveau, ni améliorer le matériel de son usine française durant plusieurs années. Mais rien n’arrêtera les architectes du Bataïsme, qui reçoivent l’ordre de dessiner des plans d’agrandissement en vue d’une réalisation à venir et toujours dans une dynamique optimiste de croissance.
Le rêve de Le Corbusier
Cet optimisme porté par les dirigeant de l’entreprise, ainsi que son caractère visionnaire auront réellement séduit Le Corbusier qui fantasme sur Zlín après plusieurs visites entre 1925 et 1937. Il a l’intime conviction que Hellocourt peut être un excellent territoire d’expérimentation pour la mise en œuvre de ses idées, de l’application de la Charte d’Athènes à la normalisation fonctionnaliste.
Si Jan Baťa lui propose de concevoir quelques projets d’aménagements pour différentes succursales françaises, Le Corbusier se projette très vite dans un projet plus ambitieux qu’il se proposera d’entreprendre sans qu’aucune commande ne lui soit donnée par l’entreprise. Selon son expertise, les petits pavillons de la cité française ne correspondent pas du tout au projet de développement de la firme. Le Corbusier pense que le modèle de la Cité Jardin ne convient plus.
Dans le même esprit que le Plan Voisin, il imagine pour la cité d’Hellocourt, un plan d’urbanisation assez agressif. Il dessine treize tours tripodes de 45 mètres de haut, des logements de 16 mètres carrés par individu. Chaque immeuble dispose de services communs : cuisine, restaurants, bibliothèques. Ainsi, il propose sa véritable conception de la machine à habiter, mais qui semble, à première vue, contradictoire avec les premiers principes d’habitations souhaités par Tomáš Baťa .
Nous sommes loin de l’idée d’origine, offrant à l’homme un espace bien à lui pour se couper du travail, un lieu dans lequel il pourrait être encouragé à construire une famille pour acquérir assurance et stabilité tout en étant entouré par la nature. Tous les projets d’anticipation de l’architecte seront refusés, mêmes ceux qu’il entreprend de dessiner pour l’exposition universelle de 1937. Jan Baťa fait travailler ses architectes en interne pour tous les projets relatifs au complexe français ou aux événements extérieurs devant représenter l’entreprise. Ainsi, la collaboration entre la firme et Le Corbusier prendra définitivement fin en 1937.
Ces lettres appartiennent au fonds de la Fondation Le Corbusier.
Toutefois, Jan Baťa et Le Corbusier garderont contact durant plusieurs années, par le biais de quelques rencontres. Aussi, ils échangeront plusieurs lettres à travers lesquelles ils ne cesseront de partager leurs avis, leurs croyances et leurs similitudes de pensées, leur vision commune de l’avenir.
Vie et mort du Service construire français
Sur place dès le début des constructions françaises, Joseph Plachky vient de Zlín. Il fera plusieurs allers-retours entre la France et la base tchèque, mais il n’est qu’un architecte d’exécution. Toutes les décisions et les plans viennent de la maison-mère jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En 1946, un autre architecte sera nommé à la direction des projets français, Vladimir Janyta, âgé alors de trente sept ans. Janyta prendra de nombreuses décisions indépendamment du siège de Zlín, suite aux importantes pertes matérielles subies lors de la guerre. Il est chargé de reconstruire les succursales, de rénover les usines et la cité, de donner une nouvelle dynamique esthétique à l’enseigne basée en France. Il dirigera le Service construire mosellan avec l’aide de plusieurs collaborateurs. Il partira à la retraite en 1970 et sera le dernier architecte à résider et à travailler sur place. Le Service construire d’Hellocourt sera par la suite délocalisé et les décisions auront un aspect plus globalisant. Avec la fermeture consécutive des usines dans le monde, l’année 2002 marquera la fermeture de tous les Services construire — une invitation à poursuivre l’aventure architecturale en menant de nouveaux projets de valorisation du site !