« Paysage quotidien » est le projet en cours du Travail Personnel de Fin d’Études (TPFE) de Méryl Septier pour le diplôme de Paysagiste DPLG, à l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles. Il a débuté au mois de juin 2010 et vient de prendre fin. Pour ce projet, qui clôt un parcours de quatre ans à L’École, choix du site et choix du sujet sont laissés libres. Méryl Septier a choisi ce terrain et la manière de l’aborder en privilégiant une approche expérimentale et intuitive, elle a cherché des méthodes alternatives aux projets de paysage conventionnels proposés actuellement.
Les Rives du Cher
Une île en ville
Tours émerge, posée entre la Loire et le Cher, au milieu du lit majeur des deux cours d’eau. Solide île de pierre sur un sol mouvant, la ville s’est progressivement exhaussée du terrain qui la porte.
Le quartier des Rives du Cher est au bord de cette grande presqu’île habitée. Construites à la fin des années soixante, les barres et les tours de cinq à vingt-trois étages dominent le reste de la ville et offrent à Tours son profil Sud.
Approche
On commence par tourner autour du quartier. Difficile de trouver l’entrée : au Nord la voie de chemin de fer Nantes-Tours interdit tout passage ; au Sud c’est le Cher, bordant le quartier, qui referme la forme oblongue.
Le quartier
L’espace au pied des tours, des barres, est à l’échelle de leurs hauteurs. Énorme. On s’y sent un peu petit, un peu perdu. Tout nu face à l’étendue.
L’hiver prononce ce caractère, renforce le sentiment de solitude.
La place que nous donne le site est à peu près unique dans cette ville : on se croirait au bord de la mer.
La forme insulaire du quartier des Rives du Cher est à la fois son pire défaut et sa plus belle qualité.
Un prétexte à la déprime comme à l’extase.
Le regard
Je suis étrangère sur ce territoire. Ma première vision du site, détachée et exotique, est essentielle mais pas suffisante : je ne vis pas dans ce quartier, je ne répète pas mon chemin plusieurs fois par jour et je ne revois pas indéfiniment les mêmes espaces se dérouler sous mes yeux.
En un mot, je ne vis pas ces espaces au quotidien.
Pour faire un projet sur ce lieu vécu, comprendre la manière dont les lieux sont perçus par ceux qui y habitent me semble donc nécessaire.
Les habitants/le projet
Participatif intuitif
À tâtons, j’essaie de prendre mes marques dans le quartier. Formuler à l’avance un plan de bataille, échafauder des plannings de concertation et de participation à partir de personnes que je ne connais pas me paraît invraisemblable.
Il faut que je sache à qui j’ai affaire.
Je ne me fixe aucune règle de rencontres, pas de délais. Ce qui arrivera fait de toute manière partie de l’expérience du projet sur-mesure.
Frontière
Ma première rencontre dans le quartier est une habitante, une dame d’une soixantaine d’années. Son appartement est au seizième étage de la tour Suzanne Valadon, en plein cœur du quartier. Elle surplombe un bout de terrain un peu particulier : le mail Bourdelle. Épicentre des Rives du Cher, ce lieu est aussi la frontière entre les deux hémisphères du quartier.
Côté Ouest : Les locataires. Côté Est : les propriétaires. L’île est bicéphale.
J’apprends que l’île est bicéphale : d’un côté, les propriétaires, de l’autre, les locataires.
Côté Ouest, les locataires : quartier jeune et populaire, traînant la réputation de « la cité » à cause de son statut HLM, et éveillant la méfiance a priori, fabriquée par l’ignorance et l’éloignement du reste de la ville.
Côté Est, les propriétaires : quartier vieillissant et peu actif, peuplé en grande partie par les tout premiers habitants des lieux, depuis les années soixante.
Je ne sais pas très bien quand ont commencé les hostilités entre les deux côtés. Mais la frontière est très nette dans l’esprit de tous les habitants du quartier.
Cette démarcation me suivra sans cesse dans mon travail.
Parcours
Mon point de départ est ensuite la mairie. D’appels en rendez-vous, j’approche petit-à-petit les personnes les plus actives sur place, qui me seront précieuses pour comprendre la vision quotidienne du quartier.
Je découvre les deux pôles les plus importants : l’espace Toulouse-Lautrec (à l’Ouest), mission locale, dépendant du service Politique de la Ville ; et le VERC (à l’Est, Association Vivre Ensemble aux Rives du Cher) qui a un rôle de centre social et d’animation, surtout auprès des jeunes.
Des envies déjà présentes
Je rencontre également une compagnie de théâtre prénommée Pih-Poh, qui intervient sur le quartier depuis quatre ans, en cherchant elle aussi à comprendre et à changer la vision quotidienne des lieux, en offrant des événements dans des lieux monofonctionnels et ternis par l’habitude.
Là où je n’avais fait que soupçonner des potentiels en observant des qualités propres aux lieux, ces acteurs de la vie locale me font découvrir des envies déjà présentes, des dynamiques en marche.
Le terrain d’entente
L’attention se resserre progressivement sur un endroit, qui m’avait déjà interpellée : le fameux mail Bourdelle, frontière entre les deux quartiers.
Ida Tesla, directrice de la compagnie Pih-Poh, le surnomme très justement : « le terrain d’entente ».
La ville de Tours est actuellement en ébullition autour de la construction de son tramway. Projet politique lancé en 2008 par le SITCAT (Syndicat Intercommunal des Transports en Commun de l’Agglomération Tourangelle), le tramway de Tours s’inscrit dans un mouvement qui s’opère dans beaucoup de villes de France.
Solution miracle pour désenclaver les quartiers et proposer un nouveau mode de vie à sa population ?
Depuis fin 2010, les travaux sont lancés. La première ligne de tram passera dans le quartier des Rives du Cher, à l’endroit exact de la frontière invisible qui sépare l’Est et l’Ouest.
Sur une bande d’une vingtaine de mètres, Cité Tram et son équipe de concepteurs aménage.
Au-delà, rien ne bouge.
Simultanément, j’apprends l’existence d’un groupe de travail réunissant des habitantes, la mairie et l’OPAC (l’un des deux bailleurs du quartier Est), autour de l’aménagement du même mail Bourdelle, dans la partie restante dont ne s’occupe pas le tram. La demande vient de plusieurs femmes qui habitent le quartier Est et qui aimeraient installer des jeux pour enfants, des bancs, de la végétation sur cet espace.
Deux projets pour un même espace et pas de dialogue.
Grand écart et proximité. Le paradoxe atteint son sommet : entre les demandes liées au quotidien très pragmatique des femmes du quartier et les volontés politiques venues de très haut, pas d’intermédiaire et pas de relais. Pas de cohérence non plus.
À la fin pourtant, l’espace, lui, sera le même.
Projet
L’envie de jardiner m’avait précédée
Mon projet se greffe au groupe de travail qui existe sur le Terrain d’entente, en essayant de faire le lien avec le projet du tram qui arrive au galop. La demande est là, le besoin d’un projet existe sur ce lieu. Cependant, pas de concepteurs appelés pour travailler sur l’espace petit et pauvre mais pourtant attaché aux pratiques des habitants.
Il y a peu, la compagnie Pih-Poh m’a proposé d’intervenir avec eux sur la fabrication d’un jardin dans le hall de la Tour Nicolas Poussin. Drôle de coïncidence, l’envie de jardiner m’avait précédée.
Une semaine de rencontres et de bricolage improvisés dans ce hall en carrelage gris me permet déjà de connaître mieux l’esprit du quartier, les personnes qui y vivent.
Et me confortent encore dans l’idée qu’il est possible, pour tous, d’imaginer et de réanimer [1] le paysage quotidien.
Pour conclure
Quotidien
Pouvoir influer sur notre quotidien est ce qui nous donne la permission de rêver, de nous renouveler sans cesse. Pourquoi avons-nous été infantilisés dans notre rapport à l’espace qui est au pied de chez nous ? Tout le monde est capable d’actions, le travail du concepteur est avant tout celui de conforter et d’aider par ses connaissances techniques, plastiques,… et d’être force de proposition, là où il sent que les choses peuvent bouger.
Les projets sont partout, il suffit de se baisser.
Pourquoi attendre les projets ? Les commandes publiques, provenant des collectivités et des mairies, sont le reflet de politiques générales menées autour de grandes orientations. Mais écouter ce qui se passe dans un lieu génère d’autres formes de projets et d’envies ; et place l’habitant dans un rôle actif, d’égal à égal avec celui qui conçoit. Les envies existent partout, il suffit de vouloir les voir et de les encourager.
Les habitants sont une motivation.
Entrer en contact avec les habitants et leur manière de vivre, les connaître tout court et s’en faire des amis est aussi un moteur dans le projet. Quand on aime les personnes, on leur veut souvent du bien.
Envisager la place du concepteur autrement
La place du concepteur est donc à composer dans les expériences de ce type. Elle doit se réinventer à chaque fois et il est difficile de produire un modèle applicable partout. Surtout en ce qui concerne les relations humaines, puisqu’au fond c’est le cœur de notre travail : pourquoi vouloir normaliser ce que l’intuition amène sans parfois beaucoup d’efforts ?
Le paysage est toujours celui d’un groupe d’humains, composé de personnes très différentes avec des intérêts parfois opposés. Ce qui les lie, c’est le lieu, l’espace, le territoire.
Essayer de répondre à toutes les demandes n’est pas possible, et mettre tout le monde d’accord l’est encore moins.
Se mettre en danger
Il me semble alors que pour proposer quelque chose de nouveau il faut faire partie de cette collectivité et s’y « mettre en danger ». Chercher à s’y greffer en tant qu’individu pour amener un débat, une discussion avec les autres individus de cette société-là.
POUR ALLER PLUS LOIN :
> Site de la ville de Tours
> Site du Tramway de Tours
> Lucien Kroll, Bio Psycho Socio Eco 1/ Écologies urbaines, L’Harmattan, 2000.
> Thierry Paquot, L’espace public, Poche, 2009.
