Territoire partagé

Entretien réalisé par Tony Côme auprès d’Alice Lancien (architecte) et Julien Rodriguez (paysagiste), le 10 avril 2011.

L’Atelier Sans Tabou
(L-AST) regroupe douze jeunes architectes, paysagistes et urbanistes marseillais militant pour la diffusion des connaissances et des outils propres à leurs disciplines. En 2010, conférences, débats, exposition, workshop étudiants et expériences participatives ont été organisés par cette association à Sospel, une commune en pleine expansion démographique située dans l’arrière-pays niçois. Suite à ces interventions, la nécessité d’un “projet local” pour la commune a émergé, en lien avec les élus, les habitants, les associations locales et les professionnels de l’aménagement territorial. Retour sur une démarche singulière qui remet en question les rapports de force traditionnellement en jeu dans la construction du territoire.

Strabic : Qu’est-ce qui a motivé l’Atelier Sans Tabou à intervenir précisément dans la commune de Sospel ? Une demande classique, une urgence d’ordre territorial ou plutôt une opportunité d’ordre expérimental ?

L’Atelier Sans Tabou : Sospel est aujourd’hui en pleine croissance démographique, du fait de sa proximité avec la métropole azuréenne (Menton, Nice, Monaco), principal bassin d’emploi de la région. Entre 1990 et 2007, la commune a vu sa population augmenter de 35%, atteignant 3500 habitants en 2010. Cette dynamique est due au fait que Sospel représente une réserve foncière importante pour la métropole, les terres étant pratiquement toutes constructibles. Jusqu’à présent, l’urbanisation s’est faite de manière anarchique, au gré des intérêts individuels et des propositions des promoteurs.

Il y a donc une urgence territoriale à Sospel car ce type de développement urbain met en péril l’équilibre du territoire : d’une part en détériorant le paysage (disparition des terres agricoles, démultiplication des réseaux et des voies...), d’autre part en provoquant des problèmes de gestion (difficulté pour le ramassage scolaire ou des ordures par exemple) et enfin en altérant “l’urbanité du village” (espaces publics plus que médiocres, services de proximité mis en danger, effritement des relations sociales). A Sospel, à la différence d’autres communes péri-urbaines, il n’est pas encore trop tard pour intervenir. Face à ce type de situation, nous aimons évoquer cette phrase d’Edgar Morin pour qualifier notre méthode d’intervention :

Ne pas sacrifier l’essentiel à l’urgence, mais obéir à l’urgence de l’essentiel.
Nous avons ainsi mis en place un véritable processus de recherche expérimentale autour du devenir de ce territoire.

S : Comment avez-vous procédé ? Quelle démarche avez-vous adoptée ?

L-AST : En juillet 2010, nous avons organisé un workshop in situ qui a réuni durant deux semaines des étudiants en architecture et en paysagisme. Cet atelier intensif s’appuie sur un travail préalable d’analyse du contexte et de ses problématiques, conçu en partenariat avec les élus, techniciens et associations locales. Le fait qu’un des membres de l’association soit originaire de Sospel a grandement facilité le contact avec les habitants et les acteurs locaux pendant cette première étape, élaborée de Janvier à Juin 2010 par L-AST. En juillet, chacune des équipes d’étudiants avait pour mission de proposer un projet d’avenir pour la commune, en répondant à la question suivante :

Comment Sospel peut-il contrôler, à l’échelle globale et ponctuelle, l’évolution de sa forme urbaine ?

Les étudiants, présents quotidiennement dans la commune durant le workshop, ont donc arpenté les coteaux et les ruelles du village et interpellé les sospellois grâce à l’Atelier des Merveilles, stand ambulant participatif installé dans l’espace public durant toute la durée du workshop. Ils ont aussi mis en débat leurs propositions avec les habitants et élus de la commune, lors de présentations publiques. Structurer le territoire par l’espace public, concentrer l’habitat, pérenniser les espaces ouverts en fond de vallée, construire avec le contexte, penser un projet agricole pour la commune… autant d’enjeux structurants du développement du village qui ressortent des propositions produites.

Dans leur utopie et leur radicalité, ces projets ne sont pas à prendre comme des solutions immédiatement applicables – ce qu’il a longuement fallu expliquer aux élus – mais comme des portes d’entrée dans la réflexion territoriale.

S : Parmi les nombreux acteurs qu’implique ce genre de mutation territoriale, les élus sont-ils encore les seuls décideurs ?

L-AST : Faisant partie de la communauté d’agglomération de Menton (la CARF), Sospel est considéré comme un réservoir foncier de premier choix par les décideurs territoriaux. Le plan local de l’habitat de la CARF (2010-2016), prévoyait en 2009 : « l’effort de production de logements est accentué sur la commune de Sospel en raison de la présence d’équipements, de services de proximité et de fortes potentialités foncières ».

Ce ne sont pas moins de 48 nouveaux logements par an qui sont prévus, de quoi doubler la population en moins de 30 ans !

Ainsi, en ce qui concerne l’aménagement du territoire, il faut donc savoir de quels élus on parle. À Sospel, comme dans bien d’autres communes rurales, les élus municipaux semblent dépassés par le phénomène de pression foncière. Les décisions d’aménagement sont prises au coup par coup, cherchant à ne pas froisser les volontés individuelles qui abîmeraient l’entente villageoise. La connaissance des outils territoriaux manque pour mener une politique urbaine volontariste et de qualité. C’est pourquoi ils se tournent tout naturellement vers les structures étatiques comme la Direction Départementale des Territoires et de la Mer (DDTM) ou vers la CARF, qui suivent et accompagnent les projets mis en œuvre.

Or, les visions de l’État et ceux de la communauté d’agglomération ne convergent pas nécessairement avec les désirs de la commune et de ses habitants.

Encore faut-il que ces derniers aient une idée claire de l’avenir qu’ils souhaitent dessiner pour le village, et des moyens à mettre en place pour qu’une réflexion à toutes les échelles puisse s’articuler.

S  : Et justement, ces habitants, doivent-ils et peuvent-ils réellement s’impliquer dans la projection du territoire ?

L-AST : Les habitants, en tant qu’usagers quotidiens du territoire, devraient être les premiers décideurs, mais les volontés et les structures manquent car les processus participatifs sont longs et complexes à élaborer.

Beaucoup de projets dits “participatifs” ne sont que des faire-valoir, destinés à faire croire que les habitants ont eu leur mot à dire alors que les vraies décisions viennent d’ailleurs.

Dans le cas de Sospel, l’enjeu se joue actuellement autour de la future définition du Plan Local d’Urbanisme (PLU) et de la phase de concertation qui l’accompagnera. Notre objectif a donc été en quelque sorte de préparer le terrain d’un débat sur l’avenir du territoire de la commune, en stimulant les réflexions, en proposant des perspectives d’aménagement, en éveillant la curiosité de tous. Avant de participer à la définition d’un projet territorial, il est nécessaire de construire une connaissance commune du territoire, de tester les arguments en faveur ou contre les différents scénarios d’aménagements possibles, mais aussi de prendre la mesure des instruments qui sont mobilisables. Avec l’expérience de Sospel, nous nous sommes aperçus que ce travail de sensibilisation en amont concerne les habitants, comme les élus locaux.

S : Et donc, concrètement, à Sospel, quelle part du pouvoir décisionnel avez-vous donnée aux habitants et de quelle manière ?

L-AST : Nous avons cherché à mettre en place un processus intégré et participatif qui s’articule avec les initiatives locales.
D’une part, concernant le fonctionnement même du workshop, nous avons construit un chariot participatif, l’Atelier des Merveilles, allant à la rencontre des habitants dans l’espace public.

L’atelier des Merveilles avait pour fonction d’établir une interface entre le workshop et les habitants du village, grâce à une maquette de la vallée, une carte à l’échelle métropolitaine et des questionnaires.

Il a ainsi permis de diffuser les informations des différents évènements (conférences, présentations publiques des pro­jets etc...), mais surtout d’initier un diagnostic urbain partagé, mettant en évidence les lignes structurantes de l’identité du territoire grâce à la participation des personnes qui le pratiquent (habitants, touristes etc...).

L’effervescence créée par l’Atelier des Merveilles, stimulant les discussions autour de l’évolution urbaine du village, a posé le socle d’un travail de diagnostic mené actuellement par les travailleurs sociaux de la Caisse d’Allocations Familiales des Alpes-Maritimes à Sospel. La commune a en effet sollicité la CAF en 2010 pour l’accompagner dans l’élaboration d’un projet global d’accueil des nouveaux habitants, dans une démarche de développement social local (DSL) [1]. Un groupe de travail réunissant élus, institutionnels, associations et habitants a ainsi été mis en place afin de constituer un diagnostic territorial partagé qui se matérialisera dans la réalisation de projets participatifs.

Lors de l’exposition du workshop en janvier 2011, une carte lumineuse représentant le village actuel a été mise en place pour des ateliers pratiques avec les habitants et des élèves de 3e du collège Jean Médecin. Grâce à des motifs pré-dessinés sur des calques – bâti, équipement, parcelle agricole, espace public – les participants ont pu s’adonner au jeu de la prospective territoriale en proposant des scénarios d’aménagement dans leur commune.

S : Quid des associations locales ? Quelles relations entreteniez-vous avec elles ?

L-AST : L’Association de Développement Touristique des vallées Roya-Bévéra (ADTRB), structure porteuse du label « Ville ou Pays d’art et d’histoire » pour les vallées de la Roya et de la Bévéra s’est grandement impliquée dans le processus. L’existence de ce label engage la commune dans une « démarche active de connaissance, de conservation, de médiation et de soutien à la qualité architecturale et du cadre de vie » [2], accompagnée par des actions de sensibilisation à l’architecture et l’environnement urbain, et de valorisation du territoire. Les sospellois (agriculteur, photographe, historien...) qui se sont aussi joints spontanément à notre démarche prouvent qu’un avis constructif sur l’avenir du village peut venir directement des individus-citoyens. Nous avons été également en lien avec les professionnels du Parc National du Mercantour, soucieux de la tournure que prend le développement urbain de Sospel.

S : Quelle est l’actualité de ce projet ? Quelles actions menez-vous maintenant à Sospel ? Tout cela n’est pas déjà terminé ?

L-AST : Les différentes actions menées à Sospel ont donc commencé à fédérer un petit noyau de réflexion, encore très modeste, mais qu’il serait pertinent d’élargir par de nouvelles interventions afin de faire émerger une société locale active sur le territoire.

Actuellement, certaines personnes du conseil municipal, pour des raisons clairement politiques, ont refusé l’idée d’un prochain workshop. Il est évident que l’implication des habitants pour définir l’avenir de leur territoire dérange parfois, car elle oblige à repenser la gouvernance, mais aussi les temps du projet urbain. Si le workshop a été globalement très bien accueilli par les associations et les habitants, nous ne nous sommes pas fait que des amis du côté des élus locaux.Nous restons convaincus que l’ensemble de ces initiatives gagnerait à être capitalisé dans le cadre du prochain lancement de la procédure du Plan Local d’Urbanisme de Sospel.

Pour des raisons clairement politiques, l’idée d’un prochain workshop a été refusée.

Dans ce contexte, l’ouverture d’un réel débat public, s’appuyant sur le travail effectué en amont par L-AST et les associations locales serait grandement bénéfique. Aller au-delà d’une simple concertation telle qu’elle s’effectue dans de nombreuses communes, et réinventer les instruments d’une prise de décision commune, tel est le défi que nous souhaitions relever à Sospel.

Nous croyons que les formes traditionnelles de développement territorial et urbain ont montré leurs limites. C’est en assumant la complexité des enjeux et des échelles de travail, associant et exploitant les initiatives locales, territorialisées et participatives, que la commune doit agir. Au-delà de l’expérience ponctuelle de Sospel, le fait de définir collectivement un projet local pour son territoire est le défi que les petites communes péri-urbaines ou rurales se doivent de relever.



POUR ALLER PLUS LOIN :

> L’Atelier Sans Tabou
> Site d’Alice Lancien
> Site de Julien Rodriguez
> Cf. "Un projet sans tabou ?" in Revue Urbanisme N°378 Mai | Juin | 2011


[1La finalité de la démarche DSL est de créer une dynamique sur un territoire ciblé associant les acteurs locaux qui sont les institutions, les associations et les habitants. Ce partenariat doit permettre d’élaborer en commun des projets pour améliorer leur vie quotidienne, plaçant le besoin et la mobilisation des habitants au cœur du processus.

[2Le label « Ville ou Pays d’art et d’histoire » est déposé à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI).

Texte : creative commons - Illustrations : © L'AST

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