« L’espace Guermantes » est tout entier baigné de cette rondeur, que nous retrouvons dans leurs appartements, plus tard, lors du premier dîner auquel se rend le narrateur.
Lorsque ce dernier rejoint enfin la table à laquelle les invités l’attendent depuis quarante-cinq minutes, le centre redevient le Duc de Guermantes et alors : « dans un vaste déclic giratoire, multiple et simultané, les portes de la salle à manger s’ouvrirent à deux battants » [1]. Ce mouvement circulaire, au centre duquel les époux Guermantes se tiennent solidement, inamovibles, est en revanche insaisissable pour ceux qui les entourent [2]. L’historien de la Fronde, battu au jeu de la mondanité, se rassied, et aussitôt jette « un regard circulaire et circonspect » sur l’assemblée. Cette rotondité contaminante infligée à l’espace par la Duchesse force les autres personnages à se soumettre à un espace qu’ils ne maîtrisent pas et qu’ils sont condamnés à contempler.
En revanche, le Duc de Guermantes, qui appartient à l’ordre qui semble irradier de sa femme, arrive plus tard à la réception en « promen[ant] son regard » sur les invités, les enveloppant de ses « regards affables » [3]. Il semble donc que cette position des Guermantes, au sein d’un dispositif circulaire, leur permet d’imposer un ordre à l’assistance (constamment obligés de vérifier autour d’eux les réactions des autres convives) tandis que le regard du Duc se fait léger et sautillant.
Ceci nous permet de signaler que ces regards légers lancés par les Guermantes le sont d’autant plus que leur centralité semble inamovible - et ici reviennent les assises.
La lourdeur des corps semble telle qu’elle empêche les personnages de quitter leur siège - et donc symboliquement leur place de noyau, de cœur de la scène. Remarquons ce passage, relatif à la Duchesse encore, qui s’exclame : « ”Bonjour mon petit Châtellerault", d’un air distrait et sans bouger de son pouf » [4], puis « "Allons, je n’ai plus qu’à partir", ajouta-t-elle sans bouger » [5]. S’il existe comme une sorte de chorégraphie burlesque dans les déplacements des invités, bourgeois ou non (Bloch poursuivant Norpois et le harcelant sur l’affaire Dreyfus, Mme de Marsantes tirant son fils à l’écart de l’assemblée, jusqu’au narrateur qui fuit Charlus comme cela lui a été recommandé), les Guermantes, eux, sont frappés d’une sorte de lourdeur.
Il ne s’agit pas, toutefois, d’une calcification, comme pour les rivales de Mme de Villeparisis (qui se tiennent « toutes droites » [6]), mais d’un poids liquide, d’une matière à la fois, lourde, fixe et sans limites précises, qui semble absorber le mobilier, ou parfois au contraire, être cannibalisé par lui.
Le Duc fait ainsi l’objet de descriptions révélatrices : « À côté d’elle [la duchesse], M. de Guermantes, superbe et olympien, était lourdement assis ». « On aurait dit que la notion omniprésente en tous ses membres de ses grandes richesses lui donnait une densité particulièrement élevée, comme si elles avaient été fondues au creuset en un seul lingot humain » [7]. Cette idée d’une matière liquide, molle, n’est pas seulement un hasard ou le fait d’une comparaison circonstancielle. Julien Gracq note, quant aux espaces de la Recherche, et à propos également de sa matière littéraire, une qualité de « compact sans solution de continuités de rues », qu’il compare avec « les puddings et les gelées » [8]. Ceci semble également concerner les corps du Duc et de la Duchesse, l’un affublé d’une lourdeur de métal fondu, l’autre élastique comme un caoutchouc (nous l’avions tout d’abord identifiée comme végétale).
Il semble y avoir un aller-retour constant entre la trivialité du simple aspect de ces corps, et leur capacité à renseigner sur le rang des personnages ; il n’est bien sûr pas anodin que ce corps gélatineux du Duc soit comparé à un métal précieux en fusion ; un peu plus loin ce même corps semble contrarié par la station debout qui le force à se désolidariser de son assise : « Au moment où je lui dis au revoir, il se leva poliment de son siège et je sentis la masse inerte de trente millions que la vieille éducation française faisait mouvoir, soulevait, et qui se tenait debout devant moi » [9]. La matière des corps a donc rapport, sinon au régime de leur appartenance au monde (phénoménologique), au monde des mondanités ; très littéralement, le Duc pèse lourd de par ses richesses, dans son siège comme dans la société. Mais au niveau formel même, il rappelle ce commentaire de Mario Praz, quant à une peinture de 1844 par Peter Schwingen qui voit dans le siège occupé par le personnage « la coquille naturelle de cette sorte de mollusques » [10].
Nous avons déjà noté les mouvements réduits et choisis exercés par les personnages importants de la réception. Nous pouvons ajouter que le peu de mouvements exécutés par ceux-ci sont choisis. La Duchesse, par exemple, ne se déplace pas sans raison, sans que cela vaille la peine : « Comme Bloch s’approchait d’elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son grand fauteuil, elle parut à demi tirée d’une vague somnolence » [11]. Elle finit d’ailleurs par ne pas lui tendre la main et se contente du « léger mouvement des lèvres d’une mourante ». Bloch en conclut d’ailleurs qu’elle est « ramollie », ce qui est faux bien sûr du point de vue psychologique, mais qui dans notre étude de ces attitudes assises, ne fait qu’ajouter au lexique des gélatines et des gelées. Mario Praz note à cet égard chez Vuillard : « les vêtements, les tapis, les murs semblent faits de la même matière, fondus dans la même trame, la trame d’une étoffe » [12], qu’il relie au « climat de mollesse » de l’œuvre proustienne. Le Duc suit encore une fois le même régime ; ce dernier se meut une fois, mais dans un but bien précis : « M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s’était affalé, [...] examina d’un air de satisfaction les assiettes de petits fours qui lui étaient présentées ». Le Duc annonce alors : « j’accepterai un baba, ils semblent excellents » [13].
Les corps proustiens sont multiples ; les corps des Guermantes possèdent donc un caractère viral, tant ils semblent contaminer l’espace qui les entoure.
Dans un mouvement inverse, ces mêmes corps semblent tout autant modelés par l’environnement, conformément aux poufs qui les soutiennent et aux babas qu’ils avalent. Ce mode de la gélatine et de l’élasticité est en un sens organique, mais relève d’une organicité séduisante, appétissante, d’ailleurs opposée à l’organicité salissante et entropique des bourgeois. Il y aurait ainsi trois modes d’être au monde, au salon : le mode fixe, central et contaminant des Guermantes ; le mode minéral des vieilles rivales de Mme de Villeparisis (les demi-mondains, acceptés mais moqués) ; et enfin le mode sans cesse mouvant des bourgeois et des indésirables, qui pour rester dans le monde doivent muer en satellites hystériques, condamnés au mouvement.
Dans ces salons, qui semblent parfois habités seulement par la parole, on trouve souvent mention de ce mobilier qui pour la Guermantes est « vaguement de son monde ». Dans le cas des bourgeois, les chaises restent imperméables aux corps, symptômes d’un espace qui refuse d’être habité par ceux qui n’appartiennent pas au monde. Ainsi, dans un motif diamétralement opposé à l’image du métal fondu appliqué au Duc, les bourgeois font tache, au sens propre comme figuré, semble-t-il : « du meuble de Beauvais ce regard était ramené à la personne qui y était assise et reprenait alors le même air de perspicacité et d’une désapprobation que le respect de Mme de Guermantes pour sa tante l’eût empêchée d’exprimer, mais enfin qu’elle eût éprouvée si elle eût constaté sur les fauteuils au lieu de notre présence celle d’une tâche de graisse ou d’une couche de poussière » [14]. Deux ordres corporels répondent à deux ordres du monde : un état entier, solide (du côté de la permanence du mobilier) des altesses et des aristocrates et un état entropique, dégradé, de surface, des salissures que représentent les bourgeois. La métaphore alimentaire est constante dans l’ouvrage : la dame du quai vient ainsi chercher de beaux « morceaux » [15] dans le salon de sa rivale Mme de Villeparisis.