Publié en avril 2010 à la Documentation Française, le Design des politiques publiques est la première édition de la 27e Région, "laboratoire de transformation publique". Issus du milieu du design, les acteurs de cette structure se proposent de réviser la conception de projets à caractère public à travers des méthodes liées au design.
Comment le design, cette discipline qu’on range habituellement dans le monde de la forme et de l’image, peut-elle intervenir dans le débat public ?
N’est-ce qu’une question de relooking ou y aurait–il réellement un design de politiques ?
Pour cette question, l’ouvrage pourra être montré du doigt ou au contraire pris comme argument dans l’éternel débat de la définition du design… Mais, s’inscrivant dans les mouvements actuels de la société vers de nouvelles valeurs, les acteurs de la 27e région entendent justement pratiquer leur discipline en proposant d’expérimenter des méthodes de design dans les actions publiques.
Du nom d’une 27e région qui n’existe pas encore en France, Stéphane Vincent, directeur de projet, Romain Thévenet, chargé de mission "design de service" et Charlotte Rautureau, responsable administratif et financier, ont développé un petit laboratoire expérimental pour redynamiser les politiques publiques, répondant à la commande de l’Association des Régions de France. Leurs actions prennent la forme de résidences d’environ trois semaines in situ durant lesquelles designers, urbanistes, architectes, sociologues ou philosophes, intègrent des équipes d’acteurs locaux dans différentes régions. Leur programme est fondé sur la mise en relation des citoyens et des administrations locales, pour une réappropriation commune des décisions politiques. Cette publication est ainsi l’exposition d’initiatives mettant en œuvre cette nouvelle forme de "design" qui stimule l’innovation sociale.
Co-conception
Les designers de "l’innovation sociale" considèrent le design selon une définition plus large que celle que l’actualité nous laisse entendre. Concentrés sur le mot conception plutôt que production, ils aspirent à un retour aux valeurs fondamentales de l’usage et des pratiques, valeurs que prônait déjà Moholy Nagy dans Vision in motion [1] :
Le design n’est pas une profession, mais une attitude. Les notions de design et de designer doivent être transformées. […] Il y a un design dans l’organisation de notre affectivité, de notre vie familiale, dans les rapports syndicaux, dans l’urbanisme comme dans tout travail réunissant les individus "civilisés". Finalement, tous les problèmes en design sont fondés sur une unique préoccupation : le design pour la vie !
Cette citation prend aujourd’hui une véritable actualité ! C’est bien du travail de la vie et de la société dont témoigne le Design des politiques publiques. "Design : démarche de conception créative centrée sur l’utilisateur", telle est la définition qui sert de référence à l’ensemble de l’ouvrage. S’il faut attendre la dernière page pour la lire clairement, le Design des politiques publiques est une des rares publications qui met les mots et les formes sur ces nouvelles pratiques du design qui tentent d’échapper à la société de consommation, pour travailler les relations. C’est une grande polémique au sein du design que soulèvent ces pratiques qui sortent du cadre de la production matérielle. Ce n’est pas pour autant que ces designers ne conçoivent plus d’objets ni d’espaces, mais leur démarche est particulière dans le sens où, travaillant en "co-conception" avec les usagers, ils répondent d’abord à un besoin de mise en relation des produits et services qui existent déjà.
Il y a urgence et nécessité de transformer l’action publique.
La première phrase du Design des politiques publiques annonce l’ampleur du sujet. Alors que les administrations et les organisations de proximité semblent toujours être dirigées par leurs instances supérieures, l’individu n’a plus qu’une "valeur de consultation, et jamais de construction". C’est contre cet éternel problème de communication entre le monde des décisions politiques et administratives, et celui de leur application concrète, que les citoyens cherchent de nouvelles solutions. Avec les outils de l’interactif et du participatif, les designers s’efforcent de rendre lisibles les fonctionnements complexes d’une collectivité. Comprendre la globalité d’un système et faire en sorte qu’il fonctionne mieux pour prendre en main son avenir, tels sont les objectifs des acteurs de "l’innovation sociale".
Recueil de multiples petites révolutions douces, ce livre témoigne de l’émergence d’une volonté globale de construire le nouvel "intérêt général".
Ainsi, les cas présentés sont organisés en six chapitres qui révèlent le large champ d’action de l’innovation sociale :
L’éducation, le futur, l’isolement rural, les technologies relationnelles, la modernisation administrative et l’énergie.
Dans chaque chapitre sont présentés en moyenne six projets centrés sur la thématique, mais pour chacun, l’accent est mis sur la participation du citoyen. Il s’agit de "contribuer à la réinvention de la démocratie, mission que s’assignent tous ceux que laisse insatisfaits l’état de la délibération collective" écrit Christian Paul [2] dans sa préface.
Bottom up
S’ils ne sont pas initiés par la 27e Région, les cas cités et les projets exposés sont souvent l’œuvre du milieu associatif, d’une initiative communale ou des expérimentations dans le cadre de l’éducation. Bref, de petits réseaux d’échelle locale. Pour citer quelques exemples de ces initiatives centrées sur les questions de développement local, le collège de Walker au Royaume-Uni refond son organisation à partir du travail de diagnostic des élèves dans un projet appelé "Notre nouvelle école". En Italie, la municipalité de Florence, en collaboration avec une dizaine d’associations investies dans le développement durable, met en place le "guichet EcoEquo", pour réapprendre les gestes quotidiens du recyclage et de la récupération. On nous rapporte aussi beaucoup d’initiatives françaises, comme les ateliers d’installations du pÔlau, pôle des arts urbains de la municipalité de Tours qui joue à imaginer le futur de sa ville avec un collectif d’urbanistes, d’architectes et d’artistes. On peut lire encore l’histoire de l’association de la m@ison de grigny qui s’est montée autour d’une boîte à idées mise à disposition des habitants à l’initiative du Grand Lyon pour la création d’un pôle numérique et d’un réseau local.
Un nouveau réseau d’échange
Le foisonnement d’initiatives que recueille le Design des politiques publiques révèle la véritable capacité de petites collectivités à créer des réseaux d’animation et de développement local qui les rendent autonomes. Si elle n’est pas toujours leur but premier, l’autonomie est le résultat de plusieurs de leurs préoccupations : la recherche d’un mode de vie plus durable (investir les nouvelles énergies, faire vivre les producteurs et artisans locaux, organiser la récupération, la mise en commun des équipements, etc.), la recherche d’un nouveau réseau d’échange et de communication élargie (espaces communautaires, échanges de savoir-faire, fêtes de quartier, jardins partagés, etc.), ou encore la recherche de nouvelles formes de décision en "co-conception" (élaboration des services publics de proximité, éducation, santé, etc.) Si, en regard de toutes ces initiatives locales autonomes, tout le monde s’accorde alors sur la nécessité d’une politique du "bottom up" (du bas vers le haut) selon laquelle les décisions et les projets sont conçus par et pour la population locale, en quoi a-t on besoin du designer ?
Pourquoi le design ?
Il faut tout de même noter que les initiateurs de ces projets (association, communes, institutions administratives, etc.) font souvent appel à des urbanistes, architectes, designers, collectifs d’artistes ou autres groupes créatifs. Il y a quelque chose chez les professionnels de la conception qui semble indispensable à l’organisation et la mise en place de ces projets. Ce que le design est capable d’y apporter, c’est d’abord une méthode d’analyse et de diagnostic des usages et des besoins. Pour les designers de l’innovation sociale, il s’agit de promouvoir, dynamiser et organiser les mouvements et les volontés qui émergent d’un groupe social. Ils produisent par exemple des cartographies de réseaux qui mettent en lumière les acquis et les besoins d’un système. Là où les initiatives locales prennent forme isolément et empiriquement, le designer vient révéler un potentiel "innovant" souvent insoupçonné par les initiateurs eux-mêmes. Son intervention permet de mettre en perspective le projet avec la globalité du système : Avec quoi et avec qui je suis en relation dans mon engagement ? Que puis-je apporter et prendre aux autres ? Comment aller plus loin ?
Le rôle du designer semble alors être plutôt celui d’un organisateur, d’un conseiller ou d’un médiateur. Mais outre cette facette morale que pourrait certainement assumer un sociologue ou un philosophe, le designer travaille la communication avec de nombreux outils-médias, comme la photo, la vidéo, mais aussi avec les réseaux communautaires, les blogs, les services web, etc. Dans l’ère numérique qu’est la nôtre, l’outil "internet", familier à la plupart des designers, semble indispensable à la mise en relation des groupes sociaux et à la diffusion de l’information. Un chapitre entier est dédié à l’utilisation de la technologie numérique, intitulée ici "technologie relationnelle". La fluidité et la spontanéité de l’information numérique est une révolution dans la notion de proximité, elle permet tout type d’échanges à distance. "L’hybridation de l’activité numérique et de l’activité physique" devient un véritable outil de la densification des relations et des échanges. Cependant on peut émettre un doute sur le bénéfice des "mondes virtuels" qui peuvent naitre de ces nouveaux échanges. Des projets présentés comme le Métalab 3D, une île virtuelle sur laquelle des avatars se retrouvent pour les réunions de travail, nous laissent perplexes quant au besoin primordial énoncé de recréer du lien social. Peut-on parler de véritable relation dans un tel espace virtuel ? La question est soulevée à la fin du chapitre dans un entretien avec le philosophe Bernard Stiegler qui exprime très justement le risque que représentent les "réseaux qui favorisent le développement d’ersatz de relations [et] qui aggravent la misère relationnelle". L’hybridation d’un monde virtuel avec la réalité reste pourtant un concept clé, tant que l’équilibre entre l’un et l’autre est respecté.
Prototypage rapide
A l’opposé des pratiques virtuelles, on découvre le concept du "prototypage rapide", un véritable outil du passage à l’acte ! Emprunté au vocabulaire du design industriel, le prototypage rapide consiste en la mise en pratique instantanée d’un système dont on fait l’hypothèse durant la recherche du projet. Ces sortes d’expériences en contexte réel sont fondamentales dans la démarche de l’innovation sociale, car la confrontation avec la réalité permet de tester en direct la validité d’un système avant de proposer un projet : c’est possible ici et maintenant. En somme, la 27e Région dans ses "résidences" s’immerge totalement dans la vie des citoyens locaux, et réunit ainsi les personnes et les moyens nécessaires à l’émulation globale. Mais cette même méthode qui fait la dynamique créative des initiatives, fait aussi souvent de l’innovation sociale des événements éphémères. Comment faire pour que la richesse de la résidence existe plus durablement ? Comment faire pour qu’il y ait véritablement engagement des politiques à long terme ?
C’est ce à quoi la 27e Région tente de répondre en proposant d’installer des "laboratoires créatifs" au sein des collectivités publiques pour faire durer la dynamique de projet.
"Créatifs"
Moins que les capacités de médiation ou les compétences techniques d’un designer, c’est le rôle du créatif qui importe dans ces initiatives publiques. Proposer un projet de collectivité implique des "leaders d’expérimentation". Les acteurs de l’innovation sociale ne sont pas tous designers de profession mais certainement tous capables d’imaginer, de construire et de mettre en œuvre un objet et un concept nouveau.
Si cet ouvrage révèle le rôle fondamental des créatifs dans une équipe de travail, il ne leur est pas pour autant destiné. Présenté comme un catalogue de projets succinctement exposés, le Design des politiques publiques laisse peu de place à l’interprétation : chaque chapitre se conclut par une double page d’ “enseignements" qui synthétise et expose les concepts à en tirer. Seules les pages d’entretiens viennent poser quelques questions théoriques autour des besoins de la société actuelle.
Chaises disposées en rond et paperboard
Ainsi, ceux qui cherchent des réponses aux questions du design social ne seront qu’à moitié satisfaits. En effet, le Design des politiques publiques s’adresse d’abord à un public étranger au milieu de la création. C’est pourquoi tant de didactique ! Il ne s’agit pas d’un ouvrage de recherche, mais bien d’un recueil de témoignages révélant le potentiel de cette nouvelle relation élu/créatif. C’est avant tout aux collectivités publiques que sont destinés ces témoignages, et c’est pourquoi la 27e Région les a fait publier à la Documentation Française. Pour ces éditions habituées à diffuser des guides techniques et informatifs de l’organisation publique, le Design des politiques publiques est certainement l’ouvrage le plus créatif de leurs publications. L’ensemble est très rassurant, il en émane un élan plein d’espoir vers de nouvelles sociétés possibles… Les conditions d’accueil "chaises disposées en rond, paperboard et présentation rapide de chacun" semblent effectivement réussir en toutes situations ; on parle très peu d’échec… Quelques brèves lignes esquissent les réticences de certains habitants, mais les conclusions restent très enthousiastes. Quelle place pour l’erreur ? On peut se demander dans quelles mesures les mêmes méthodes ne mènent pas toujours aux mêmes résultats. Les initiatives pourraient-elles se standardiser ?
L’intérêt du processus
En réalité, l’intérêt n’est pas tant dans le résultat que dans le processus. C’est là la particularité du travail du designer en innovation sociale. C’est une démarche qu’il importe d’initier : proposer une méthode de conception à s’approprier qui devienne support de l’innovation, une sorte de trame didactique sur laquelle on peut construire. Ainsi, derrière les conclusions proprement "designées" de chaque projet, on sent bien que les "marches à suivre" des designers ne sont pas si définies et qu’il est toujours possible, et même souhaitable, de se les approprier puis de s’en émanciper...
Finalement, si certains lecteurs attirés par les mots design et politique peuvent ressortir frustrés de cette "visite guidée" destinée aux collectivités publiques, l’ouvrage n’en reste pas moins une bible de références actuelles des actions de l’innovation sociale ! Revendiquant la voix des créatifs au sein des décisions qui concernent l’usage public, celui-ci s’impose également comme l’une des rares publications de design qui affirme ses responsabilités politiques et sociales. Espérons alors que ce foisonnement d’initiatives séduira les institutions visées…
Critique de livre publiée en partenariat avec Nonfiction.fr.