bienvenue à SLAVE CITY
L’Atelier Van Lieshout en friche

Écrit par Mathilde Sauzet, Les Commissaires Anonymes. Images : © Raphael Chipault.

En 2013, Marseille est estampillée Capitale européenne de la culture et pour cette occasion l’ancienne friche industrielle de la Belle de Mai revêt la peau neuve d’institution culturelle officielle. Bien que cette grosse machinerie ne fasse pas rêver les plus libertaires, la Friche ne renie pas ses idéaux contestataires et remet sur la table la thématique de l’utopie. Le Cartel, fédération des structures des arts visuels à la Friche, présente l’exposition The Butcher de l’Atelier Van Lieshout (AVL), premier volet de sa toute récente trilogie The New Tribal Labyrinth.

L’artiste et activiste hollandais Joep Van Lieshout nous dresse l’effrayant panorama de SLAVE CITY, une ville devenue esclave de sa propre utopie. En écho à ces installations, Additionaldocument.org, revue temporaire de création et de réflexion accessible par le net et consultable dans l’exposition, convie l’AVL à contribuer à une enquête collective sur les « contres-mondes ». Se sont rassemblés en cellule autour des problématiques d’un possible partage d’idéal, artistes, sociologues et philosophes. De l’utopie à la dystopie, la marge semble fine ; The Butcher nous rappelle que l’enfer nait parfois de l’excès d’idéal.

AVL, Table with Mexican Crockery, 2005.
AVL, Table with Mexican Crockery, 2005.

Amalgame volontariste d’utopies historiques, l’exposition s’ouvre sur un grand repas de convives absents. Les diverses pièces de vaisselle en céramique qui composent la tablée sont illustrées de saynètes sordides au trait fin : des silhouettes sans âme peuplent une habitation en forme spermatozoïde, une salle d’opération, un musée-intestin et une maison forestière... Une citerne à eau estampillée SLAVE CITY invite à poursuivre la visite de ce laboratoire sans échelle ni étiquettes, flottant entre esquisses du pire et prototypages de loufoqueries. Mêlé de séduction, d’humour et de dégoût, le malaise vient progressivement. Dessins et maquettes évoquent à la fois camps de vacances et de survie, maisons de poupées et d’internés, sociétés modèles et privées de liberté. Les douches de bois clair au fond de la pièce sont-elles celles d’un club de nudistes suédois ou bien celles qui regroupèrent les Juifs dans la mort ? De grandes trames de métal rouillé évoquent nos belles cités. Une minutieuse maquette de carton dessine le fonctionnement d’une université de femmes élues à l’intelligence supérieure. Van Lieshout joue-il au visionnaire cynique ? S’amuse-t-il des codes éculés des romans d’anticipation ? Aucune pièce de cet ensemble hétérogène ne semble pourtant véritablement étrangère au monde actuel. Nos intestins ne sont-ils pas les musées de la médecine et nos universités les bunkers du savoir ? Nous vivons alors aujourd’hui la science-fiction.

Le dernier chantier de Van Lieshout intitulé Blast Furnace, présenté dans la seconde partie de l’exposition, atteste de cette réalité. De gigantesques cheminées et plate-formes industrielles occupent le hangar. Les hauts fourneaux, immobiles et silencieux, révèlent l’utopie révolue de la machine, cette utopie libératrice qui promettait de soulager l’homme du fardeau de l’effort inhumain... Blast Furnace est un hommage bien embarrassé à la révolution de l’industrie qui finit par inventer l’esclave contemporain. La fiction que crée la science semble se dérouler de siècle en siècle, s’actualiser de fascination en fascination, traumatisme après traumatisme. Van Lieshout propose aujourd’hui ce monument comme une remise en question des intentions de la société post-industrielle. Face à cette révision critique des paradigmes productifs et totalitaires, la nécessité d’un débat de convictions fait pression : que voulons pour demain et le siècle prochain, putain ?!

La revue Additionaldocuments.org, présente dans l’exposition sous la forme d’une petite tablette ainsi qu’accessible par le net, s’offre comme l’outil « d’une réinvention concrète du réel » ; de quoi se donner de l’inspiration pour ne pas devoir quitter la Belle de mai avec les sensations d’un être sans âme au pied d’un haut fourneau. On y découvre une cartographie d’îles imaginaires dessinées par l’Atelier Van Lieshout auxquelles correspondent les propositions des artistes Chourouk Hriech, Jean-Baptiste Ganne, Marion Mahu, Manuel Salvat et Julien Tibéri, des sociologues Jean-Louis Violeau et Emmanuel Didier, des philosophes Bruce Bégout et Olivier Razac ainsi qu’un recueil de documents. Les œuvres analysent, illustrent et critiquent les idéaux originels et les représentations de l’utopie dans le système politique actuel. Les contributions reflétent un commun desarroi : l’utopie serait devenue suspecte. Elle nous détourne des dimensions concrètes de nos démarches.

AVL, Male Slave University, 2008.
AVL, Male Slave University, 2008.

Olivier Razac propose une nouvelle posture : « Non plus penser à partir de ce que les choses devraient être, mais de ce qu’elles sont. Non plus viser le gouvernement idéal mais être attentif à la manière dont nous sommes effectivement gouvernés. Ne plus se demander pourquoi, mais comment. Et nous verrons que cela nous permettra de reconsidérer l’utopie comme geste de résistance ici et maintenant ». Attention aux visions trop abstraites, affirme l’ensemble de son texte. Nous nous attendons alors à découvrir dans la suite de la revue les utopies d’ici et maintenant, quelques choses dans le goût de la tentative de micro-État de l’Atelier Van Lieshout.

Malheureusement les contenus artistiques de cette carte nous guident très timidement vers les nouveaux outils de construction de l’utopie contemporaine. Jean-Baptiste Ganne évoque la brillante thèse d’Alain Badiou sur la responsabilité des artistes dans l’invention de nouvelles fictions de société. Les interviews vidéos de Jean-Baptiste Ganne étayent le sujet mais ne proposent aucune de ces fictions. Les idéaux de société ont-ils disparus ou ne trouvent-ils plus leurs moyens de représentation ? Serions-nous trop capricieux, paresseux, dépassés pour être force de proposition ? On remarque tout de même le film, d’Isabelle Frémeaux et John Jordan, Les sentiers de l’utopie, qui redonne à l’utopie la mesure de son incarnation. Le duo d’artistes a tenté l’aventure inspirante d’une collecte d’utopies appliqués aux détours des routes d’Europe. Au travers de visites de lieux et de rencontres de militants, cette œuvre dévoile l’articulation fragile entre les projections mentales de l’idéal et le passage à l’action. La liberté de pouvoir imaginer de nouveaux modèles de société semble constituer le terreau de tous les projets individuels et collectifs de ce documentaire réaliste et plein d’espoir.

AVL, Callcenter Units, Shower Unit, 2008.
AVL, Callcenter Units, Shower Unit, 2008.

Faut-il se méfier des utopies ? L’exposition The Butcher démonte le mythe de l’idéal, revisitant les systèmes totalitaires avec le filtre de la dystopie. Dans chaque utopie sommeille la démesure humano-vorace ; tentons de le garder à l’esprit pour ne pas tous finir à la boucherie de SLAVE CITY.

texte : creative commons - images : © Raphael Chipault

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