Le journaliste allemand Günter Wallraff s’est rendu célèbre pour ses investigations aux méthodes particulières, travaillant souvent sous de fausses identités, déguisé et maquillé : en Turc ou en sans-abri. C’est dans cette lignée que sa consœur française Florence Aubenas se fait passer en 2009 pour une femme au foyer de 48 ans, récemment divorcée, sans permis de conduire, sans expérience professionnelle ni diplôme autre que le bac. Accompagnée d’un tel CV, elle débarque à Caen aux pires heures de "la crise" et cherche un travail – du moins "des heures". Chez Pôle Emploi, qui à cette époque traverse aussi une crise majeure, une seule perspective s’ouvre à elle : devenir agent de propreté dans différentes entreprises. Publié en 2010, plusieurs fois primé, Quai de Ouistream propose une immersion à la fois violente et touchante dans la précarité. Extrait.
L’après-midi, stage pratique.
Le jeune formateur a enfilé une blouse impeccable qui lui donne l’allure des médecins dans les publicités pour dentifrice. Il va nous apprendre à passer le balai humide. Il brandit une raclette au bout de laquelle se fixe un chiffon imprégné d’un produit, « qui attire et retient les poussières, grâce à un procédé chimique trop compliqué à expliquer ». Mais le gros morceau, c’est la monobrosse, une machine électrique à shampouiner les sols, qui les asperge d’eau et de savon tout en les récurant. Il nous prévient :
Dans la salle, on pousse tous un grand « aaahhh » quand il met le moteur en marche. Un des deux hommes, Maurice, s’est levé précipitamment pour saisir sa chaise par le dossier et s’en servir à la façon d’un bouclier, comme si la Bête l’avait personnellement repéré et s’apprêtait à le charger.
Le formateur nous calme. Il fait partir la monobrosse. Entre ses mains, la Bête a soudain l’air d’un inoffensif aspirateur. Il lui fait exécuter des pirouettes, shampouiner des recoins minuscules, l’arrête à deux centimètres des pieds de Maurice (qui grimace de peur) puis la force à repartir en marche arrière, dans un dandinement saccadé et rugissant à la manière d’un fauve sous le fouet du dompteur. Quand il débranche la Bête, on applaudit tous, spontanément, dans un attendrissement soulagé. On a eu peur, on a bien ri, on s’apprête maintenant à rentrer chez soi quand le formateur annonce : « Maintenant à votre tour. Vous allez passer les uns après les autres et je marquerai une appréciation sur votre fiche de stage. »
Là, c’est la panique, la vraie. Une femme manque de se trouver mal. Une autre part s’enfermer aux toilettes. Une ou deux tentent de s’éclipser. Dans un tumulte qui a brusquement tout recouvert, percent des phrases comme « c’est impossible, jamais je n’y arriverai » ou « je ne pourrai pas le faire devant tout le monde, les autres vont me regarder, c’est trop gênant ». Il a des cris et des soupirs, des yeux humides. On s’évente, y compris les deux solides jeunes filles qui donnent soudain l’impression d’être conduites à l’échafaud.
« Qui veut passer le premier ? » demande le formateur comme s’il n’avait rien remarqué. Il soupire que c’est toujours la même chose au moment des tests : personne n’est volontaire. Quelqu’un finit par accepter :
Vous croyez que ça aide ? »
Tout autour, règne un silence épais, sauf Karine qui rigole : « Moi, la première fois, j’ai renversé le formateur. » L’un de nous est renvoyé à côté de la prise électrique, avec pour mission de la débrancher au cas où la Bête deviendrait incontrôlable. Chacun arrive peu ou prou à la maîtriser sur deux ou trois mètres, jusqu’à un petit muret. L’enjeu est là : soit on parvient à faire tourner la Bête pour repartir dans l’autre sens, soit on défonce le décor.
Quand mon tour arrive, je réussis, péniblement, à ne pas me disqualifier. « Maniement du balai humide et de la monobrosse : un peu en dessous du niveau attendu », dit ma fiche. Mais elle précise : « Bonne volonté ».