Arquitectura Social
Collectifs et mise en réseau, le cas espagnol

Écrit par Domenico Di Siena, publié sur Urbano Humano, traduit par Strabic, illustré par Vincent Gebel.

Pendant longtemps, le modèle organisationnel de référence des studios d’architecture espagnols était calqué sur le modèle artisanal : un ou plusieurs fondateurs et quelques collaborateurs travaillant dans une petite structure, régulièrement reconfigurée. Des agences portant le nom de ses dirigeants, et portées par l’énergie de ces mêmes fondateurs. Aujourd’hui, commence à se dessiner en creux un modèle beaucoup plus hétérogène et horizontal.

Pour comprendre cette mutation dans le contexte espagnol, trois phénomènes sont à analyser : l’émergence d’ateliers communautaires étudiants, l’inattendu soutien du milieu culturel, et la récente montée des mouvements sociaux.

Ateliers communautaires étudiants

À Madrid, une grande partie des étudiants en architecture vit toujours chez ses parents pour des raisons économiques. Le besoin d’émancipation inhérent à cette situation a fait émerger de nombreux espaces de travail partagés. L’absence de recherche d’équilibre économique dans ces lieux permet d’éviter la hiérarchie et les pressions d’un espace de travail classique. Ils ressemblent plutôt à des laboratoires de recherche, rares espaces de liberté pour ces étudiants. Le niveau d’investigation de ces endroits n’a parfois rien à envier aux meilleures entreprises et centres universitaires. La dynamique de travail qui les caractérise conduit ses occupants à s’organiser pour répondre à des concours de design ou d’architecture. Fréquemment, ces équipes remportent des prix, acquérant reconnaissance et affirmation.

Concours après concours, projet après projet, ces laboratoires deviennent de plus en plus professionnels et propices à la naissance de collectifs parmi les plus intéressants.

Architecture partagée

Soutiens du milieu culturel

Comment cette pratique étudiante a-t-elle évolué vers une professionnalisation ? La situation paraît d’autant plus singulière qu’il s’agit d’étudiants ou d’architectes très jeunes, évoluant dans des structures très expérimentales et en perpétuel processus de redéfinition. Il semblerait que la reconnaissance du milieu culturel ait été déterminante, en offrant à ces étudiants des ressources économiques ainsi qu’une visibilité précieuse à l’échelle nationale. Ils ont ainsi pu prendre part à un processus culturel plus vaste, dans une spectaculaire médiatisation. En Espagne, toute une génération a été influencée par des expositions comme Freshmadrid (2006), promouvant pour la première fois certains de ces très jeunes architectes.

On pourrait même parler d’une « Fresh generation ».

Cette médiatisation a permis d’accroître leur visibilité ainsi que leur présence lors de toutes sortes d’ateliers, tables rondes, conférences et évènements habituellement réservés aux architectes établis. Mais plutôt qu’un réel débat entre les générations, une forme de fusion a eu lieu, accentuant la figure de « l’architecte-star », créateur de solutions originales. Les anciennes générations semblent en porter une part de responsabilité, se limitant dans cette confrontation à exposer leurs productions, sans échanger davantage avec les intéressés. Les plus jeunes, sans véritables œuvres à propos desquelles parler, ont plutôt tenté de définir de nouvelles voies. À l’époque, personne ne s’attendait à ce que cette Fresh generation, aux configurations mouvantes et au caractère instable, ait pu continuer de développer son discours et affirmer de véritables positions architecturales alternatives.

Mouvements sociaux

D’autre part, l’Espagne a vécu durant ces quinze dernières années un changement culturel profond, dont le mouvement des Indignés a été une des conséquences les plus visibles. Ce contexte a vu se structurer une pensée critique, comme en témoigne le foisonnement de mouvements sociaux très actifs. S’ils se caractérisent par un certain radicalisme, ils ont également apporté de nouveaux points de vue dans le débat public, prônant davantage de justice sociale.

La maturité progressive de ces discours a enclenché un processus plus inclusif, permettant à des groupes moins militants de transformer leurs pratiques quotidiennes. Cette sensibilité culturelle et sociale a fortement influencé la Fresh generation, qui a vu s’opérer un net rapprochement entre vie professionnelle et épanouissement personnel, et une mutation de l’activité économique vers des formes plus collaboratives, rejetant l’économie comme élément unique d’efficience [1] La Fresh generation a muté en Génération des Collectifs.

Soutiens culturel

Interaction en réseau

En Espagne, cela fait seulement une dizaine d’années que l’architecture est présente sur le web, principalement à travers les sites d’agences. Les blogs consacrés à ce secteur étaient jusqu’ici presque inexistants, les revues spécialisées ayant tardivement identifié le potentiel de ce média. Il y a quelques années, certains blogs avec des approches originales ont commencé à se populariser, comme Arquitextonica, le blog d’Edgar Gonzalez, ou celui de l’agence Ecosistema Urbano pour ne nommer que quelques-uns des pionniers.

Mais nous sommes loin de la dynamique d’échange et de débat qui caractérise la blogosphère actuelle.

Avec l’éclosion de la Génération des Collectifs, les étudiants ont vu en Internet le principal moyen d’accès à la médiatisation de leur travail. C’était aussi une façon d’expérimenter en toute liberté. Cela a d’ailleurs enclenché de premiers liens entre le monde professionnel et la société civile, rapprochement que les étudiants cherchaient mais que l’université était totalement incapable de proposer. Un exemple très parlant est celui de Basurama, qui depuis sa création a toujours consacré beaucoup d’énergie à documenter toutes ses activités sur le web. Ses membres ont été pionniers dans l’utilisation de la vidéo sur internet en tant qu’action critique : « Yo Amo la M30 » (avec Areaciega) et « 100% Sostenible ».

Plus d’interaction, plus d’intelligence collective

Avec l’avènement des blogs et des réseaux sociaux, se rejoue dans une autre dimension ce dont nous parlions à propos des espaces de travail partagés créés par les étudiants. L’écosystème du web favorise un environnement de débat où les idées circulent librement, sans les traditionnels intermédiaires : commissaires, journalistes... Les échanges sont nourris d’interactions quotidiennes enrichissantes. Nous sommes donc dans une phase évidente de transformation des dynamiques de communication : il ne s’agit pas seulement de partager idées, projets et références, mais aussi de développer un réel espace de connexions entre professionnels, étudiants, administrateurs publics, techniciens et gestionnaires culturels. Ce nouvel écosystème professionnel est construit autour de l’apprentissage réciproque, de la synergie des compétences et de l’imagination.

Événements, décisions, actions et personnes évoluent dans un espace numérique déterritorialisé, synchronisé en temps réel, générant de l’Intelligence Collective.

Les collectifs et le réseau

L’avènement du Web 2.0 et des réseaux sociaux déclenche donc des possibilités de développement d’un nouveau débat culturel, même si les pionniers tardent à le comprendre. Les jeunes collectifs sont pour leur part face à un nouveau défi : cette mise en réseau nécessite l’identification d’entités individuelles formant les groupes. Comment humaniser davantage ces entités collectives à travers les relations numériques individuelles ?

Identité collective

Lors de l’exposition de leur travail, ces groupes usent de l’image collective, en choisissant volontairement de présenter les individus en tant que collectif. Lors d’une interaction dans l’espace physique, le dialogue se noue forcément avec un ou plusieurs membres du groupe, donc face à des personnes reconnaissables. Mais lorsque le dialogue a lieu dans un espace numérique, cela commence à créer plus de problèmes. Puisant leur force dans l’identité collective, ces groupes ont fuit l’habitude consistant à nommer l’agence du nom de son ou ses fondateurs. Cherchant une identité commune et partagée au-delà des individualités, ils parviennent à dégager une identité intégrée, adaptable à des entités multiples. Mais un groupe est toujours constitué d’opinions différentes, ce qui donne souvent lieu à des débats internes. L’objectif est alors de développer un processus permettant au groupe de tenir une image d’ensemble assez claire, bien que dans de nombreux cas cela atténue la créativité individuelle.

Cette recherche devient très problématique dans la gestion de l’identité numérique.

En effet l’individu disparaît clairement, chaque information étant associée à l’identité collective. D’une part cela introduit un doute permanent du côté des membres du collectif concernant l’accord individuel avec le discours collectif, et d’autre part les personnes extérieures désirant entrer en contact avec le collectif se confrontent à une identité numérique froide et déshumanisée avec laquelle il est difficile de se lier.

Identité, plateformes et retour au réel

L’ambition de ces collectifs est de rendre possible le développement de projets à forte composante expérimentale, harmonisant pensée et action d’un certain nombre de personnes. Mais ce mode de travail peut fatiguer l’équilibre des relations humaines, laissant de côté des éléments aussi importants que la quête de l’objectif principal du groupe, au-delà de la survie de l’identité collective. C’est pourtant bien ce qui devrait motiver ses actions, au-delà de la simple succession de projets sans ligne générale à moyen et long terme. La problématique semble être la même dans les agences traditionnelles, mais avec des nuances différentes.

Assurément, l’ambition de n’importe quelle entreprise est d’accroître sa crédibilité pour pouvoir développer des projets de plus en plus intéressants. Mais lorsque ce processus n’est pas freiné par la précarité économique, il peut l’être par l’entité même qui est en train d’être créée. Avec le temps et la réussite, la dépendance à l’identité collective peut augmenter, faisant naître une réputation davantage associée à cette identité qu’aux personnes et motivations la composant.

Plateformes

La prise en compte de ces difficultés, les premiers processus de recherche et l’organisation en réseau permettent de développer de nouveaux formats tentant d’éviter la dépendance à l’identité collective. Nous nous référons principalement à une génération de plateformes cherchant à contourner l’écueil typique du consensus minimum, promouvant un modèle plus respectueux des identités individuelles. Prenant comme priorité les conditions de l’identité collective, ces plateformes améliorent les processus d’intelligence collective. Ces expérimentations sont des modèles encore en développement.

Les problématiques rencontrées le long du chemin sont multiples et meurent souvent dans de longs débats et métadiscussions sur le fonctionnement du groupe et la capacité d’obtenir une véritable gestion équilibrée.

Le cas le plus emblématique en ce sens est La Anécdota, une plateforme permettant à différents professionnels organisés en réseau de se présenter ensemble aux concours d’architecture et d’urbanisme. Son activité a démarré lors de la compétition pour la reconstruction de la ville de Lorca, touchée par le tremblement de terre en 2011. À l’heure actuelle, elle est sujette aux affres des débats pour redéfinir son fonctionnement et développer sa capacité d’hybridation avec d’autres personnalités au-delà des architectes, urbanistes et sociologues. Cette recherche d’ouverture à d’autres professions est un exemple de tentative de consolidation de ces nouveaux modèles.

D’autre part, si le web apparaît nécessaire à l’échange d’idées et de projets, les espaces physiques continuent d’être nécessaires. On observe en effet la multiplication de lieux temporaires de rencontres, moteurs d’hybridations, qui dans la plupart des cas naissent d’interactions enclenchées dans l’espace numérique. Meetcommons est par exemple une rencontre organisée par une communauté née sur la plateforme Think Commons.

Adhocratie

Ces plateformes et processus d’organisation en réseau ouvrent la voie à un autre changement relationnel appelé adhocratie : l’établissement d’un écosystème fondé sur la confiance. L’adhocracie ne promeut aucune entité comme étant supérieure à une autre, et permet des relations de travail à géométrie variable, alternant les rôles et compétences.

Plateformes - adhocratie

Dans un tel écosystème, c’est à chacun de prendre conscience de la centralité de son rôle. Le principe fondateur se résume au fait que c’est au groupe de provoquer l’opportunité, plutôt qu’à l’opportunité de générer le groupe. De toute évidence cela n’est possible que lorsque connaissance et confiance sont déjà établies entre les personnes. Dans les relations adhocratiques, on ne pense pas au futur. Il n’y a aucun engagement à travailler ensemble après le travail mené. Ce modèle est également nécessairement glocal : à la fois local et global. La structuration en réseau et la confiance ne nécessitent pas de s’engager dans un endroit particulier : travailler avec une personne ne dépend plus de sa localisation.

De la création d’espaces de travail partagés devenant de véritables laboratoires, à l’émergence de collectifs générant des systèmes horizontaux, il semble que l’histoire des collectifs d’architectes en Espagne s’infléchisse avec l’utilisation d’internet, non seulement par le développement de la communication, mais surtout grâce à un modèle alternatif d’organisation.
Cependant, autant la nature émergente de ces alternatives que le maintien des organisations traditionnelles d’agences génèrent une forme d’incertitude face à ces formats de plateformes et de relations adhocratiques.

Parviendrons-nous à construire une réputation de réseau face à celle d’une agence-marque ? Serons-nous capables de créer des espaces de connexions horizontaux basés sur l’action, au-delà du dialogue ?

Face à ces doutes, deux réponses apparaissent. L’une est liée à la déontologie : ces activités économiques se trouvant de plus en plus liées à des formes d’éthiques personnelles, articulées à des modèles de vie attentifs aux communautés avec lesquelles elles interagissent. L’autre, qui contient d’une certaine manière les concepts développés ici, voit poindre l’émergence d’une nouvelle figure du professionnel combinant la capacité de gérer des connaissances, et de générer des processus d’intelligence collective.


Suggestions, commentaires ? Contribuez !

[1Pierre Levy, L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace. La Découverte, Paris 1994.

Cet article est issu d’une publication antérieure sur le site Urbano Humano.

Texte : Creative Commons, images © Vincent Gebel.

tweet partager sur Facebook


Vous aimerez aussi :