Britain can make it
Le design au service de la guerre ou la guerre au service du design ?

Écrit par Irène Berthezène.

Dernier week-end de septembre 1946, les familles londoniennes se pressent au Victoria and Albert Museum pour découvrir l’exposition Britain can make it organisée par le tout jeune Council of Industrial Design. Dans ce pays victorieux mais ruiné qui a connu des pertes humaines et matérielles colossales pendant la guerre, les privations et les efforts sont toujours aussi importants au quotidien. Heureusement, l’avenir radieux du pays se profile dans les départements « War to Peace » ou « What Industrial Design Means » de l’exposition : l’effort de guerre y est transcendé par le progrès technique et son corolaire, l’espoir d’une vie meilleure. Cet élan est porté par la fière industrie nationale qui a su adapter sa production aux nécessités de la guerre grâce au plan d’urgence mis en place par l’État.

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Cette production a pour le moment le goût amer des restrictions pour la population qui ne connaît que trop bien les étiquettes « CC41 », pour « Controlled Commodity, 1941 ». Le logo est dessiné par Reginald Shipp à la demande de la Chambre du commerce et familièrement appelé « the cheeses » par les citoyens britanniques. Il est apposé à tous les vêtements, les meubles et les objets manufacturés par les entreprises nationales qui participent à l’effort de guerre. Pas une seule chaussette n’y échappe. Symbole d’une production, d’une distribution et d’une consommation totalement contrôlée par l’État, ce logo remarquable raconte une histoire assez peu libérale de l’économie britannique.

The Second World War Utility Scheme est un programme de rationalisation des filières industrielles imaginé par la Chambre du commerce britannique dès 1941 et totalement mis en œuvre en 1943. Le comité consultatif qui le pilote définit un petit nombre de modèles autorisés en matière d’habillement et d’équipement domestique, fournis par une des entreprises précisément listées, les autres étant réquisitionnées pour fabriquer des armes ; une manière autoritaire mais efficace de gérer les ressources en matières premières et leur usage afin de mettre l’industrie nationale sur les rails de l’effort de guerre. La distribution est aussi décidée par l’État grâce à l’émission de bons d’achat pour les produits labellisés « Utility Products ». Le rationnement au quotidien porte principalement sur la nourriture et sur les vêtements mais certains coupons permettent de se procurer des meubles. Ils sont fournis en priorité aux jeunes mariés qui équipent leur foyer, aux familles qui ont perdu des biens suite à un bombardement et aux femmes enceintes s’apprêtant à accueillir un nouvel enfant dans la maison.

Utility livingroom © Courtesy of Design Council/DHRC, University of Brighton

« La fonction du (…) comité (…) sera d’établir un cahier des charges pour la production d’objets de bonne qualité selon des modèles simples mais plaisants, vendus à des prix raisonnables, et assurant une économie maximale de matières premières et de travail. »

Si l’épisode est bref (le plan est en vigueur jusqu’en 1948 et prend définitivement fin en 1952), il constitue pourtant un tournant dans l’histoire du design britannique. Depuis les critiques virulentes des méfaits de l’industrie par William Morris à la fin du XIXe siècle, l’offre en matière d’équipement domestique n’a guère changé : dans An Enquiry into Industrial Art in England publié en 1937, le critique et historien d’art allemand Nikolaus Pevsner fraîchement exilé en Grande-Bretagne reprochait encore aux industriels d’imposer à la population du mobilier laid, trop décoré et de mauvaise qualité. Cette urgence à démocratiser l’accès à des biens d’équipement simples et de bonne facture se cristallise dans l’autoritarisme de l’effort de guerre et périme les débats sur la standardisation des intérieurs. Elle met en lumière la nécessité d’une réforme du design, replace le designer au cœur du processus de création industrielle et pose la question de ce que devrait être un design démocratique et honnête : c’est l’avènement du « good design » et des débats qui l’accompagnent. Ce concept va dynamiser le secteur du mobilier britannique jusque dans les années 1960.

Victorian bedroom vs Utility bedroom, 1943 © Courtesy of Design Council/DHRC, University of Brighton

Lorsque le pays entre en guerre en 1939, il s’agit en premier lieu pour la Chambre du commerce de faire face à la pénurie de matières premières sur l’archipel, dont les réseaux commerciaux habituels sont coupés. La chute des importations de bois en provenance d’Amérique du Nord, de Russie ou des pays baltes notamment met l’industrie de l’ameublement en péril. Pour soutenir les entreprises en difficulté et maintenir une offre raisonnable dans le domaine, la Chambre a créé dès 1939 un organisme de contrôle de la filière du bois, le Timber Control, qui gère la distribution des ressources et impose des prix fixes aux fournisseurs. Mais le résultat est catastrophique : les fabricants de meubles restreignent alors leur utilisation du bois à quelques pièces traditionnelles, luxueuses et chères et se tournent vers des matériaux de substitution pour produire des modèles à bas coût de mauvaise qualité qui imitent le bois. Il apparaît très vite que ni le contrôle des prix, ni celui de la distribution ne permet un accès démocratique à des biens de qualité. En 1942, la Chambre du commerce, invoquant l’effort de guerre, décide alors d’imposer un nombre restreint de modèles de meubles dont le dessin répond à l’urgence d’une économie des matériaux, processus qui passe par une rationalisation des procédés de fabrication. Pour organiser une distribution équitable des biens et permettre aux plus démunis de s’équiper en ces temps troublés, le gouvernement décide d’embaucher ses propres designers. Le comité ne s’en cache pas, aux vertus économiques et sociales de ce plan s’ajoutent les vertus pédagogiques et culturelles d’un apprentissage par la force du bon goût moderniste :

« Les fabricants autant que le public doivent apprendre à renoncer aux fioritures des produits vendus dans le commerce aujourd’hui et à apprécier des articles qui, bien que simples voire austères dans leurs lignes, sont bien plus fonctionnels, pratiques, durables et agréables à l’œil. Il semble que les exigences de la guerre offrent ici aux designers et aux artisans une opportunité à ne pas manquer de coopérer afin de contribuer à une amélioration globale de la création et de la construction de mobilier. »

Il est temps pour la population de dire adieu au mauvais goût hérité de l’ère victorienne et de s’initier aux bienfaits d’un intérieur moderne et même, le comité l’assume, austère ; valeur esthétique discutable mais qui correspond peut-être mieux à la noirceur de l’époque ? Le designer et membre du comité consultatif du Utility Scheme Gordon Russell revient sur cette chasse à l’ornementation inutile dans son autobiographie publiée vingt ans plus tard :

« Avec l’introduction du mobilier utilitaire, la justesse fondamentale du design contemporain s’imposa car il n’y avait pas assez de bois pour des pieds tournés ou suffisamment de temps pour la plus simple des gravures ; les lignes simples et fonctionnelles étaient à la fois efficaces et économiques. »

Le comité consultatif prend ainsi le contrôle de la totalité de la filière de l’ameublement, depuis le dessin des modèles jusqu’au choix du consommateur : en août 1942, les dessins des designers Edwin Clinch et Herbert Cutler sont sélectionnés par le comité présidé par l’industriel réformateur Charles Tennyson et en septembre les prototypes sont montrés au public. En mars 1943, cent trente-deux entreprises sont retenues par le comité et réparties en trente-huit zones de production ; selon les machines et les savoir-faire dont elles disposent, certains modèles de meubles leur sont attribués et la standardisation de leur fabrication est sévèrement contrôlée.
Le gouvernement établit ainsi à marche forcée une nouvelle cartographie du commerce des biens d’équipement qui privilégie la consommation locale : le pétrole est rare, la distribution est donc organisée non loin du lieu de production. Chaque famille britannique peut ainsi avoir accès à l’unique catalogue « Utility Furniture » disponibles chez les détaillants qui décrit la trentaine de biens disponibles, des chaises de cuisine aux berceaux.

Page du catalogue Utility Furniture
© Courtesy of Design Council/DHRC, University of Brighton

Si cette restructuration du marché de l’ameublement a permis à des entreprises de survivre et parfois même de prospérer, elle va de pair avec une certaine hostilité des professionnels du secteur qui ont perdu le contrôle de leur production et surtout du design de leurs produits. Ils se sentent dépossédés de leurs savoir-faire et leurs critiques sont reprises par les distributeurs qui sont déboussolés par la rupture esthétique qui leur est imposée. Certains regrettent ainsi les accents chatoyants du « french polish », délaissé au profit de vernis mats moins coûteux mais à la sobriété peu enthousiasmante. Quant à l’opinion des consommateurs, elle est difficile à estimer. Un sondage effectué en 1945 auprès de ménagères possédant des meubles estampillés « CC41 » les donne plutôt satisfaites de leurs acquisitions, notamment en comparaison aux vêtements qui ont fait l’objet d’un rejet de la population assez important. Il est probable surtout que la nécessité faisant loi, l’heure n’était pas vraiment aux jugements esthétiques.

Qu’en est-il enfin de la présomption à initier le public aux bienfaits du design moderniste et de le détourner de sa mauvaise habitude à lui préférer les circonvolutions de l’ornementation traditionnelle ? Au delà de l’odieuse prétention de cette idée, il est certain que le Utility Scheme a fait rentrer, de gré ou de force, des meubles aux lignes sobres dans les foyers britanniques et que ces meubles ont même connu un certain succès « vintage » par la suite. Il a même eu la vertu de remettre au goût du jour après la guerre une certaine esthétique vernaculaire et de replacer les designers nationaux sous les feux de la rampe. Aujourd’hui enfin où les débats sur l’épuisement des matières premières sont de plus en plus vifs, il offre un enseignement contrasté mais riche sur les effets d’une réduction et d’un contrôle de la production des biens de consommation par l’État. Le Utility Scheme et sa gestion locale des ressources et des savoir-faire ne serait-il pas, au fond, l’ancêtre du slow design ?

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Pour aller plus loin

Judy Attfield (Ed.), Utility Reassessed : The Role of Ethics in the Practice of Design, Manchester University Press, 1999.

Harriet Dover, Home Front Furniture : British Utility Design 1941-1951, Scolar Press, Aldershot, 1991.

Jon Mills, Utility Furniture - The 1943 Utility Furniture Catalogue with an explanation of Britain’s Second World War Utility Furniture Scheme, Sabrestorm Publishing, Londres, 2008.

Geffrye Museum, Utility Furniture and Fashion 1941-1951, Inner London Education Authority, 1974.

Jeremy Myerson, Gordon Russell : Designer of Furniture 1892-1992, Design Council, Londres, 1992.

Penny Sparke, The Genius of Design, The Overlook Press, Londres, 2010.

Traductions : Robin Berjon/Irène Berthezène.

Texte : Creative Common.

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