Lors du premier Congrès international d’Esthétique Industrielle organisé à Paris en septembre 1953, Charles Peignot, Président-Directeur Général des Fonderies Deberny et Peignot, Vice-Président de la Fédération française des Syndicats patronaux de l’Imprimerie et des Industries, avait été invité à donner une conférence. Extrait.
« Il existe une évolution de la typographie parallèle à celle de l’architecture. Sa puissance d’expression est plus subtile sans doute, mais aussi évidente ; elle se manifeste dans tous les domaines et ce serait une erreur que de chercher la typographie exclusivement dans les livres édités à l’intention des bibliophiles.
Rien n’est plus probant que le style de la typographie des journaux. Comparez la première page du "New York Herald" américain avec le "Times" anglais ou le "Figaro" français. Comparez le "Figaro" avec "France-soir" et vous constaterez que ces deux journaux n’emploient pas le même ton. La brutalité et la distinction s’expriment aussi clairement que le langage lui-même pourrait traduire l’une ou l’autre, et l’en-tête de lettre d’une entreprise commerciale ou industrielle est au même titre révélatrice. Je constate, comme vous pourrez le faire, que celles des marchands de meubles du boulevard Barbès ne sont pas celles de nos grands décorateurs.
Or n’est-il pas curieux et regrettable de constater que, dans ce domaine, alors que la typographie et l’art typographique français sont riches des trésors traditionnels et de l’effort permanent de ses créateurs, il semble que ceux-ci travaillent dans l’isolement et que leurs créations restent ignorées de la plupart de nos architectes, décorateurs ou ensembliers. Il n’est pour en juger que de s’en remettre aux lettres qui croient orner les devantures de magasins, aux inscriptions sur nos monuments.
Lors d’une conférence qui, à la Fédération Nationale du Bâtiment, préludait aux travaux de notre Congrès, je constatai avec tristesse que, dans cette admirable salle, l’un des chef-d’œuvre de l’architecture contemporaine, l’inscription "Défense de fumer" avait été grossièrement dessinée au crayon de couleur, vraisemblablement par un honorable gardien. Il en est de même de la plupart des édifices publics.
Heureusement quelques exceptions viennent confirmer la règle et je n’en veux pour exemple que l’admirable texte de Paul Valéry, au palais de Chaillot :
"Choses rares ou choses belles ici savamment assemblées instruisent l’œil à regarder comme jamais encore vues toutes choses qui sont au monde."
Je m’en voudrais d’interrompre plus longuement les travaux du Congrès, mais j’exprime le vœu que l’importance de ces questions ne soit pas méconnue. N’oublions pas que la lettre est par définition une création spirituelle. Elle ne serait rien qu’un signe si l’esprit ne la marquait mystérieusement de sa lumière. (Applaudissements)
Je voudrais ajouter que je me souviens avoir visité, avant la guerre, une clinique, à Berlin, et je me suis arrêté devant quelque chose qui, à mon sens, était un chef-d’œuvre. Cette clinique moderne était, je crois, une construction de Gropius ; il y avait un couloir où les proportions des fenêtres étaient parfaites ; la porte de chaque chambre s’inscrivait dans le mur avec une proportion, une couleur, un rapport de tons merveilleusement étudiés, et le soin qui avait présidé à la réalisation de tout cet ensemble se concrétisait pour moi dans le fait que le numéro de la chambre était, lui aussi, d’une couleur spéciale, destinée à se marier avec celle de la porte ; ce numéro était d’un dessin extraordinairement soigné, et qui plus est, sa place dans le rectangle de la porte avait été choisie avec un soin parfait.
Ceci pour vous montrer que la lettre a, consciemment à mon sens, peut-être plus inconsciemment au sens d’autres personnes, une valeur expressive, que souvent on néglige de lui donner, tout au moins dans trop d’œuvres de mon pays. On y apporte beaucoup plus de soins en Suisse, en Suède, où on note une évolution très marquée.
Je souhaiterais vivement qu’il y ait, à la suite de ce congrès, une prise de conscience de l’importance des problèmes de typographie dans la vie moderne. (Applaud.) »