Chasser les chaises chez Proust ?
Épisode 1

Écrit par Pia Pandelakis et illustré par Marisol Godard.

Pourquoi aller chasser les chaises chez Proust ? Ou plutôt, pourquoi pas ? Étudier Proust prend souvent la forme d’un « Proust et quelque chose » : Proust et les noms chez Barthes, Proust et les signes chez Deleuze... La Recherche, au-delà de sa portée littéraire, peut être le réceptacle d’une connaissance pour le musicien, le peintre... Pourquoi alors ne pas chercher une connaissance du meuble dans la Recherche, connaissance à mi-chemin entre le champ de l’historien d’art (et des arts décoratifs) et celui du designer ?

Mario Praz, Histoire de la décoration d’intérieur, La philosophie de l’ameublement, Thames & Hudson, 2008.

En ce qui concerne l’historien d’art, il s’agirait, dans une hypothèse basse, de lister, pister, les évocations de mobilier à travers l’œuvre proustienne ; dans une hypothèse haute, proche de l’étude de Mario Praz, il faudrait utiliser la Recherche comme point d’ancrage pour lier une représentation du mobilier en littérature à une idée plus générale de l’esprit du temps, et des scénarios d’usage qui incarnent celui-ci.

La situation du designer nous semble offrir un point de vue intéressant - et inédit - pour déplier encore l’œuvre proustienne.

Tout d’abord, l’émergence de la figure du designer est contemporaine des événements de la Recherche : le design, selon une perspective certes discutable, « naît » d’une crise de l’artisanat à la fin du XIXe siècle, qui va amener le mobilier vers de nouveaux modes de production industriels. Cette mutation s’accompagne d’une révolution théorique, ancrée dans une critique du mobilier éclectique caractéristique de l’époque. Adolf Loos écrit ainsi en 1897 :

Adolf Loos, « Chronique du 18/12/1897 : L’exposition de Noël du musée autrichien », dans Paroles dans le vide, réédition : Ivrea, 1994, p. 102.

« Dans le salon d’un agent de change bien pourvu, les hôtes se prélassent dans des fauteuils qui ressemblent trait pour trait à celui d’où jadis Napoléon donna des ordres au monde ».

Cet anachronisme du mobilier à la fin du XIXe siècle n’est pas sans rappeler celui du baron de Charlus, personnage de la Recherche qui, à l’époque du chemin du fer et du téléphone, est l’auteur de dithyrambes sur un duel à venir - cet anachronisme des manières se double d’ailleurs d’un anachronisme de son mobilier, puisque le baron vit entre les bergères Louis XIV et les chauffeuses Directoire, accessoires dont nous aurons l’occasion de dire un mot.

Il y aurait donc une première voie, traitant le meuble comme un symptôme, globalement celui d’une époque, particulièrement celui d’un individu. Dans un second temps, on pourrait examiner la possibilité d’un regard du designer sur le mobilier évoqué par la Recherche, utilisant cette fois des filtres de lecture plus contemporains. Dans cette conception, la chaise représente moins un élément de style qu’un mode de l’asseoir, un postulat joignant l’idée d’une posture du corps, d’une psychologie de l’espace et une certaine idée des rapports humains. Les chaises donc, permettent de penser les formes de l’assise dans la Recherche (le « comment s’asseoir ») et le lecteur peut deviner dès à présent la complexité qui peut faire jour dans ce qui, à première vue, s’annonçait comme une analyse un peu arbitraire du détail.

Proust et les chaises : scénarios d'usages

Le Côté de Guermantes, éditions Folio Classique, 1994. La majorité du commentaire portant sur cet ouvrage, il ne sera fait mention du titre que dans le cas des extraits de Sodome & Gomorrhe (Folio, 1972).

Ce travail, qui pourrait être étendu à la Recherche en son entier, sera entrepris en examinant Le Côté de Guermantes, ainsi qu’une portion de Sodome & Gomorrhe, afin de garder une cohérence spatiale et narrative, dans un ensemble que les mouvements des personnages et le rapport à l’espace rendent déjà complexe et foisonnant.

La quantité de références faites aux assises par Proust s’explique historiquement ; ainsi Mario Praz note que le XIXe siècle se caractérise par la « surabondance de sièges » (p. 348), qu’on retrouve dans les descriptions de l’écrivain : le salon de Mme de Villeparisis est ainsi évoqué deux fois, décrit selon le même principe à quelques pages d’intervalle, d’abord : « tendu de soie jaune sur laquelle les canapés et les admirables fauteuils en tapisserie de Beauvais se détachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mûres » (p. 180). Dans un second temps, une autre description s’offre au lecteur : « dans une baie tendue de soie jaune, quelques fauteuils de Beauvais massaient leur tapisseries violacées comme des iris empourprés dans un champ de boutons d’or » (p. 261). L’espace est très peu décrit : on comprend, très loin déjà dans le récit de la réception, la configuration des lieux, où les invités sont distribués autour d’une table à thé.

Mario Praz, op. cit., p. 348.

L’espace, très abstrait, se réduit à quelques murs, qui sont moins des limites matérielles qu’une couleur, ce jaune de la soie tendue (qui fait écho à l’analyse de Mario Praz, selon qui le XIXe siècle a contribué à « faire des appartements le domaine du tapissier »). Les chaises sont bien sûr des objets, qui pourraient sembler aussi anodins que la mention de la tarte aux fraises que sert Mme de Cambremer à ses thés.

Nous avançons que la chaise, quoi qu’il arrive, est au centre : on s’y assied bien sûr, on s’en lève (parfois au mauvais moment) ; la chaise est offerte, ou au contraire cruellement refusée à celui qui attend d’être invité.

Nous désirons ainsi nous frotter à ce que ces anodines assises peuvent générer comme scènes significatives, chorégraphies et motifs, et même, comment elles peuvent influencer les vies des personnages de la Recherche.

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Pour aller plus loin :

  • BARTHES Roland, « Proust et les Noms », dans Nouveaux Essais Critiques, Seuil, 1972.
  • DELEUZE Gilles, Proust et les signes, PUF, 1964.
  • PRAZ Mario, Histoire de la décoration d’intérieur, La philosophie de l’ameublement, Thames & Hudson, 2008.

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