Clo’e Floirat
cartoonist critique

Propos recueillis en juin 2013 par Émilie Hammen.

Designer, critique et cartoonist, Clo’e Floirat promène son regard sur l’actualité artistique. D’un coup de crayon incisif, elle saisit avec intelligence et humour percutant les expositions, salons, festivals et autres événements du monde de l’art, du design et de l’architecture : projets des J.O. londoniens, Monumenta au Grand Palais, Prix Pritzker, DMY à Berlin… tout y passe. Entre Londres, Paris et New York, Clo’e change de ville comme de casquette. Pour tenter de saisir un peu mieux cette créatrice sans limite, nous l’avons rencontrée le temps de quelques questions… avant qu’elle ne file rejoindre Urs Fischer sur une île en Grèce pour un projet participatif.

Strabic : Tu es diplômée du nouveau Master de Critical Writing du RCA...

Clo’e Floirat : Oui, quand j’y suis rentrée, c’était la première année de ce nouveau département. C’est aussi ça qui m’a attirée puisque nous devions alors construire le master nous-mêmes. Comme c’était au sein du Royal College, je n’y voyais pas beaucoup de risques, mais plutôt une opportunité et un vrai défi. Après plusieurs années passées entre la Hollande et Berlin, j’étais imprégnée de cet anglais international et j’ai eu envie de me confronter à un enseignement plus littéraire de la langue.

C’est une formation qui introduit à la critique d’art et de design avec l’idée d’être ouvert sur les types de supports, écrits mais aussi radio, vidéos, etc.

Être critique, ça s’enseigne ?!

Je pense que non. Je pense plutôt que cela tient au fait de développer une pensée et donc une vision. C’est une manière d’échanger, de se confronter, de penser, d’adopter un esprit critique. Comment et pourquoi prendre parti et avoir les arguments pour.

Tu as un parcours riche : l’Esad de Reims puis Eindhoven et quelques années de pratique dans l’architecture et l’espace à Berlin. Tu as une position particulière justement en tant que critique puisque tu as été pendant un temps dans la pratique. Comment cela influe sur ton travail aujourd’hui ?

Oui, tout cela était un peu prémédité ! J’ai toujours su que je voulais travailler dans le domaine de l’art, de l’architecture et du design. Dans ma famille, c’est rare que le sujet ne tourne pas autour de l’architecture, c’était alors assez naturel. Mais je voulais penser la pratique, j’ai donc en quelque sorte d’abord « fait semblant » d’être designer et j’en ai suivi la formation, obtenu les diplômes. Mais aujourd’hui, si je me considère plutôt comme une « ex-designer » (il me semble que c’est Marti Guixe qui utilise ce terme), tout ce parcours me sert. J’écris par exemple pour Intramuros.

Quand je m’entretiens avec des designers, je comprends les problèmes de l’intérieur.

Mon rapport à eux tient plus de l’entente et j’ai comme une posture de confidente, de camarade. J’ai donc aussi le sentiment d’avoir parfois un discours plus constructif et positif avec eux. En fait, ce serait plus comme un accompagnement. Je pense que la critique doit avoir ce rôle, sinon il n’y a pas d’évolution de la pensée. Il faut que les choses bougent, circulent et ne restent pas figées face à des opinions arrêtées.

Pour que la critique existe en tant que telle il faut qu’elle soit acceptée.
Et pour qu’elle soit acceptée, il faut savoir la délivrer.

Tu as, à plusieurs reprises, adopté une posture singulière dans ton travail autour des expositions. Invitée à les suivre, tu as produit une série de dessins pour Monumenta ou plus récemment pour Arrrgh à la Gaîté Lyrique.

Oui, en effet. Dans ces cas, mon intervention est d’apporter un regard extérieur sur une exposition pour proposer une sorte de « rapport artistique ». À nouveau, c’est cette idée d’accompagnement : suivre le projet sur la durée. Ce qui m’intéresse alors, c’est de créer un lien entre l’extérieur et l’intérieur, de replacer l’exposition qui peut parfois se lire comme un objet hermétique.

Le résultat est une "chronique-critique", avec cette volonté de taquiner si on peut dire, d’une manière plus ou moins incisive. J’aime bien le mot « tease » en anglais qui exprime cela mais qui se rapproche aussi de « teaser », dévoiler sans tout révéler.

Par exemple pour Monumenta avec Anish Kappoor, je suivais le montage et l’installation. Mes dessins, tout au long de ce processus, donnaient un indice de couleur, de forme... sans trop en dévoiler puisque le projet était gardé secret jusqu’à l’ouverture !


Justement, comment naissent tes dessins ?

L’enjeu, c’est de créer quelque chose de léger et de concis. C’est un défi de viser juste avec deux informations : le dessin et la punch line. Pour moi, les deux éléments sont indissociables, c’est vraiment un tout. Sans les mots, je trouve que mes dessins ont presque l’air déshabillé.

Je ne fais pas de dessins préparatoires ni d’ébauches. Je ne considère pas non plus mes dessins comme des dessins d’observation : ils sont la traduction d’une analyse déjà menée, d’une idée déjà formulée.

Mes carnets de travail ne sont pas couverts de croquis mais plutôt de mots. En fait je ne sais même pas vraiment dessiner, je serai incapable de reproduire quoi que se soit à la perfection, je n’ai aucune notion des effets d’ombres ou quoi que se soit ! En cours de dessin, j’étais toujours un peu hors sujet, je ne savais utiliser rien d’autre qu’un feutre noir. Même avec l’utilisation de la couleur, je ne suis toujours pas très à l’aise ! Alors peut-être que les mots viennent combler cette lacune, je ne sais pas trop.

En fait, je suis assez matheuse et cela fait sens dans ma manière de tourner autour des mots. Le dessin et la punch line, c’est comme une équation. Elle est juste quand je ne peux plus bouger un élément, quand tout s’enclenche.

Tu as suivi les résidences d’été du Watermills Center de Robert Wilson.
Peux-tu nous parler un peu plus de cette expérience ?

Il y a cinq ans, j’ai postulé au concours pour la résidence puis j’ai été retenue. À l’origine, c’est plus en tant que designer que j’abordais cette résidence. Même si je ne me considérais pas vraiment comme tel, il y a des projets dans ce champ que je ne refuse pas. Mais c’est toujours pour s’amuser.

Dans le programme de résidence de Bob, on n’est plus des designers, des acteurs, des danseurs, des artistes, mais des « participants ». C’est à ce moment et dans ce lieu que naissent ses créations avec lesquelles lui voyagera le reste de l’année. C’est un regroupement de personnes qui travaillent à la genèse de ses projets. J’ai donc intégré cette résidence par l’angle du design, de l’architecture (je me suis retrouvée à superviser l’aménagement de son loft à New York), mais je dirais qu’aujourd’hui ma relation avec lui serait plutôt d’être :

son troisième œil.

Aussi, il y a deux ans, nous avons commencé une collaboration ensemble sur un projet avec Rufus Wainwright. Bob est quelqu’un qui a une vraie générosité pour les jeunes artistes, qui les soutient réellement.

Mais pour en revenir à la résidence, c’est un peu comme un « summer camp ».

On commence tous par remettre en état le lieu au début de l’été et ce qui est amusant c’est qu’une fois là-bas tout le monde est à la même enseigne. On s’y met tous : réparations, ménage, vaisselle... Il y avait par exemple cet homme que j’ai pris pour un menuisier quand je l’ai vu travailler le bois pendant plusieurs jours avant de réaliser que c’était en fait un photographe très respecté ! J’y retourne tous les ans, c’est un peu des vacances pour moi car c’est bien le seul moment où je ne pense pas à mon travail, mais à celui de quelqu’un d’autre... Bob ! Ça me fait beaucoup de bien, on devient très obsédé par son propre travail je trouve, et parfois même obsédé par sa propre personne. Là, d’un seul coup, je n’ai plus le choix que d’oublier ce que je fais et qui je suis ! On prend du recul et aussi une bonne dose de modestie.

Le lieu en lui même est aussi singulier. C’est comme un musée avec les pièces de la collection personnelle de Bob : chaises de Rietveld, etc.

Tu passes donc d’un projet d’architecture à un projet de design à un projet de critique…

Oui, quand j’étais petite, je trouvais qu’il n’y avait pas assez de jours dans la semaine pour faire tout ce que je voulais faire. Le lundi un métier, le mardi un autre… Mais, finalement, aujourd’hui, je pense que le plus important c’est, comme je l’ai dit, d’avoir une vision. Et finalement, qu’importe le médium, le « métier ». je suis vraiment adepte du débordement et résolument pas matérialiste.

Tu revendiques donc une constante dans ton point de vue et une instabilité dans les mediums ?

Oui, l’essentiel c’est de ne pas chuter, de toujours rebondir ! Savoir faire plusieurs choses, sans étiquette. Mais je crois surtout que toutes ces disciplines peuvent faire partie d’une même profession généraliste. Sans aucune expertise, on peut sans doute devenir expert en « généralisme »... une autre forme d’expertise.

Pour terminer, comment te définis-tu ?

C’est dur de se définir, ce sont les autres qui nous définissent au bout du compte ! Je ne pense pas être une artiste, je ne suis pas toujours en accord ni même à l’aise avec la lourdeur de ce mot. Il me fait un peu peur. J’utilise d’ailleurs le travail d’un autre comme base de mes dessins. Mais il y a quand même bien une part de création : peut-on identifier ça à de l’art ?

Pour moi, c’est du pur bricolage.

Peut-être que je me rapproche plus du dessin de presse. Il y a l’idée de rapidité, par rapport à une actualité et la question de la diffusion qui me plaît beaucoup.

Mais cela étant dit, ces dessins font aussi l’objet d’expositions (chez Colette et à la Gaîté Lyrique à Paris, à la Villa Noailles à Hyères, à la Biennale d’Athènes). C’est un moment qui contraste avec la vitesse de la presse. Une sorte de désynchronisation. Un moment où tout se fige sous un cadre. Parfois, je trouve ça un peu absurde car ce n’est pas mon but, mais c’est aussi indispensable. C’est finalement le seul moment où je peux enfin recevoir à mon tour des critiques sur mon propre travail ! Une mise en abyme de sa propre critique en somme.

Il y a donc bien ce terme critique : la situation est critique ? Rien n’est vraiment critique ! Ce que je veux dire c’est que rien n’est grave, rien n’est si critique quand on est critique d’art, d’architecture ou de design. Je crois qu’il est important de garder de la légèreté ou plutôt de la désinvolture.

Alors… cartoonist perturbateur, espionne infiltrée dans des projets artistiques, parasite qui détourne le travail des autres, artiste activiste qui lance des attaques critiques à travers le dessin… tout cela est une même et unique dynamique je crois.

texte : creative commons - images : © Clo’e Floirat

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