Un homme est dans une pièce. Il est peut-être habillé ou peut-être pas, peut-être est-il noir ou petit. Ça n’a pas d’importance. On sait seulement qu’il est debout. Il regarde fixement devant lui. Mais ce qu’il voit est en lui. En face, un miroir lui renvoie sans faillir son image.
Cet homme, donc, est face à la représentation qu’il se fait de lui-même. Pourtant, ce qui se déploie là est autre chose : un objet manufacturé acheté pas loin, dessiné par une designeuse de là, d’après une tradition de là-bas et réalisé grâce aux milliers d’inventions survenues durant les siècles passés. C’est donc le produit d’un nombre faramineux d’interactions sociales et matérielles qui se trouve devant lui.
En bref, il est en présence d’un extrait du monde, d’un concentré d’humanité. S’il n’a pas réellement conscience de cela à ce moment-là, il n’empêche qu’en tant qu’individu il fait partie d’un corps social et historique. Et que cette relation se matérialise là, par la concomitance de sa présence avec le miroir, ou avec les chaussons qu’il porte aux pieds, ou avec la tasse de café qui fume sur la table.
Car le corps social n’est pas la co-action simultanée de toutes ses parties, mais c’est ce qu’expérimente cet homme : la co-existence des individus présents et passés, de leurs relations directes ou indirectes. [1]
Le monde, condition de création
« L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel. » [2]
Alors disons que l’homme au miroir est un de ces créateurs. C’est-à-dire un homme qui, de l’action de ses mains, de son cœur ou de sa tête fera naître quelque chose. Ce quelque chose fera dès lors, partie du monde. Il existera pour toutes celles et ceux qui, directement ou non y seront confrontés. Ainsi, le parfum chaud d’une miche en train de cuire résonnera différemment que l’on soit trimardeur, boulanger, de retour de l’école ou en hiver, mais il aura une résonance pour tous, ce que d’aucuns appellent le partage du sensible [3]. Ils s’en servent alors pour définir la relation qui existe entre la cohabitation des formes (l’esthétique) et la cohabitation des êtres (le politique).
Ce régime, appelons-le la cohabitation des sens dans la double acception des termes : cohabiter comme habiter ensemble et comme habiter à côté ; sens comme sensible et sens comme sensé.
Et c’est ce régime de la cohabitation des sens qui définit la culture non pas comme une identité fixe mais comme un système complexe de relations, flottant, évolutif, relatif. Et c’est dans et par ce système qu’existe le créateur. Camus nous le dit. Il ne peut d’ailleurs pas exister en dehors de lui.
Contribution systématique
Depuis quelques temps émerge un discours qui tend à vanter à notre homme au miroir les mérites de la contribution dans le travail de création. Et ce, en tant que tentative de déconstruction de la division « rationnelle » des tâches et de mise en avant d’un échange entre le créateur et « l’autre » en vue d’une amélioration de ce qui sera créé. [4] C’est, alors, présupposer que le créateur est hors du monde et qu’il ne jouit pas déjà de la contribution permanente des autres parties du corps social. C’est, d’une certaine manière, nier l’existence de la cohabitation des sens et donc du caractère collectif inhérent à cette cohabitation. Peut-on nier l’influence (et donc la contribution) de notre environnement (et donc du corps social) dans un acte de création ?
Et si l’agréable odeur du pain, combinée au plaisir procuré par la nouvelle d’une naissance poussaient cette femme à s’attarder en terrasse plutôt qu’à s’attabler pour dessiner le miroir qu’on lui commande ? Et si c’était là, et grâce à la tache de café sur le tablier du serveur, que lui venait l’idée de la forme de ce miroir ? C’est l’action (ou l’inaction) simultanée et non-concertée des hommes et femmes et de leurs créations passées qui permettront les conditions d’émergence des nouvelles créations. [5]
La création n’est-elle pas déjà un acte contributif par essence ?
En réalité le créateur, bien qu’inconscient du phénomène, n’est que le point de focale de l’ensemble des conditions d’émergence de la nouvelle création. Il ne fait que se servir d’éléments qui constituent la culture pour faire naître un nouvel élément qui deviendra lui-même constitutif de la culture. Cette matrice auto-alimentée, fruit de toutes les interactions sociales, est la preuve du caractère éminemment collectif de toute création. Et il ne s’agit pas d’une simple mise en commun, d’un mutualisme pratique et pragmatique, non. Mais davantage d’un caractère essentiel, fondamental et sine qua non de la création.
La propriété collective de chacun comme état de fait a dès lors un nom : c’est une forme latente de communisme, où chaque sens est à la disposition de chacun et où l’accès à ces sens est la condition nécessaire à l’émergence de la création. C’est ce que nous pourrions appeler un communisme esthétique. Et peut-être serait-il judicieux de tenter de le faire passer de l’inconscient au conscient du corps social, pour libérer les énergies créatrices et, ainsi, atteindre la société des créateurs évoquée par Camus.