Insufflée par le critique, commissaire et professeur, Romuald Roudier Théron et le studio Twice (Clémentine Berry et Fanny Le Bras), la revue Contraintes, s’attache aux contraintes et contingences, entraves et accidents inhérents à la création contemporaine (sans distinction de discipline). Sous-titré Les Tactiques de Chronos, le premier numéro de cette nouvelle revue accorde son attention à la contrainte temporelle.
Entre l’accélération de nos rythmes de vie et les tentatives d’apaisement comment l’artiste compose avec le temps ? Temps de la conception, temps de la fabrication et temps de l’exposition sont questionnés dans ce numéro.
L’artiste n’est plus ce héros romantique ne subissant ni contraintes matérielles, ni impératifs économiques, ni soucis de commandes ou livraisons. La revue s’interroge alors sur la positivité de la contrainte temporelle dans le faire même de la création. Comme le rappelle la chercheuse Anne Lefebvre dans le premier article, l’artiste atteint son autonomie dans l’invention de ses propres règles, dans les refus qu’il s’impose. Il compose avec des conditions, instaure les dimensions d’un projet, et travaille in situ. Lefebvre parle alors d’un art plus impliqué (en situation) qu’appliqué. Ainsi, la contrainte devient procédé, dispositif de création.
C’est de cette manière que le chorégraphe Merce Cunningham a recherché la perfection grâce à des contraintes temporelles. En déliant la synchronie entre musique et danse, mais en basant ses deux médiums sur la même unité de temps, il a pu séparer son travail, confier la musique à John Cage et rechercher les écarts sensibles entre ses deux matériaux. L’article de Geisha Fontaine insiste sur ce dispositif dans lequel Cunningham capte l’aléatoire, saisi le hasard de la disposition des corps pour ensuite partitionner ses chorégraphies.
Dans leur contribution “Qui Commande ?”, Julie Kervégan et Charles Gautier reviennent sur l’inénarable relation entre le graphisme et sa commande. Grâce à la modification instantanée des fichiers numériques et à l’intéropérabilité inhérente à l’informatique, le graphiste contemporain gère son temps, crée son processus de création et sa philosophie de travail. Au designer graphique de trouver un rythme de conceptualisation et de production pour chaque projet. La démarche de Stefan Sagmeister est ici exemplaire, le graphiste accorde à son atelier une année sabatique tous les sept ans durant laquelle il poursuit à l’autre bout du monde des démarches artistiques inexplorées. La soi-disante entrave de la commande n’a pour lui aucun sens, il peut travailler pour Levi’s avec la même qualité et le même désir que de dessiner un faire-part de mariage pour un ami.
Dans la lignée de Grapus ou de Vincent Perrottet, le collectif Formes Vives revendique un graphisme au service de l’intérêt général, dans lequel le commanditaire est davantage envisagé comme un partenaire critique que comme un obstacle à la création. Avec son allure de manifeste, la rubrique Hypothèses de travail de leur site, tient plus de l’exercice stylistique que d’un réel pré-programme révolutionnaire. Malgré son engagement le collectif semble animé d’une contradiction : en réservant son savoir-faire seulement à des organisations humanistes ou à des collectivités locales militantes, on pourrait clairement l’accuser de ne pas trop se frotter aux forces du marché (la commande privée, les grandes entreprises) et de batailler en terrain conquis. C’est le métier du graphiste que d’imposer avec charisme les formes qui font sens et d’accompagner cette action par une pensée progressiste, et ce, que la commande soit privée ou publique, dans un but marchand ou non.
Le reste des articles traite plus particulièrement de la temporalité de l’exposition : un entretien avec la conservatrice du Centre Pompidou, Christine Macel qui revient sur son livre « Le Temps pris. Le temps de l’œuvre, le temps à l’œuvre », Nicolas Bourriaud expose quelques œuvres contemporaines explorant la temporalité sociale : la “rencontre” et les “rendez-vous” de l’art. Enfin, deux articles sont consacrés aux expositions, 35 heures (Laboratoires d’Aubervilliers, 2004), et Pick-up (Public, 2004). Dommage que le choix de ces expositions ne soit pas plus actuel, n’y a-t-il pas eu depuis 2004 des symptomes qui témoignent de l’accélération de nos ryhtmes de vies, symptomes dont découleraient des œuvres importantes ?
À l’instar d’un accordéon coloré, la revue Contraintes devient un véritable objet éditorial s’étirant sur huit carnets (huit contributions, huit tonalités colorées). La couverture figure un photogramme du film Bande à part de Jean-Luc Godard (1964), cette séquence où Arthur, Odile et Frantz traversent le Louvre en 9min43sec, scène ironique de la frénésie de consommation culturelle. Des citations de musiciens pop (le “Time goes by so slowly” lancinant de Madonna) et des créations graphiques de Fanny Le Bras ponctuent les contributions comme autant de temps morts, arrêts sur image, time out de l’arbitre lorsque les boxeurs ne peuvent plus se battre.
Contraintes #1, Les Tactiques de Chronos. Fondateurs : Romual Roudier Théron, Clémentine Berry, Fanny le Bras. Direction de la publication et conception éditoriale : Romual Roudier Théron. Direction artistique : Twice. Comité de rédaction : Camille Azaïs, Damien Fauret, Marine Morin. Les Éditions Bichromie, 30 mai 2012, 29 €. Points de ventes ici.