Design par congrégation

Écrit par Tony Côme, illustré par Juliette Goiffon & Charles Beauté.

Miracles de la participation à l’église Saint Matthew !

Le mot participation me met mal à l’aise. Le consensus qu’il vise me paraît une forme hypocrite d’une pensée totalisante qui nie les conflits, les contradictions. Paul Chemetov

De tous les architectes dits postmodernes, il en est un qui n’a pas fait de vieux os. Si la plupart sont aujourd’hui encore en vie, bien affaiblis par le poids des années et peut-être même alités dans quelque maison de retraite inspirée par la Guild House de Robert Venturi, Charles Moore s’est éteint en 1993. C’était peut-être le plus postmoderne des postmodernes. Un architecte fantaisiste. Presque un humoriste.

On garde de lui ces images d’intérieurs saturés de supergraphics et cette fameuse Piazza d’Italia à New Orleans, toute bigarrée. On oublie toutefois qu’il fut également un de ces premiers architectes engagés dans la participation.

Pour nous rafraîchir la mémoire, retournons à Pacific Palisades en Californie. Rouvrons les portes de l’église Saint Matthew que Moore livra en 1983, sans pour autant en revendiquer la paternité. Revenons sur la singularité du processus de conception que ce dernier mit alors en place et qui amena un éditorialiste de la revue Architectural Record [1] à se poser la question suivante :

Est-ce que 200 paroissiens peuvent réellement avoir conçu [un] sanctuaire de 2,2 millions de dollars ?

Go, Charles Moore, give us something great !

Au début de l’automne 1978, l’incendie qui ravage les Santa Monica Mountains détruit une petite chapelle en bois livrée dans les années 1950 par l’architecte Quincy Jones. La Paroisse de Saint Matthew qui avait l’habitude de s’y réunir refuse de migrer vers un autre lieu de culte et entreprend de faire reconstruire une église sur les cendres même de l’ancienne.

Charles Beauté et Juliette Goiffon - prenez et mangez en tousUn comité se constitue et propose que le nouveau bâtiment, son implantation au sol, ses plans et même ses moindres détails soient validés, lors d’un vote, par les deux tiers au moins de la congrégation – qui compte alors plus de deux cents personnes. Peu courante, une telle décision effraie la plupart des architectes de la région qui refusent de traiter, pour un unique bâtiment, avec un commanditaire aussi atomisé. Seul un architecte accepte la périlleuse proposition. Il s’agit de Charles Moore – personnage bien connu en Californie pour y avoir déjà commis quelques belles demeures avec vue sur la côte.

Afin d’esquiver la perspective d’un travail isolé sanctionné par une collectivité, Moore va prendre la paroisse à son propre piège. En proposant à tous les fidèles d’interagir dans le processus de conception de la nouvelle chapelle, Moore va tenter de donner à ses clients le statut de co-concepteurs et faire muter de la sorte la foule des maîtres d’ouvrage en une meute d’apprentis maîtres d’œuvre.

Pour ce faire, entre août et novembre 1979, Charles Moore va organiser avec l’aide de ses deux jeunes associés de l’époque, John Ruble et Buzz Yudell, une série de quatre workshops à Pacific Palisades. À chacune de ces réunions, soixante-dix à cent cinquante paroissiens seront présents – anxieux, simplement curieux ou réellement désireux d’apprendre comment se fait l’architecture.

Des Fruit-Loops, du persil et du cellophane !

Charles Beauté et Juliette Goiffon la multiplication des fruit-loopsLors de la séance liminaire, l’architecte convia son ami Jim Burns. Avec le paysagiste Lawrence Halprin, ce dernier s’impose comme le pionnier du Collaborative Design à l’américaine. On lui doit en effet la paternité des ateliers de type « Take Part », censés conduire les membres d’un groupe à exprimer clairement leurs désirs quant à un site particulier. L’enjeu de ces workshops est notamment de transmettre aux participants des méthodes de communication graphique simples leur permettant de s’impliquer pleinement dans un processus de conception. En parfait accord avec les préceptes de Burns, les workshops de Moore se déroulèrent de la manière suivante :

> Août 1979 : Les paroissiens commencèrent par effectuer une « Awarness Walk ». Carnet de notes en main, les fidèles arpentèrent le domaine de la paroisse et transcrivirent diverses observations, images mentales, impressions et émotions émanant du lieu d’implantation. Lors d’un grand pique-nique, Moore les amena à parler de l’ancienne chapelle. Puis, en leur projetant des images d’autres églises, en leur demandant de lancer librement des « J’aime/J’aime pas », l’architecte les invita à prendre de la distance vis-à-vis du bâtiment ravagé par les flammes. Au yeux de Moore, cet exercice s’impose comme « une sorte de test de Rorschach » très révélateur. Pour finir, munis de céréales multicolores, de légumes en tout genre, de carton et de cellophane, les fidèles s’essayèrent à de premières et grossières maquettes.

Une sorte de test de Rorschach !

> Septembre 1979 : Derrière ces Fruit-Loops et ces bouts de carton et de persil, Moore devinait des sièges, des pans de murs, des pans de verre et des espaces verts, des espaces sacrés en train de se dessiner et les choix des paroissiens se préciser. À l’occasion du deuxième workshop, l’architecte revint donc avec des kits de pièces détachées à assembler, des morceaux d’églises miniatures à composer : des lots de bancs, un autel, un clocher, une chaire et d’autres éléments extérieurs. L’idée étant cette fois de fixer un plan général pour la future chapelle.

Les cent cinquante participants présents furent répartis en sept groupes de réflexion et, au bout de l’après-midi, au moment de la confrontation des différents projets, au moment où les logiques de la participation commencent normalement à montrer leurs limites, au moment où l’angoisse de l’architecte est à son comble car les premiers litiges éclatent : miracle ! Le travail des sept groupes avait effectivement abouti, de manière étonnamment précise, au même plan : un demi-cercle de bancs répartis autour de l’autel. Convergence d’autant plus surprenante que ce genre de plan d’église en amphithéâtre était alors peu courant. Ce fut tout simplement « un jour magique », reconnu plus tard Charles Moore.

Simplement un jour magique

Charles Beauté et Juliette Goiffon - miracle !> Octobre 1979 : Le troisième workshop fut consacré au choix de la forme du toit. Même méthode de travail et même miracle : les six tables de travail s’accordèrent de manière totalement indépendante sur un seul et même volume ! Public idéal que cette congrégation où s’appliquèrent, sans aucun conflit, les principes de la participation ! D’une manière évidente, de tels principes s’appliquent plus spontanément au sein d’une communauté toujours soudée et partageant les mêmes idéaux, qu’au sein d’une société d’individus toujours caractérisée « par la mise en relation(s) de ce qui de soi n’est pas en connexion » [2]. Rappelons à ce propos que Lucien Kroll, le pape de la participation à l’Européenne, affirme que sa première expérience participative lui fut également donnée dans un contexte religieux : « Un jour, j’ai fait la connaissance d’un moine bénédictin. Comme je n’avais aucun enracinement catholique, j’ai découvert par lui une face de la société humaine que je ne connaissais que par la littérature. J’ai été souvent le voir dans son abbaye, trouvant assez extraordinaire ce rassemblement de tant de gens intéressants, même si leurs problèmes n’étaient pas les miens. Ils m’ont proposé de m’occuper de la transformation d’une étable en atelier. » [3]

J’avais tellement de temps que j’ai pu discuter avec toutes les personnes concernées, une quarantaine d’ouvriers, d’employés, les jardiniers, le père-abbé… cela me paraissait naturel…

Duper les usagers ?

Toutefois, lors de cette troisième rencontre à Pacific Palisades, Moore eut à démêler quelques premières contradictions. Non pas des contradictions internes à la paroisse, mais des contradictions entre les désirs unitaires de celle-ci et les possibles constructibles que l’architecte avait à sa charge.

Charles Beauté et Juliette Goiffon -l'a-stigmate D’un côté, nostalgiques de leur ancienne église, les fidèles voulaient que l’intérieur de la nouvelle soit en bois et que de nombreuses parois soient vitrées. De l’autre, ils désiraient également que l’acoustique soit excellente pour pouvoir accueillir un nouvel orgue, ce qui signifiait concrètement de nombreux murs en plâtre et peu de surfaces en verre ! Les craintes initiales liées à la sanction finale revinrent vite : « Nous voulions satisfaire les deux partis sans perdre quelqu’un dans le compromis », expliqua Moore.

C’est justement ce genre de situation qui amena Paul Chemetov, dans un entretien de 1984 [4], à affirmer ses réticences face à la participation. Selon lui, moyens des usagers et moyens des architectes ne sont clairement pas les mêmes :

« ni les moyens de connaissance, ni les moyens culturels, ni les moyens intellectuels. Je n’ai pas honte de le dire, je sais des choses, dans mon métier, qu’ils ne savent pas et la réciproque est vraie […]. Ils voient leurs désirs et leurs envies, et ignorent l’art et la technique capables de les satisfaire. C’est les duper que de leur laisser croire qu’ils sont des partenaires à part entière. »

Et l’architecte français de conclure :

« Je me méfie de cette "participation" où, par une action de type psychologique, on persuade des gens que l’on a tenu compte de leur point de vue. »

Souvent la concertation produit un discours, une manipulation, un mensonge. Parfois, elle construit un consensus, rarement un bâtiment !

More magic, Charles Moore, more magic !

Malgré tout, une fois ce genre de problèmes réglés, Pacific Palisades eut bien une nouvelle chapelle. Un quatrième workshop eut lieu en novembre 1979. Des questions de détails y furent réglées. Moore synthétisa l’ensemble des avancées, il présenta un projet et le vote fatidique fut enfin organisé. Sa stratégie avait bien fonctionné : 83% des votes furent en sa faveur ! Et Moore de triompher. Et Moore de donner sa vision de la participation :

Les gens créant quelque chose, travaillant ensemble pour faire quelque chose, passent plus facilement du temps ensemble et trouvent l’expérience bien plus enthousiasmante que des personnes intégrées à des comités, qui reçoivent immédiatement le rôle crucial de celui qui, devant le fait accompli, se demande si c’est bon ou pas.

L’histoire aurait pu s’arrêter là et la nouvelle Saint Matthew’s Parish Church s’ériger tranquillement. Cependant, Moore, malgré lui, avait créé une addiction. Les fidèles ne s’en remirent pas de ne plus voir revenir l’architecte.

Charles Beauté et Juliette Goiffon -_-Il faut dire aussi que Moore était particulièrement charismatique. Dans une conférence donnée en 1985, il reconnut qu’il concevait l’architecture comme un art de la performance. Certains commentateurs sont même allés jusqu’à comparer ses séances de participation aux célèbres « Jam Sessions » de Duke Ellington ! En bref, Moore avait un certain charisme. Il était capable d’assimiler et de sublimer très facilement une masse d’apports extérieurs. Il savait trouver l’ordre dans le chaos. Et, quand il quitta Pacific Palisades après y avoir passé quatre dimanche entiers et quelques autres demi-journées, quand il laissa le projet entre les mains de ses collaborateurs, il y eut un vide. Un grand vide qui très vite se transforma en amertume, voire en mauvaise foi – un comble pour des paroissiens :

Nous avons engagé Charles et nous ne l’avons pas vu !


POUR ALLER PLUS LOIN :

> Quelques images de l’église
> Charles Moore : Buildings and Projects 1949-1986, Rizzoli New York, 1986.
> David Littlejohn, Architect, The Life and Work of Charles W. Moore, William Abrahams Book, 1984.


[1Charles Moore, « Working together to make something », Architectural Record, février 1984.

[2JL Nancy, La ville au loin, Phocide, 2011

[3Lucien Kroll, « Kroll après la Mémé », Architecture Intérieure - Créé n° 181, 1981.

[4Paul Chemetov, « Attention, participation ! », revue H n° 93, février 1984.

Texte : creative commons - Illustrations : © Juliette Goiffon & Charles Beauté

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