Nous empruntons le titre de notre saison à un petit ouvrage crucial : Du balai, Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, publié en 2011 chez Raisons d’agir, qui pose avec sérieux et précision des questions essentielles habituellement camouflées sous le tapis. Aujourd’hui en France, qui fait le ménage à domicile ? À qui et à quoi renvoie le recours massif, vécu comme la résolution (ou le contournement) des conflits au sein du foyer, à “l’aide ménagère” ? Grâce au parallèle avec la logique de domesticité, en terme économique, sociologique et historique, François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, maîtres de conférences en science économique, invitent finalement à une petite révolution intime, qui appelle à faire, en premier lieu, un peu de ménage chez soi. Extrait du truculent chapitre “L’impossible ‘modernisation’ des services domestiques” :
Quand bien même on souscrirait à la politique de “modernisation” du secteur menée depuis quelques années (et tout particulièrement à la suite du plan Borloo de 2005), force est de constater que ses résultats sont médiocres, en matière tant de qualité de l’emploi que de démocratisation de la demande et de professionalisation. L’intermédiation n’a qu’un impact limité sur la qualité des emplois : si une transformation du rapport salarial est manifeste, seuls des changements mineurs dans les conditions de travail et d’emploi apparaissent. [...]
Si les emplois hébergés sont emblématiques d’une relation très personnalisée, le recours à une entreprise fait clairement pencher la balance de l’autre côté : les contacts avec les clients sont réduits au minimum, à la demande tant des clients eux-mêmes que de l’entreprise qui cherche à s’imposer comme interlocuteur. Si le développement des entreprises modifie en partie la reconnaissance symbolique du métier de femme de ménage en insistant sur la validation d’un savoir-faire, d’une expertise spécifique, il s’agit dès lors des qualités de l’entreprise, et toujours pas celles de l’employée (Meagher, 2003). Ainsi, le passage de l’emploi direct à l’emploi salarié en entreprise joue un rôle ambivalent : avec la dépersonnalisation de la relation, la salariée sort d’une position dépendante vis-à-vis des clients, mais elle perd également les quelques moyens de pression qu’elle pouvait avoir (Bernardo, 2003 ; Romero, 2002).
La dépersonnalisation de la relation rend les salariées facilement interchangeables. Elles perdent aussi une reconnaissance de leur sérieux ou de la confiance qui pouvait s’instaurer entre elles et leurs clients (Mendez, 1998). Par ailleurs, en situation de gré à gré, certains auteurs montrent que les employeurs pouvaient s’inscrire dans une logique de don/contre-don (comme de l’aide aux devoirs aux enfants de leur salariée ou bien du soutien dans les démarches administratives), ce qui n’est plus le cas si c’est au nom d’une entreprise qu’elle intervient au domicile. La contrepartie de cette dépersonnalisation devait être la reconnaissance de leurs droits de salariées. Dans les faits, les salariées n’y ont guère gagné : l’inspection du travail n’étant toujours pas autorisée à entrer au domicile des particuliers et les temps collectifs restant très faibles, voire, la plupart du temps inexistants, la reconnaissance des droits par la lutte collective tarde. Les nouveaux employeurs que sont les dirigeants d’entreprise adoptent eux-mêmes souvent une politique très paternaliste (Mendez, 1998). [...]
Plus encore, la dépersonnalisation recherchée par les entreprises dégrade la position de certaines femmes de ménage. Les entreprises élargissent les possibilités de recrutement et accaparent une part de l’information nécessaire à la mise en relation pour se rendre indispensables. Les stratégies de dépersonnalisation favorisent ainsi une sorte de “toilettage” de la logique de la domesticité plutôt qu’un réel dépassement de celle-ci (Dussuet, 2005).
François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, Du balai, Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Raisons d’agir, Paris, 2011, p.97-101.