Au-delà des geeks, des technophiles, des informaticiens, c’est aux "computer users" les plus communs que s’intéressent Olia Lialina et Dragan Espenschied. Ces "users" qui ont construit la culture d’Internet. Voyage au centre du vernaculaire technologique.
En 50 ans, Internet est passé d’une connexion expérimentale entre deux ordinateurs dans un laboratoire de recherche à plus d’1,8 milliards d’usagers connectés dans le monde. S’intéressant à cette histoire, on aurait peu de mal à trouver des anthologies qui retracent la création du réseau DARPA puis d’ARPANET, ancêtre de notre World Wide Web. Et traditionnellement, dans ces historiographies, surgissent des débats autour de celui qui fut le premier à imaginer un réseau global d’ordinateurs connectés ou sur l’identité du chercheur qui a envoyé le premier email.
Les descriptions détaillées des protocoles TCP-IP ou des localisateurs uniformes de ressources s’entremêlent aux termes abscons de "paquets de données", de "kilo-bits par seconde". Ces recherches là tentent de retracer les différentes lignées technologiques qui ont progressivement façonné la nouvelle colonne vertébrale mondiale.
Étonnamment, et pour notre plus grand plaisir, c’est une voie bien différente qu’ont poursuivie Olia Lialina et Dragan Espenschied. Le sous-titre de leur œuvre "To computer users, with love and respect" nous donne le ton : il ne s’agit pas de s’intéresser aux geeks ou aux informaticiens qui ont programmé les protocoles initiaux, mais plutôt aux usagers "lambda", avec une thèse pour le moins surprenante de prime abord : "Ce sont eux qui ont fait Internet".
Retour en arrière. Comme avec tout ouvrage traitant d’histoire, surtout récente, il faut se garder des dangers de l’anachronisme. Car il ne s’agit pas, comme on pourrait s’y attendre, de parler des usagers de facebook, YouTube ou Wikipedia, ceux-là mêmes qui ont "fait" la célèbre couverture du Time en 2006 (You). Non, ici, les deux auteurs s’intéressent davantage aux premiers usagers d’Internet, ceux qui face à une technologie sans humour, sans histoires, sans imaginaire, ont décidé d’expérimenter et de créer collectivement un espace – leur espace – d’expression.
All your bases are belong to us. [1]
Et il faut signaler d’emblée que dans cette optique là, c’est une œuvre non seulement singulière, mais surtout admirablement riche, que nous livrent les deux auteurs. Car tout y est. Tout ! Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à juger de lui-même de cette exhaustivité.
Des très attendus LolCats aux GIFs animés "en construction" qui ont, fut un temps, envahi toutes les pages perso, en passant par la célèbre police de caractères Comic Sans MS et l’omniprésence des publicités pour élargir son pénis, pas le moindre pixel ne semble échapper à leurs investigations minutieuses. Et c’est là le deuxième plaisir que nous procure ce livre : face à de tels objets, qui semblent échapper à toute forme d’analyse rigoureuse, les multiples contributeurs apportent chacun une réflexion de la plus grande qualité. Ainsi, le lecteur ne manquera pas de pouvoir enfin comprendre pourquoi il existe si peu de choix de typographies sur Internet, malgré les tentatives répétées destinées à mettre en place des dispositifs permettant d’enrichir leur variété.
Dans un autre article, de très élégantes analyses présentent les panneaux "en construction" des premiers sites Web comme une proto-mécanique du bien plus tardif "Web 2.0" ! Car, si l’inspiration de la symbolique issue des chantiers et des routes pour représenter la construction de l’Internet fait figure de comparaison facile, l’auteur propose ici une nouvelle étude , nettement plus intéressante, qui considère que ces signes servaient un second objectif. Alors que les pages internet en ces temps "reculés" étaient majoritairement "statiques", l’imaginaire de la construction invite le lecteur à revenir : "dans deux jours, il y aura un étage de plus !".
RIP GeoCities
L’ouvrage est composé d’une série d’articles distincts, traitant chacun d’un phénomène particulier ayant contribué à la création de cet imaginaire collectif propre à Internet. Mais progressivement, cette accumulation construit un semblant de manifeste, tout au moins un discours unique. Celui-ci cherche à réhabiliter un rêve brisé, une utopie qui s’est forgée dans les premières années de la construction vernaculaire de l’Internet. Car pour les deux auteurs, le début du Web a avant tout représenté un nouvel espace de développement artistique, par et pour tout le monde, libéré des contraintes et des codes : le web comme terre promise d’une nouvelle vague d’artistes. Le "net-art" des années 90, forme d’expression populaire nouvelle, laissait entrevoir un potentiel renouvellement de l’accès à l’art. Les auteurs eux-mêmes s’en sont emparés pour produire des œuvres originales, comme par exemple un "groupe" de musique 8-bits sur disquette. Ils n’hésitent pas à positionner les artistes comme "premiers professionnels du web".
Et ce manifeste de s’ériger contre les récents développements qui standardisent Internet à coups de feuilles de styles CSS normalisées, de web-designers et UX-design [2] qui imposent leurs principes de navigabilité et de cohésion graphique. Ils opposent la fraîcheur du web des amateurs à la froideur du design des experts toujours trop "propre". C’est avec nostalgie que les auteurs parlent de l’époque GeoCities, avec ses bannières clignotantes et avec ses "pages perso" organisées en quartiers, des "Livres d’or" que les sites nous invitaient à remplir pour donner notre avis. Ils détestent ne pas pouvoir mettre de GIFs animés sur leurs profils facebook et militent pour le retour du fond d’écran "espace" aux étoiles scintillantes !
Enfin le livre lui-même est d’une conception originale et particulièrement élaborée. En effet, c’est à l’aide du graphiste Manuel Buerger qu’ils ont peaufiné chaque détail de sa mise en page et de sa fabrication pour en faire ce qui constitue l’une des plus convaincantes retranscriptions du magma "World Wide Web" sur support papier. Les subtilités incluent notamment le choix de couleurs web-safe (en particulier un #00FF00 particulièrement saisissant en première page !), la présence des incontournables polices de caractères emblématiques ou encore un poster généalogique des LolCats en guise de cadeau, depuis le mythique I CAN HAS CHEEZBURGER ?
How to become immortal ? Become a GIF file. [3]
L’ouvrage se termine par une sélection de projets réalisés par des étudiants de la Merz Akademie de Stuttgart où Olia Lialina et Dragan Espenschied enseignent le design d’interface. Ces projets viennent, au même titre que les textes de fond, rouvrir nos yeux déjà trop endormis par un Web devenu graphiquement consensuel. Incontournable pour toute personne qui s’intéresse à la construction de ce qu’on pourrait appeler une "culture de l’Internet", ce livre constitue ainsi une œuvre de référence, au même titre qu’un Inventing the Internet de Janet Abbate ou qu’un The Internet Galaxy de Manuel Castells.
Olia Lialina & Dragan Espenschied, Digital Folklore : To computer users, with love and respect, design : Manuel Buerger, 17cm × 25cm, 288 pages, six types de papiers, pleins de couleurs, + poster LOLCATS, Langues : Anglais (83,21%), Allemand (16,79%), publié en novembre 2009 par Merz Akademie.
Pour aller plus loin :
> One Terabyte of Kilobyte Age, Archéologie de l’Internet : Les deux auteurs de l’ouvrage y dénichent et déchiffrent les vestiges de GeoCities, ancien refuge des users de l’ère pré-MySpace.
> Textfiles (Jason Scott) : la référence en terme d’archivage des débuts de l’internet. Une collection de fichiers texte qui s’échangeaient sur les premiers réseaux sociaux. De manifestes marxistes aux recettes pour créer des bombes artisanales.
> Art.teleportacia.org : une galerie d’œuvres de NetArt réalisée par Olia Lialina.
> Internetarchive.org : plus institutionnel, le musée (entre autre) de l’histoire des pages Internet.