Né en 1965 à Charleroi, installé à La-Madelaine-sous-Montreuil, le photographe d’architecture Frédéric Lefever a arpenté les rues de Zlín et cherché à montrer comment les habitants se sont réappropriés les façades et les jardins de la première Bataville. Comment ont-ils résisté aux normes modernes ? Entretien.
Strabic : Afin d’introduire votre démarche photographique, pouvez-vous brièvement nous présenter les principaux projets qui ont précédé la série que vous avez consacrée aux architectures de Bataville Zlín en 2012 et qui a reçu le soutien du programme « Hors les murs » de l’Institut Français ?
Frédéric Lefever : En 1994, j’ai photographié des devantures de magasins dans le bassin minier du Pas-de-Calais, dans leur fausse modernité, puis les villas cubiques de Stella-Plage en 1996. En 1997/1998, j’ai travaillé en Italie sur les tribunes de stade provinciales, en 1999 sur les campings du Lot-et-Garonne. Puis, en 2000, j’ai traversé l’Allemagne trois fois, d’ouest en est et du nord au sud, en photographiant notamment le lotissement de Walter Gropius à Dessau. En 2001, c’est la cité Jean Dollfus à Mulhouse qui a fait l’objet de mes recherches. En 2004, j’ai porté mon regard sur les cités-jardins anglaises de l’urbaniste Ebenezer Howard. En 2006, j’ai photographié les immeubles de la reconstruction de Pierre Vivien à Boulogne-sur-Mer. En 2008/2009, j’ai parcouru la Wallonie pour y réaliser un ensemble de photographies sur les architectures de Jacques Dupuis, Matador et Pierre Hebbelinck en relation avec l’habitat populaire. En 2011, j’ai réalisé 50 photographies sur le Nord-Pas-de-Calais éditées sous la forme de cartes postales. La même année, c’est au Portugal que j’ai photographié les constructions élaborées par les migrants en vue de leur retour au pays. En 2012, les Dommages de guerre présentent la reconstruction à partir d’éléments préfabriqués du village de Siracourt bombardé à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Ces nombreux déplacements s’inscrivent pleinement dans ma démarche. Il s’agit de donner une portée universelle aux particularismes, d’interroger un ancrage populaire local, de questionner la modernité, les traditions, le patrimoine, les mutations, le vernaculaire.
Ma position dans le monde se trouve devant l’architecture. L’architecture est l’unique sujet de mes photographies. Je pose l’appareil photographique sur un système de niveau à bulle, exactement en face du sujet. Tout est parfaitement redressé et plat, comme une élévation d’architecte ou comme si je passais la façade dans un scanner, comme si j’utilisais un photocopieur monumental. Les choix de cadrages à la prise de vue ne me concernent pas. J’ai pour chaque construction quatre possibilités : les quatre faces d’un volume. Cette discipline qui semble à première vue réductrice s’avère être au fil du temps une immense ouverture sur le monde.
Mon ambition est de construire un rapport au réel : poser la question du point de vue, de la distance, du volume. Dans cette attitude, ce n’est plus le geste du déclenchement qui fait acte, mais la démarche toute entière. Les tableaux photographiques tels que je souhaite les représenter sont là, posés dans leur monumentalité. C’est donc le choix du sujet qui est essentiel.
Je sais ce que je ne veux pas faire : un relevé exhaustif des typologies de façades, ni un inventaire du mauvais goût et du kitsch. Pas d’images misérabilistes, dramatisantes. Je rejette également le pittoresque sous toutes ses formes.
Je cherche une architecture qui porte en elle une marque particulière, frappante – un détail décalé ou disproportionné. C’est donc par un choix subjectif des objets que la série trouve une cohérence, une pertinence. Les images sont, après une sélection à l’atelier, recadrées serré autour du sujet, c’est l’architecture qui détermine donc le format de l’image.
L’architecture ainsi privée de son volume et de son contexte, apparaît comme une composition picturale. Le choix de travailler avec un grand capteur, d’une grande précision et d’une grande netteté replace mon travail dans la photographie : la matière, les textures de haute précision sont du domaine du réalisme photographique. Le référent redevient présence jusque dans les plus petits détails.
Il s’agit bien d’utiliser les outils du style documentaire, sans pour autant documenter. En effet, abolir les perspectives, décontextualiser, c’est regarder la réalité autrement. Ce dispositif optique de mise à distance me permet de porter un regard à la fois ironique et respectueux, intime et distancié, objectif et subjectif, ordonné et poétique. C’est une lecture de l’architecture que je propose, une rencontre et une compréhension entre deux langages ; le langage photographique et le langage architectural.
Comme pour un classement au patrimoine, il est important d’avoir du recul. C’est le temps qui finit par montrer la pertinence de certains gestes architecturaux. Ce recul est aussi nécessaire dans mes choix, il me permet d’interroger un réel qui risque de basculer dans l’oubli, disparaître, ou au contraire bénéficier d’un nouvel engouement. Il s’agit d’observer les goûts, les envies, les références culturelles et stylistiques d’une architecture chargée de désirs. Des désirs utopiques et ambitieux, progressistes et sociaux, mais aussi liés au pouvoir. On pourrait rapprocher ces désirs d’habiter à l’architecture absolue de Jean-Pierre Raynaud transformant son pavillon en lieu d’expérimentation de ses désirs les plus intimes.
Dès lors, qu’est-ce qui vous mène plus spécifiquement sur les pas de Tomáš Baťa, en République tchèque, au début des années 2010 ?
Dans ce projet, ce sont évidemment les constructions modernistes qui retiennent mon attention. Plus précisément les façades, leurs matériaux, leurs couleurs, leurs dessins, leurs ouvertures, leurs formes ; tout ce qui en elles forme une composition ; les murs de clôture, les fenêtres, l’uniformité des matériaux et des couleurs, la rigueur et la simplicité des bâtiments, l’utilisation démesurée de matériaux industriels, le fonctionnalisme austère des constructions, les toitures plates...
Tomáš Baťa a-t-il lu Les Cinq cents millions de la Begum, le roman de Jules Vernes ? Est-il informé du nouveau concept de Cité-jardin inventé un peu plus tôt par Ebenezer Howard ? Quoiqu’il en soit, la vision urbanistique de Baťa est claire : appliquer ses techniques de production de masse à l’architecture. Il adhère aux idées de Le Corbusier qui affirme dès les années 1920 que la ville est une machine. Il place l’usine au centre de la cité, ce qui est inédit en Europe. Autour d’elle, s’érigent les logements, les commerces, la maison communale, l’hôpital, le cinéma, les écoles...
Baťa choisit l’architecte vernaculaire et moderniste František Gahura et lui demande de réaliser pour les logements un très simple dessin. Il exécutera les plans d’un cube basique de 6 m x 6 m, une boîte (à chaussures) facilement reproductible et déclinable. Gahura y ajoute des matériaux peu coûteux : blocs de brique rouge, briques de verre, châssis en métal...
Ce sont les mêmes éléments architecturaux utilisés pour les usines qui ont été employés pour toutes les constructions de la ville. Ce n’est pas seulement faire preuve d’économie, mais c’est aussi replacer l’industrie au centre de la vie.
La ville est encaissée dans une vallée, autour de celle-ci, sur les versants des coteaux, sont dispersées les petites maisons d’ouvriers. Les petits cubes en brique rouge à toit plat sont éparpillés, comme si un géant avait renversé une boîte de Lego. L’uniformité austère du fonctionnalisme se voit ici adouci par une généreuse végétation.
Une fois sur place, comment concrêtement avez-vous travaillé ?
La ville de Zlin se trouve à environ 100 km à l’est de Brno. Elle s’étend sur 103 km carrés. Il s’agissait de quadriller et diviser l’espace, pour en visiter les moindres recoins. C’est une méthode simple ; elle consiste à organiser un déplacement structuré, où rien ne doit pouvoir échapper à l’attention. Bien sûr, cette ville doit être arpentée avec les pieds, du centre industriel vers la banlieue et ses lotissements. Une déambulation d’une trentaine de jours a été nécessaire pour épuiser le lieu.
À travers les décisions architecturales de Tomáš Baťa, on accède à toute l’histoire du modernisme, agglomérée dans une vallée. Le préfabriqué de Gropius et de Le Corbusier, le fonctionnalisme, le Bauhaus et même l’architecture internationale, le rationalisme, les cités-jardins et l’hygiénisme qui en découle. Le début de l’utopie sociale et la fin d’un néo-classicisme monumental, où la pureté, la simplicité prend le pas sur le désir d’expérimenter. Les enjeux de la vie économique moderne dessinent de nouvelles normes pour la collectivité. L’idée était de montrer à travers cette série comment les habitants se sont réappropriés les façades et jardins, et comment ils ont résisté à ces normes « modernes » en utilisant un éventail complet de la brique rose.
La philosophe Christiane Vollaire, interrogée sur mon travail photographique, a très justement écrit ceci :
« Chaque façade est à elle seule un monde : celui du collectif dans lequel elle s’inscrit, celui de l’histoire qui l’a produite, celui des personnes qui l’habitent. La rencontre d’un singulier et d’un pluriel ; la manière dont des sujets, construits sur la norme collective, s’en détachent, s’en décalent, s’y affrontent, la contourne par des stratégies d’évitement, la renvoient en miroir ou tentent de la repousser. »
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