Aujourd’hui, l’opéra suscite un vif intérêt dans différents champs de la création mais aussi du marketing, de la communication... Des architectes et designers contemporains sont sollicités pour dessiner ou investir de nouveaux lieux dédiés à l’opéra. De nombreux représentants des arts visuels, de la performance, de la danse et du théâtre se réfèrent à l’opéra, qualifient leur travail d’opéra, convoquent le chant lyrique, ou encore font des grands classiques du genre la base de leur travail.
Parmi ces manières singulières de « faire opéra », de faire de l’opéra une pratique et un milieu contemporains : le « Ghettopéra » récemment mis en œuvre par Mathilde Sauzet, curatrice fondatrice de la plateforme Les commissaires anonymes, à qui nous confions la direction de cette nouvelle saison. Entretien.
Strabic : Tu consacrais tes précédentes recherches, inscrites dans le milieu du commissariat d’exposition, à la notion d’« eldorado », puis à celle de « réunion ». Tu publies aujourd’hui, en tant qu’auteure et éditrice, Ghettopéra, un livret d’opéra et un essai inspirés de tes années passées à Bruxelles, dans le quartier de Molenbeek. Comment cette transition s’est-elle opérée ?
Mathilde Sauzet : J’aime identifier des intrigues de société au travers des termes qui dissonnent. Ensuite, je mène l’enquête dans différents domaines. La figure du chercheur est peut-être moins balisée, moins cadrée, que celle du commissaire.
Quand on a fait Eldorado Maximum avec Les commissaires anonymes, on se demandait où était l’endroit où l’on allait pouvoir rencontrer des gens qui sont commissaires mais pas seulement, qui sont aussi artistes, qui écrivent et avec qui justement on allait pouvoir sortir des cases. Bruxelles a su répondre à nos attentes. On se demandait où l’art pouvait exister hors des lieux d’exposition : « L’exposition a-t-elle lieu d’être ? L’exposition doit-elle faire lieu ? »
« Eldorado » est un lieu, un mythe, une désignation qu’on trouve partout dans les titres de presse, les livres et les expressions toutes faites. Pour nous, c’est devenu ces non-lieux, ces espaces qui échappent aux définitions qu’inventent les artistes – la Ferme de la Mhotte dont s’occupe Bureau d’études par exemple. Ensuite sont venus des textes sur l’ailleurs – écrits notamment par Camille de Toledo, Grégoire Motte. Enfin, il y a eu les ateliers de savoirs étranges menés par Albertine Meunier, les signes graphiques de Ne pas plier ou Sainte Machine, la prose de Jean-Charles Massera ou de la Banque du miel. On a constitué une collection d’eldorados qui existent ici-bas, sur internet ou dans l’imaginaire. Une collection alternative aux eldorados formatés par l’appât du gain. On en est ainsi venues à projeter notre propre lieu MONS INVISIBLE à Mons en Belgique : un lieu de résidence, d’échange et de rencontre dans un jardin qui posait plus directement la question du langage – jardin duquel est né notre second livre L’île des réunions.
Quand j’ai intégré le Dutch Art Institute (DAI), je me suis finalement détachée de l’idée du commissariat, de cette volonté de concevoir des expositions, des discours, d’investir des lieux, pour me concentrer sur un travail de recherche, accepter un état d’abstraction des idées. C’était une vraie coupure. Je voulais avoir le loisir de rapprocher des objets choisis, artistiques ou non. Au DAI, on ne se posait plus d’emblée la question des personnes qui allaient être confrontées aux fruits de nos recherches, l’accent était porté sur la raison ou les ressources des productions : à quoi je réagis quand je produis telle ou telle forme ?
Quand est-ce que Molenbeek entre en jeu dans ton travail ? Tes recherches portent sur ce quartier avant même les événements de mars 2016.
MS. Molenbeek est une commune très vivante, cosmopolite, avec beaucoup d’ateliers d’artistes. Mais, historiquement, Molenbeek est un quartier bouc émissaire. Sa mauvaise réputation remonterait à l’implantation du premier cimetière de Bruxelles. Ce n’est pas un quartier dangereux mais la pauvreté endémique de certaines zones y rend le quotidien difficile. J’avais choisi ce lieu de vie pour ces contrastes, avec l’idée de me confronter aux réalités métropolitaines. Avant les attentats, on entendait déjà :
Au quotidien, on ressent un auto-contrôle des gens lié à la vente de drogue, à la pression religieuse des plus radicaux. Au moment des attentats, je suis revenue sur terre après deux ans de recherche, d’écriture ; des formes dont les usages sont intangibles.
Les médias dans le quartier de Molenbeek, 17 novembre 2015, Félix Seguin pour TVA Nouvelles
Les journaux internationaux titraient : Molenbeek est un ghetto. On est passé de l’emploi du terme “ghetto” comme adjectif tendance hip hop à une condamnation sociale. Que pouvait être une forme d’activisme qui passerait par l’art ? J’ai commencé à écrire des textes sur ce qui se passait. Ça a commencé par des chansons car tout me semblait trop lourd. Il fallait travailler avec d’autres modes d’énonciation que ceux qu’imposaient les média. Molenbeek était devenu la raison du terrorisme mondial. Au final, on oubliait de vivre. Est-ce qu’à ce moment-là, continuer à faire ce qui te définit n’était pas le meilleur moyen de discréditer la stigmatisation, de faire comprendre qu’on continue à vivre à Molenbeek ?
Avec des chansons, des détournements de chansons brechtiennes, je voulais lutter contre la culpabilité, la victimisation. Parler de la complexité des sujets mais en musique, et avec un peu de transcendance pour dépasser l’état de latence auquel on avait abouti. L’idée d’opéra est venue comme ça.
Comment la gestation de cet opéra se déroule-t-elle précisément ensuite ?
MS. Je commence à inventer des chansons, puis une trame narrative et des personnages, qui incarnent des concepts. J’intitule cet opéra Le cabaret désorienté. Le personnage principal s’appelle « La Fatigue de la complexité » et est en proie à un sentiment schizophrénique dû à la complexité de son présent. Les journaux racontent la vie de son quartier avec la police, des camions de CRS, des interventions armées... Or, quand elle est dans la rue, elle ne voit rien de tout cela, juste de la détresse.
Dans Construire des assemblées pour l’aliénation, l’artiste et auteure Patricia Reed défend l’idée qu’il existe une aliénation nécessaire qui met à distance les individus de leur réalité. Si tu restes assigné à l’identité que l’on te donne, tu es prisonnier de ta réalité, et tu ne peux pas aller vers autre chose. Le processus d’émancipation passerait assez paradoxalement par un processus d’aliénation. Patricia Reed se demande quelles aliénations sont constructives. Il faut sortir de la « fatigue de la complexité » dit-elle, faire en sorte que la complexité ne soit pas négative. Une fois qu’on en a conscience et qu’on sait la gérer, il faut être en mesure de se dépêtrer les centaines d’informations contradictoires qu’on reçoit.
Ensuite, j’avais entendu le fait divers de cette femme qui a eu un arrêt cardiaque, ne pouvait plus parler et ne pouvait se souvenir que de chansons. Son seul échange avec les autres passait par le chant. Magnifique. C’est un autre rapport au monde, complètement subjectif, abstrait. Voilà mon second personnage.
Graduation program, SPEAKING WITHOUT THUMBS, Dutch Art Institute, Arnhem, 2016. © Les commissaires anonymes.
Avec le compositeur Gabriel Mattei, on a cherché une forme musicale légère. Je souhaitais une forme opérative qui alternerait expression chantée, parlée et jouée, avec l’idée qu’on fait une discussion en live sur scène qui serait de l’ordre de la représentation mais aussi de la véritable présence : des gens qui discutent en vain de la complexité du monde. Ils visent un discours fini mais échouent. Brecht a été évoqué à ce moment-là ainsi que les compositions de Kurt Weill. Le paradoxe devient intéressant :
C’eut été se tromper que de choisir une musique elle-même très complexe. Le ton des chansons de Weill nous engageait à être dans la métaphore, dans la mimique et, par ce biais, à mettre à distance. Et puis avec une voix d’opéra, les mots sont déformés.
Après la rencontre entre les deux femmes, un journaliste et un ventriloque arrivent. Ils dialoguent. Est-ce que l’art est un ghetto ? Voilà la question que je voulais poser. Ce mot m’a fait réfléchir, séduisant pour sa dimension réductrice. Un beau paradoxe encore.
Graduation program, SPEAKING WITHOUT THUMBS, Dutch Art Institute, Arnhem, 2016. © Les commissaires anonymes.
Tu t’es rapprochée du Groupe d’information sur les ghettos (g.i.g), un groupe de poètes qui était alors en résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers et qui travaillent justement autour de la fermeture des langages. Que leur as-tu demandé ?
MS. Je leur ai demandé s’ils avaient des informations sur Molenbeek ou même sur les opéras. Ce n’était pas le cas. Mais si je produisais du contenu sur ces sujets, ils étaient ouverts pour le verser dans leur fonds. Ils diffusaient alors leur « Questionnaire n° 1 », soixante-dix questions rédigées à partir d’une série d’entretiens à Aubervilliers. J’ai intégré certaines de leurs questions dans le livret et dans la narration. À un moment donné, les personnages skypent le g.i.g. L’opéra se termine sur un grand air lyrique, à partir des mots « ghetto » et « opéra ». Chanté, ça faisait « ghettoooooopéra ! ». Puis « and co-operate », avec l’idée de coopérer. On pouvait aussi entendre « l’échooopéra »…
Qu’est-ce que ton « ghettopéra » est par rapport à l’opéra traditionnel ou, pour le dire autrement, qu’est-ce que la forme que tu as imaginée fait, même modestement, à l’opéra ?
MS. L’opéra est un milieu qui meurt. Il tient sur ses acquis historiques mais ses productions ne nous permettent plus vraiment de nous poser la question de ce qu’est le monde. J’aime beaucoup l’opéra, mais pour l’apprécier comme un art, il faudrait mettre en perspective ce qu’il représente, à savoir la bourgeoisie. L’opérette est venue critiquer l’opéra et la grandiloquence de ses mythes mais elle reste bourgeoise. Il faut essayer de voir dans tout ça la recherche esthétique, ce qui a trait à une codification sociale et ce qui va au-delà, vers l’abstraction, la transcendance, la magie. On ne va pas s’arrêter de chanter la joie, l’amour et la mort. Et on peut chanter avec une technique lyrique sans lyrisme ! C’est très physique, très concret la technique vocale, ça ramène à la vie. Brecht avait identifié ces paramètres. Beaucoup d’artistes sont attirés par l’opéra aujourd’hui. Mais comment être brechtien et contemporain ?
J’ai imaginé que le ghettopéra était une forme dérivée du grand opéra dont la définition serait :
« Forme vivante collective, composée de plusieurs types de langages chantés, parlés et joués, qui figure la fermeture d’une situation sur elle-même. Se référant aux œuvres lyriques satiriques et légères, le ghettopéra réagit à un contexte bruyant avec une forme sonore composée et recourt aux moyens apparemment élémentaires de la caricature, de la métaphore, de la répétition et de l’humour pour dessiner la complexité d’un phénomène de société. Le ghettopéra revêt une fonction de délégitimation des discours dominants et réducteurs par un jeu d’abstraction et de détournement. »
Représentation pour le programme de performances Collective Disorder, Greylight Projects, Bruxelles, 2016. © Joséphine Kaeppelin.
Qu’est-ce que cela engage d’un point de vue scénographique, du décor, des costumes ?
MS. Une forme dépouillée ! J’ai cherché assez littéralement à faire une sorte d’opéra précaire, un opéra de l’instant, c’est-à-dire à étouffer la forme opératique en ne gardant que le chant et la parole. On a juste des pupitres et des chaises à roulettes. On avait envie que tout soit mouvant, comme une caravane. Deux chaises et trois pupitres et on peut faire un opéra. Au lieu de faire passer une pétition, on pourrait faire un ghettopéra. Là où on sent qu’un débat perd en subtilité, en complexité, qu’on est en train de tout simplifier, on ferait un ghettopéra, habillé comme on est, avec une enceinte et un micro.
En ce sens, certaines formes de manifestations politiques seraient déjà des ghettopéras en puissance.
MS. Exactement. Et d’autres devraient le devenir. On devrait inventer des formes qui nous permettraient de poser publiquement des questions plus abstraites. Le problème de la manifestation, c’est qu’elle est une forme très attendue maintenant, peu de formes s’y inventent. Rares sont les slogans à sortir de l’ordinaire. À mon sens, Ne pas plier font du ghettopéra : ils inventent des mots, des exclamations, des manières de se projeter.
Ghettopéra, conférence-performance dans le cadre du séminaire Poésie en traduction étendue, Kunsthalle, Mulhouse, 2017.
© Romane Placucci.
La plupart des manifestations ont d’ailleurs leur « public », un lot de curieux qui s’arrêtent et regardent les cortèges sans pour autant oser se laisser embarquer.
MS. Oui, être au balcon pour voir la manifestation passer, c’est déjà y participer. C’est pour cette raison que nous avons réalisé un journal, un livret, qui est aussi une forme classique de l’opéra et qui permettait au public d’être plus attentifs aux jeux de mots, aux questions de langage qui se posaient. Le dernier personnage, qui s’appelle « La Foule générique », c’est justement celui-là sur son balcon, c’est monsieur tout le monde. Cette Foule générique, ce sont les spectateurs, des gens qui seraient en mesure d’accepter le fait de ne pas être considérés comme eux-mêmes, mais comme le public, c’est-à-dire une forme homogène. Je visais d’abord une forme participative mais j’ai bien vu les travers gaguesques de la fausse participation. La Foule générique lisait le livret et faisait ainsi exister une scène, une situation dans laquelle les spectateurs étaient acteurs malgré eux, parce qu’ils étaient en train de lire ce journal un peu surdimensionnés, qui fait écran, qui fait bien sûr référence à la presse, avec ces grands mots imprimés – « storytelling », « répétition », etc. Peut-être qu’il est là le geste brechtien renouvelé...
Livret-journal du Ghettopéra. Design : © Sophie Cure.
Quelles évolutions envisages-tu de donner à ce projet aujourd’hui ?
MS. Aujourd’hui, Molenbeek n’est plus un sujet à la mode, on n’en entend plus parler, tout le monde s’en fout, mais la situation reste autant « ghetto ». La pauvreté, le manque d’accès à la culture n’ont pas changé. Ce serait le moment d’écrire cette contre-histoire là. On a inventé le format du ghettopéra, il y a maintenant une série à faire exister, ou du moins un second volet.
Le Cabaret désorienté était assez pauvre d’un point de vue corporel, un peu figé. Dans ce second volet qui devrait s’intituler Dancing mania, le corps sera plus impliqué. Lorsqu’on subit de très fortes pressions sociales, comme cela a été le cas lors des attentats mais aussi la plupart du temps à Molenbeek, comment le corps se manifeste-t-il ? « La Fatigue de la complexité » renvoyait à un état exclusivement mental. J’aimerais un personnage qui soit sujet à une possession plus physique. J’ai beaucoup dansé à Molenbeek, des moments très joyeux, cathartiques et en même temps très naturels qui font partie du quotidien derrière les portes de nombreux endroits invisibles. Il existe des pratiques de la fête, de la transgression, de la subversion dans des lieux plus fermés, dans l’espace domestique. Ça se passe souvent comme ça à Molenbeek, d’après les quelques témoignages que j’ai récoltés.
Eugène Laermans, Les Chiffonniers, 1914.
J’aimerais travailler autour de ce mythe, de cette mise à distance d’une zone dans le plan d’urbanisme global. Molenbeek a toujours été le petit village mis de côté, où il y a eu la première léproserie, les cimetières, etc. C’est un lieu à part aussi pour des raisons mystiques car il y avait une source. Molenbeek veut dire « le ruisseau du moulin » qui renvoie à cette source très peu souterraine, très accessible qui a donné accès à l’eau à beaucoup de gens et qui avaient des vertus très curatives. Donc Molenbeek était à la fois un endroit très repoussant et régénérant. On ne sait pas tout ce qui s’y passe. Aujourd’hui, les gens qui aiment ce quartier l’aiment vraiment et ceux qui ne l’aiment pas n’y mettent jamais les pieds. Les positions sont toujours très franches.
Il existait en effet un étonnant rituel : il fallait traverser le pont au-dessus de la Senne, la rivière de l’époque, sans le toucher. Cela donnait des parades durant lesquelles des gens, les épileptiques notamment, étaient portés en pleine convulsion. C’est amusant car il existe aujourd’hui un événement à Bruxelles qui s’appelle la Zinneke Parade, qui a lieu tous les deux ans, qui est la manie dansante contemporaine par excellence. Des groupes se préparent pendant deux ans et paradent complètement possédés par diverses musiques. On m’a dit que l’esprit de Zinneke Parade était molenbeekois : un chaos nécessaire.
Pèlerinage des épileptiques à l’église de Molenbeek, gravure d’Hendrick Hondius (1642) d’après un dessin de Pieter Brueghel (1564).
Pendant la déambulation, on barricade toutes les rues et on peut faire n’importe quoi. En général le carnaval a perdu cette énergie. Cette parade, elle, n’est pas faite pour la représentation, c’est un temps pour la catharsis sociale et c’est ultra puissant, surtout pour les gens qui y prennent part. Il n’y a rien à voir de l’extérieur, c’est même assez repoussant. Cet esprit-là serait né à Molenbeek. Zinneke renvoie à la petite Senne, le petit ruisseau de Molenbeek.
J’aimerais faire tendre le ghettopéra vers une forme de rituel guérisseur, un équivalent contemporain du rituel guérisseur du Molenbeek d’antan. J’avais pensé à des danses comme celle des derviches tourneurs, mais aussi à l’aérobic qui nous permet de mettre notre cerveau de côté. À Molenbeek, une fois la porte fermée, j’ai vu des filles se dévoiler complètement pour bouger sur de la techno-zumba. Ce côté souterrain, caché, quasi franc-maçonnique m’intéresse. J’ai également commencé à écrire une forme musicale autour du milieu entrepreunarial. À suivre !
POUR ALLER PLUS LOIN :
• Les commissaires anonymes publient Ghettopéra, scripts et partitions pour opérer en bonne complexité, dans lequel est édité le livret original en anglais, sa version traduite en français, les partitions musicales, un essai intitulé Après la fatigue de la complexité ainsi que des notes critiques de l’économiste et poète Anne-Sarah Huet.
• « Molenbeek n’est pas un ghetto », un article d’Alexandre Laumonier.